Chapitre 16🪽

Fuir de la demeure Lodlik fut étonnamment facile, trouva Noa. À part Nolak, qui n'avait pas beaucoup insisté, d'ailleurs, personne ne l'avait suivie. Cependant, si ce gars de la terre était tout seul pour protéger le lien, il avait bien raison de la laisser filer. Sa priorité était la fille. Le lien.

Noa se posa beaucoup de questions sur le chemin du retour. En réalité, elle s'en posait depuis des mois, voire peut-être des années. Cependant, peut-être pour la première fois de sa vie, elle passa un long moment seule.

Elle commença par se morfondre sur la mort brutale et irréaliste de Sophia. Elle ne la connaissait que depuis un peu plus d'un an, mais par la force des choses, la Russe d'origine grecque était devenue sa meilleure amie. Certes, Sophia ne remettait jamais en cause le moindre commandement et, par conséquent, ne jurait que par l'élimination du lien, mais elle était sympa. Au volant, sans copilote ni compagnie, Noa pleura. Longtemps. Il y avait souvent eu des morts autour d'elle, mais toujours des inconnus ou presque. Jamais personne au sein des martyrs n'avait perdu la vie en mission ou de manière non naturelle. Elle n'avait même pas récupéré son cadavre ! Aurait-elle dû ?

Non, sans doute pas. D'ailleurs, qu'en restait-il ? Une vague bouillie d'os et de sang, probablement. En imaginant l'état du corps de son amie, Noa frémit et décida d'appeler le quartier général, au Texas, avant de prendre l'avion du retour. Là encore, elle pleura beaucoup. Calvin se montra patient, comme il savait si bien le faire.

Cet homme aussi était étonnant. Il avait traqué, sans relâche, des enfants, puis des adolescents, nés le treize février. Il en avait fait tuer plusieurs dizaines sans broncher. Et pourtant, il avait toujours eu un mot gentil pour Noa depuis qu'Ethan avait été capturé. Il accueillait les nouveaux avec bienveillance, toujours. Même Yacin, le taciturne.

— Rentre, Noa, conclut-il après l'avoir écoutée pendant dix longues minutes. Nous parlerons de tout ça en face à face. Repose-toi pendant le vol et nous parlerons de ça.

De quoi allaient-ils bien pouvoir parler ? se demanda-t-elle.

Elle roula encore jusqu'à Vienne et grimpa dans leur jet. Elle s'installa sans même adresser un mot à l'équipage que formait le pilote, son co-pilote et leur hôtesse de cabine. Écoutant le conseil du Grand Dragon, elle voulut se reposer, mais eut bien du mal à trouver le sommeil, au début. Chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle revoyait cette masse s'abattre sur Sophia. La fatigue nerveuse finit pourtant par l'emporter et elle s'assoupit un moment. Juste assez longtemps pour revivre une scène de son passé, en rêve.

Cela se déroulait lors de sa dernière année de maternelle, dans leur immense jardin à la pelouse rase et toujours impeccable. Il n'y avait pas le moindre arbre ou buisson à moins de cent mètres de la maison pour éviter les accidents avec ses flammes. Pour la même raison, la propriété était presque entièrement construite dans des matériaux ignifuges.

Ce jour-là, elle s'entraînait avec Ethan, son père adoptif. Elle travaillait avec un sabre. Il était lourd et ses bras d'enfants fatiguaient toujours vite, raison pour laquelle leurs sessions d'entraînement ne duraient jamais très longtemps. Elle avait tenté de parer un coup porté par son père et avait fini sur les fesses, l'épée tombée de ses mains, à côté d'elle.

— Tu ne peux pas contrer un coup pareil Noa ! Si tu essaies, voilà ce qui arrive ! le gronda son père adoptif.

Son visage brûlé, sur près de la moitié de sa surface, ajoutait un effet terrifiant à son expression lorsqu'il s'emportait. Pourtant, Noa ne le craignait pas. Elle se releva donc, ramassa son katana, puis se remit en garde, un air sérieux accroché au visage.

— Tu dois juger de la force du coup avant l'impact. C'est vital. Là, tu as perdu ton arme, le coup suivant...

— J'aurais perdu un bras, je sais papa. Tu me l'as déjà dit cent mille fois, répondit-elle en levant les yeux au ciel comme une grande, malgré sa voix de fillette.

