Chapitre 9🪽

Sophia n'avait pas décoléré depuis leur abandon à Oceanside, contrairement à Noa qui avait encore du mal à savoir ce que cet échec lui procurait comme sentiment. Cette fille, Alaynah Masterson, s'était révélée bien plus difficile à appréhender que prévu.

En réalité, avait noté Noa, il n'avait jamais été prévu de s'en prendre à elle. Ce jour-là, à Soka, elles étaient venues, avec Sophia, pour s'occuper de Michael Manner, le meilleur candidat encore en vie, selon le réseau Witness. Quelle n'avait pas été leur surprise de découvrir cette étudiante avec des ailes, sur leur parcours. Surprise redoublée de la voir défendue par ce type !

— On sait qui c'est ou pas ? tempêta Sophia à l'intention de Calvin.

Avec son air de majordome anglais, toujours tiré à quatre épingles, et sa canne d'apparat, le Grand Dragon, leur chef à tous, avait l'air de sortir d'un vieux film. Noa le connaissait depuis toujours ou presque et ne l'avait jamais vu ne serait-ce qu'élever la voix. Aujourd'hui encore, après l'échec cuisant de leur mission — un double échec — il semblait rester de marbre.

— Kelly vient de m'annoncer qu'elle avait des infos sur tout le monde, répondit-il tranquillement. J'allais partir à sa rencontre.

— On vient avec toi, alors, conclut Noa.

Elle ne demanda pas son avis à Sophia qui la suivit sans desserrer les dents. Depuis son altercation avec le militaire, la brune était sur les nerfs. Ses deux côtes cassées la faisaient souffrir et il semblait que cela ne l'aidait pas à retrouver un semblant de sérénité.

Calvin ouvrit la voie depuis sa maison jusqu'au plus haut bâtiment du complexe, où travaillait Kelly. Perdu au milieu du désert, l'immense quartier général ressemblait à un parc d'activités pour entreprises. L'endroit n'était cependant enregistré dans aucune base de données. Au cadastre, le terrain était indexé au nom d'une société répondant au nom de Witness Inc. D'une superficie totale de près de quatre hectares et contenant une tour de bureau de douze étages, une dizaine de petits immeubles de moins de cinq niveaux, la demeure de Calvin Brew d'où ils sortaient — une villa de neuf cents mètres carrés — et quelques petites maisons ; le complexe immobilier était entouré d'un large mur d'enceinte surmonté d'une double clôture électrifiée, de façon à décourager les indésirables.

Le hall de la grande tour était simple et accueillant avec quelques canapés de cuir bleu autour d'une table basse recouverte de magazines récents. Derrière le comptoir, une jeune fille leur sourit et Calvin lui indiqua, par signes, qu'ils rejoignaient le service des renseignements. Ils empruntèrent un ascenseur jusqu'au huitième étage. Là, ils débouchèrent sur un open space dans lequel s'affairait une trentaine de jeunes gens, derrière leurs ordinateurs : le centre de recherches et de renseignements des martyrs.

Calvin guida les deux femmes vers le bureau de Kelly, au fond et légèrement surélevé. La jeune femme d'une trentaine d'années trônait derrière deux écrans larges et releva la tête à leur approche. Elle sourit et se leva pour s'incliner légèrement devant les deux chevaliers et leur intendant. Tous trois répondirent d'un signe de main.

Kelly, comme la plupart des martyrs, était muette. Noa, qui avait été pratiquement élevée avec des martyrs, maîtrisait la langue des signes à la perfection. Ce n'était cependant pas le cas de Sophia qui ne connaissait que quelques mots. Noa servirait donc d'interprète. Elle adorait ça.

La responsable du service des renseignements des martyrs se rassit derrière son écran, manipula la souris, cliqua ici ou là, frappa quelques touches sur son clavier, puis tourna l'un de ses écrans en direction de ses visiteurs. Elle parla par signes en pointant régulièrement des fenêtres sur son écran, devant les visiteurs.

— La fille, c'est Saya Lodlik, vingt-huit ans, commença Noa, retranscrivant les paroles muettes de la responsable du service des renseignements. Elle est issue d'une famille riche dont l'arbre généalogique remonte au moins au XVe siècle.

— Une très vieille dynastie, commenta Calvin, les deux mains sur le pommeau de sa canne ouvragée.

— Comme tu dis, confirma Noa, avant de poursuivre sa traduction. Son père est mort, il y a huit ans, laissa sa fortune à sa fille, au détriment de son fils qui était resté vivre avec sa mère après le divorce. C'est possible de déshériter un de ses deux enfants ?

Calvin haussa d'abord les épaules pour ensuite préciser que les lois en la matière variaient d'un pays à l'autre. D'après la fiche à l'écran, Eric Lodlik III vivait entre la Suisse et l'Autriche, les lois y étaient différentes de celles des États-Unis.

— En tout cas, c'est elle qui gère tout et notamment les multiples propriétés de la famille, reprit Noa. Rien ne laisse supposer qu'elle a un quelconque pouvoir, mais rien ne prouve le contraire non plus, d'après ce que Kelly a trouvé.

Kelly adressa un sourire à Noa avant de replacer une mèche rousse derrière son oreille et modifier toutes les fenêtres à l'écran. L'homme aux pouvoirs de l'eau apparut sur une photo, au milieu de plusieurs autres fiches, parmi lesquelles ce qui ressemblait à un acte de naissance, des factures et des contrats.