— On dirait pourtant que ce n'est pas encore assez.

— Siiii ! Mais je veux apprendre les attaques maintenant, s'te plaît...

Une secousse, due aux légères turbulences, sortit Noa de son sommeil et elle garda le sourire en repensant à cette scène. Face à ce jeune de la terre, elle avait ignoré son attaque invisible en imaginant que, puisque ses flammes n'avaient pas été arrêtées, c'était qu'il avait mal visé. L'impact qu'elle avait ressenti ensuite lui avait démontré son erreur. Par chance, contrairement à Sophia, elle n'avait pas rencontré d'obstacle après avoir été éjectée et n'en portait aucune séquelle. À part dans son orgueil peut-être.

Elle jeta un œil par le hublot et constata qu'elle était toujours au-dessus de l'océan. Elle se leva de son siège pour rejoindre le cockpit et demanda à changer de cap pour atterrir à Minneapolis au lieu du Texas. Ce rêve fut une sorte de révélation pour elle : il était plus que temps de rendre une petite visite à son père.

C'est ainsi que, après avoir finalement dormi quelques heures de plus dans le terminal de l'aéroport, Noa se retrouva à faire la queue devant le pénitencier d'Oak Park Heights, à l'est de Minneapolis. Les visites étaient, logiquement, réglementées et elle dut fortement négocier pour avoir le droit à quelques minutes en compagnie de son père adoptif. En réalité, il n'y avait guère que pour elle qu'il était un père. D'un point de vue légal, Ethan et elle n'avaient aucun lien. C'était pourtant lui qui, depuis la naissance, s'était occupé d'elle, l'avait élevée, lui avait appris les arts martiaux, à canaliser ses pouvoirs, à faire du vélo ou la différence entre inverse et opposé en mathématiques. Il l'avait mise en garde contre les garçons lorsqu'elle avait commencé à attirer les regards dans la cour du collège. Il lui avait tout révélé au sujet du pentacle, faisant d'elle une experte dans le domaine, sans rival, à part peut-être Calvin. Et puis, il s'était fait prendre.

Aujourd'hui, et depuis trois ans et quelques mois, il pourrissait dans cette prison et, toujours sous les injonctions de Calvin, elle n'était jamais venue le voir.

Ce fut donc le cœur battant bien trop fort qu'elle avança vers la table à laquelle il était attaché par une cheville. Elle eut un pincement au cœur en le découvrant ainsi dans sa tenue orange sale. Pourtant, lorsqu'il se tourna vers elle et lui offrit ce sourire tordu qui lui avait tant manqué, elle accéléra le pas pour se jeter dans ses bras.

— Salut flammèche ! souffla-t-il à son oreille avant d'être rappelé à l'ordre par un gardien.

— Pas de contact.

Elle s'en moquait bien ! Elle voulait un câlin de son père. Pourtant, lorsque le gardien fit un pas en avant, l'air menaçant, elle se recula et s'installa de l'autre côté de la table, le visage baigné de larmes.

Elle resta plantée là, à le regarder sans savoir par quoi commencer. Elle remarqua une cicatrice au-dessus de son arcade gauche. Une nouvelle. À cause d'elle, la moitié de son visage était brûlé et une bonne partie de sa poitrine également. Un accident dont elle n'avait aucun souvenir.

C'était le problème de naître avec les pouvoirs du feu. Dès la naissance, elle avait commencé à semer le chaos. Ethan lui avait raconté, lorsqu'il avait estimé qu'elle avait l'âge de comprendre, qu'elle avait tué sa mère le jour de sa naissance. Elle ne s'était cependant pas arrêtée là, puisque son père, le docteur et toutes les personnes dans la salle d'accouchement avaient également péri à ce moment. Le feu s'était ensuite propagé dans la moitié de l'hôpital qui avait dû être évacué. Il y avait eu de nombreux blessés, mais par chance, aucun autre décès. Noa, comme tous les enfants du feu avait été dangereuse, tant qu'elle n'avait pas appris à maîtriser ses pouvoirs.

Il était déjà difficile de faire comprendre à un bébé qu'il est inutile de pleurer pour avoir son repas ni de se mettre dans tous ses états pour des douleurs de gencives ou une constipation passagère. Ethan avait été le seul formateur à accepter de faire ça avec un nourrisson capable de réduire une maison en cendres en quelques secondes. Et pour le remercier de cette dévotion, Noa l'avait noyé sous les flammes alors qu'elle n'avait encore que quelques mois.

Après qu'il lui avait expliqué comment il avait été défiguré, elle s'était confondue en excuses. Ethan n'avait rien trouvé de mieux à faire que d'éclater de rire et de lui offrir un câlin. C'était tout simplement le meilleur des pères. Et elle l'avait laissé moisir ici pendant plus de trois ans. Quelle fille indigne !

— Qu'est-ce qu'il se passe ? commença finalement Ethan avec le sourire.

Même en prison, Ethan avait accès à un calendrier, il savait donc que la date fatidique était passée. Noa supposait même que Calvin le tenait informé de la situation d'une manière ou d'une autre. Elle ne se donna donc pas la peine de lui expliquer que tous les jeunes qu'il avait assassinés l'avaient été en vain. Elle alla droit au but.

— Sophia est morte et le lien a au moins deux dragons avec elle maintenant.

Ethan ne montra aucune surprise.

— Tu le savais déjà ? s'étonna Noa.

— Non, dit-il en levant les deux paumes vers le plafond pour rappeler où il se trouvait. C'est surtout que je ne peux rien y faire d'ici.

C'était l'évidence. Elle ne voulait cependant pas qu'il fasse quoi que ce soit à ce sujet. Elle le tenait informé, rien de plus. De façon à ce qu'il comprenne dans quel état d'esprit elle se trouvait.

— J'imagine que tu remets tout en question ? avança Ethan.

— Pas tout, lâcha Noa avec un sourire gêné. Juste le fait de s'entêter à vouloir la tuer.

— Parce que tu ne t'en sens pas capable ?

En effet, elle ne pourrait jamais lever la main sur le lien. Déjà, depuis que Calvin l'envoyait avec Sophia pour éliminer les potentiels, elle n'était jamais passée à l'action. Elle avait toujours secondé Sophia. Cette dernière maniait l'arme (et elle était douée pour ça) et Noa ne servait que de renfort. La seule fois où elle avait dû intervenir directement, elle s'était contentée de dresser une barrière de flammes infranchissables qui avait bloqué leur cible suffisamment longtemps pour que Sophia appuie sur la détente. Ça ne faisait pas d'elle un ange, bien entendu, mais elle pouvait au moins se regarder dans le miroir en prétendant n'avoir tué personne. Un mensonge ridicule, elle le savait, mais cela l'aidait à garder le sommeil.

— Je l'ai vue, papa, se défendit-elle. De près. Elle est tellement belle ! Tellement innocente !

— Et tellement dangereuse, coupa Ethan.

— Comme moi ! gronda-t-elle. Ça ne t'a pas empêché de m'accueillir, de m'élever et de m'aimer.

Ethan grimaça. Il savait qu'il ne pouvait rien opposer à ça. Calvin aurait peut-être la mauvaise foi de répliquer quelque chose du genre « tu es différente », mais Ethan était intègre.

— Qu'est-ce que tu attends de moi, flammèche ? demanda-t-il après un court silence.

— Si je savais, répondit-elle en laissant de nouveau échapper quelques larmes.

— Dois-je te rappeler que la décision ne t'appartient pas, chevalier ? tenta-t-il.

Noa sourit, malgré les larmes.

— À qui elle appartient, alors ? osa-t-elle. Calvin ? Il ne fait que suivre un ordre transmis de génération en génération, pas vrai ?

Ethan acquiesça en silence. Il devait déjà savoir où Noa allait avec ce raisonnement.

— Et on est bien d'accord que c'est Palfran qui a donné cet ordre ? demanda-t-elle sans attendre de réponse avant de poursuivre. Palfran qui, pour mémoire était appelé « le fou » de son vivant et qui, en plus, comble de l'ironie, était un chevalier qui n'avait, comme moi, pas de décision à prendre.

Le sourire d'Ethan s'élargit.

— Tu m'avais manqué, flammèche, toi et ton insolence légendaire.

Noa eut le cœur qui se serra de nouveau, mais retint ses larmes.