— Je te présente, Franck Valoto, annonça Noa à l'intention de Sophia. Beau garçon de trente-deux ans. Il est du genre discret, car le réseau a eu du mal à trouver des infos sur lui. Il était tourneur en Afrique du Sud jusqu'à il y a environ six ans. C'est là qu'il a plus ou moins disparu. Kelly imagine que c'est à cette époque que mademoiselle Lodlik l'a recruté.

— Pourquoi les martyrs ne l'ont pas repéré plus tôt ? demanda Sophia en se tenant les côtes.

L'une des principales missions des martyrs étant de dénicher des individus dotés de pouvoirs, il était étonnant que ce type avec une telle maîtrise ait pu passer au travers des mailles du filet. Cependant, si le réseau Witness était important, il n'était pas réparti équitablement sur le globe et l'Afrique du Sud était une partie assez peu couverte. Sa discrétion et son absence sur les réseaux sociaux avaient également aidé à ce qu'il ne soit pas repéré avant aujourd'hui, ajouta Kelly, toujours par signes traduits par Noa.

À présent apparaissaient quelques photos du militaire. La plupart étaient très récentes.

— Lui, c'est celui qui a pété une côte à Sophia, précisa Noa, un sourire aux lèvres. Arken Wolf, dix-neuf ans et étudiant, lui aussi, mais à San Diego. Apparemment, c'est une pièce rapportée qui a dû faire connaissance avec le lien dans des conditions qui restent à définir, mais à San Diego.

— Tu veux dire qu'il n'était pas avec les deux autres ? s'étonna Calvin en s'adressant à Kelly directement.

Selon toute vraisemblance, puisqu'il était à San Diego depuis des mois, il ne pouvait pas être lié aux deux autres.

— Donc, c'est une coïncidence si un type qui maîtrise autant son pouvoir se retrouve avec le lien et un autre type super balaise ? grinça Noa.

Kelly haussa les épaules. Inutile de traduire pour Sophia.

— Lui est originaire d'Australie, si je lis bien, poursuivit la brune. Il n'y a donc pas de raison que les martyrs ne l'aient pas repéré, si ?

— Pourtant, c'est le cas, contra Noa. Et vous avez remarqué son prénom ?

— Quoi donc ? demanda Calvin.

— Arken, reprit-elle. C'est une anagramme de Karen.

— Et ? s'étonna Sophia.

— Et rien, c'est marrant que ce faux chevalier de la terre ait pour prénom une anagramme du prénom de notre futur chevalier de la terre.

— Pour le moment, intervint Calvin, elle est loin d'être un chevalier. Elle est toujours au Brésil avec Vincent et elle ne se montre pas très coopérative.

— D'un autre côté, reprit Noa, elle a neuf ans et ses deux parents viennent de mourir dans un accident horrible, je pense qu'elle a besoin d'un peu de temps, non ?

— C'est clair, confirma Sophia. Mais c'est vrai que compte tenu de sa maîtrise, à elle aussi, l'avoir avec nous serait un vrai avantage.

— Et pour les trois autres, alors ? coupa Noa. On fait quoi ?

Kelly expliqua que les quelques photos en leur possession circulaient déjà à travers le réseau Witness. Les résidences connues de chacun venaient d'être placées sous surveillance. Arken avait des parents dans le Nevada qui allait aussi être surveillé, même s'il n'était pas allé les voir depuis plusieurs mois. Saya Lodlik étant propriétaire de plusieurs domaines un peu partout dans le monde, ce serait elle la plus difficile à traquer, cependant sa résidence principale semblait se situer à Dallas.

— Donc tout près d'ici ? s'étonna Noa qui commençait à avoir du mal à croire à toutes ces coïncidences.

Le quartier général de Calvin se trouvait dans le désert du Texas. Dallas était à à peine six cents kilomètres de là. Kelly la détrompa cependant, Saya Lodlik vivait à Dallas dans le Colorado, bien plus loin. Cependant, elle avait aussi une demeure à Sacramento, en Californie, une autre à Bex, en Suisse, et peut-être d'autres ailleurs, les recherches étaient toujours en cours.

— Il va falloir du monde partout, précisa Calvin.

— Et ça serait peut-être bien de faire venir Shala, non ? proposa Noa. Je ne sais pas s'ils en ont vraiment après le pentacle, mais on devrait éviter de prendre des risques et garder un œil sur les dragons en notre possession.

Calvin sembla hésiter et Noa insista.

— Tohlen est en sécurité avec Yacin, mais Shala est sans surveillance et je te rappelle qu'on n'a pas de nouvelle ni d'Argos ni de Nolak.

— C'est vrai, admit Calvin, mais notre priorité, c'est le lien. Si on l'élimine, l'emplacement exact des dragons n'aura que peu d'importance.

Noa grimaça. Elle avait déjà fait remarquer qu'éliminer le lien ne lui semblait pas en adéquation avec la mission des martyrs. Elle avait beau être le chevalier le plus puissant en fonction, Calvin restait leur leader et c'était lui qui avait le dernier mot sur ce qu'il fallait faire ou non. Il avait été clair sur sa volonté de suivre la voie de Palfran et d'éliminer la menace à la source.

Sauf qu'à présent, Noa avait rencontré le lien, cette jeune femme du nom d'Alaynah. Elle avait vu la terreur dans ses yeux et avait été prise d'une compassion soudaine pour elle. Noa n'avait jamais eu l'âme d'une tueuse, elle le savait depuis toujours et cette rencontre n'avait fait que renforcer ses croyances. Elle doutait réellement d'être capable de lui faire du mal, contrairement à Sophia qui n'avait pas montré de difficulté à la mettre en joue.

Décidément, la vie de chevalier était bien plus difficile qu'elle ne l'avait anticipée. 

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