— Toi aussi, tu m'as manqué, papa. Je suis désolée de ne pas être venue plus tôt.

Il pouffa et lui rappela qu'elle avait reçu ordre de ne pas venir le voir. Elle était donc tout excusée.

— Mais tout ça ne change pas mon dilemme moral, tu vois.

— Je sais bien, Noa, dit-il en soupirant. Et je comprends que tu veuilles défendre et protéger le lien plutôt que de le tuer. La première fois que je t'ai expliqué quel serait ton rôle au sein des martyrs, tu as pleuré comme une Madeleine parce que tu ne voulais pas tuer un enfant.

— Ah bon ? s'étonna Noa.

— Oui, sourit-il de plus belle. Tu devais avoir quatre ou cinq ans. Tu m'as dit, à juste titre, que si tu étais un chevalier, normalement, tu devais protéger les gens, pas les tuer. Plusieurs fois dans ta formation, j'ai senti que tu n'étais pas à l'aise avec cette idée d'éliminer le lien pour préserver le pentacle. Et je sais quels efforts tu fais depuis toujours pour garder ça pour toi.

— Et donc ?

— Et donc quoi ? Tu crois que je vais te dire : vas-y, va rejoindre l'ennemi ? se moqua-t-il gentiment. Non. Ça n'arrivera pas.

Noa sentit la pièce tourner autour d'elle.

— Mais je ne te dirai pas non plus de renier ce que tu es pour obéir à des ordres auxquels tu ne crois pas.

— Mais tu sers à quoi alors ? lâcha-t-elle faussement en colère et un sourire aux lèvres.

— Je te rappelle que je suis en taule à vie et que, si j'avais été attrapé quelques kilomètres plus loin seulement, je serais dans le couloir de la mort. Je ne sers à rien du tout, flammèche. Ça, ça devrait être clair.

— T'es mon père, tu ne peux pas servir à rien, contra-t-elle le regard noir.

— Dis-toi que, quelle que soit ta décision, je serai toujours fier de toi, ma petite Noa.

Si cette phrase réchauffa le cœur de Noa, cela ne l'aida pas pour autant à prendre une décision.

— Si tu veux défendre le lien contre les martyrs au lieu de l'éliminer, je serai fier et content de savoir que tu t'es battue jusqu'au bout pour une cause qui te semblait juste, déclara soudain Ethan avec un ton bien trop sérieux. Peut-être que l'histoire te renommera Noa, la folle, mais peut-être aussi que la prochaine génération de chevaliers, dans six cents ans, suivra la voie que tu t'apprêtes à ouvrir.

Noa grimaça. Devait-elle trahir ceux sans qui elle ne serait qu'un minuscule cadavre de plus dans cette maternité en Égypte ?

— J'ai du mal à me dire que, comme par hasard, deux gars avec autant de pouvoir ont pu la rejoindre, qu'elle a deux dragons et qu'elle a complètement échappé à nos radars, sans que ce soit un coup du destin. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Je ne crois pas au destin, contra Ethan. Chacun façonne son destin plus ou moins volontairement. Je suis d'accord avec toi sur le fait que c'est dommage que notre chevalier de l'eau ait si peu de pouvoir quand un inconnu se retrouve à la défendre avec des capacités si phénoménales. Mais ça ne devrait pas être ça qui te guide. Je ne sais pas combien de dessins animés Disney je vais paraphraser en te disant ça, mais... écoute ton cœur, flammèche.

Noa éclata de rire. Un rire bref. Nerveux, en réalité. Puis les larmes coulèrent à grands flots. Elle voulait prendre son père dans ses bras une dernière fois. Grâce à lui, même s'il ne lui avait rien répondu de clair, elle savait ce qu'elle allait faire.

— Je t'aime, papa, déclara-t-elle en se levant. Je reviendrai te voir, promis. Et peut-être même que je te ferai sortir de ce trou à rats.

— Fais attention à toi, Flammèche.

Debout devant lui, elle hésita. Un coup d'œil au gardien lui confirma qu'il était prêt à lui fondre dessus au moindre écart et elle ne voulait pas finir en prison pour un câlin. Elle fit donc volte-face et quitta les lieux sans se retourner, les yeux pleins de larmes. 

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