Chapitre 13🪽
Il n'y avait qu'à peine deux jours que Sophia avait eu les côtes cassées et, déjà, elle semblait prête pour une revanche. Noa avait toujours été impressionnée par cette fille. Elle était certes plus vieille qu'elle de trois ans, mais n'avait été repérée par le réseau Witness qu'à l'âge de six ans. Noa, de son côté, avait été prise en charge dès la naissance par un formateur des martyrs. Elle avait littéralement passé sa vie à s'entraîner avec Ethan, qu'elle considérait d'ailleurs plus comme un père que comme un coach. Pourtant, Sophia paraissait bien plus professionnelle que Noa. C'était tout du moins ce que pensait la blonde aux pouvoirs du feu. Si elle avait été blessée comme elle, Noa aurait probablement voulu passer une semaine au lit pour s'en remettre. À l'opposé, Sophia était déjà prête à en découdre pour une revanche.
— Tu sais qu'une seconde attaque comme celle-là et tes côtes pourrait te transpercer les poumons ? indiqua Noa sur le chemin de la grande tour centrale du quartier général.
— Je ferai attention, mais il est hors de question que je reste inactive, répondit Sophia avec son accent russe prononcé.
C'était toujours amusant, pour Noa, d'entendre cet accent dans la bouche de cette jeune femme d'origine grecque. Son formateur était Russe, certes, et il l'avait formée, pour une bonne partie en tout cas, en Russie, il était donc normal qu'elle ait quelques tics de langages. Mais son accent semblait de trop à Noa. Ses sonorités dans le langage n'étaient pas les seules choses qu'elle avait héritées de Trigor, son formateur. De lui, elle avait également tiré le goût du luxe. Avec lui, elle avait parcouru l'Europe dans tous les sens, et côtoyé la fine fleur de tous les états. Garde-robes, véhicules, habitations, avec lui, tout était toujours d'un standing élevé. Aussi, se baladait-elle toujours tirée à quatre épingles et presque exclusivement dans des voitures de sport haut de gamme. Là encore, en chemin vers le bureau de Kelly, la responsable des renseignements, elle portait un ensemble tailleur pantalon qui tombait sur elle comme s'il avait été cousu pour elle. Noa réalisa que c'était peut-être le cas.
— Tu sais pourquoi elle nous a convoquées ? demanda Sophia, interrompant Noa dans ses pensées.
— C'est Calvin qui nous a convoquées, en réalité, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. J'imagine qu'il a du nouveau, mais je ne saurais dire à quel sujet.
— On sera vite fixées de toute façon, conclut Sophia en ouvrant la porte en verre du bâtiment.
Côte à côte, elles se dirigèrent vers l'ascenseur principal pour rejoindre le huitième étage où se trouvait le bureau de la responsable muette. Calvin les attendait, assis sur le coin de la table qu'occupait Kelly et discutant avec elle par signes.
— Ah ! déclara-t-il. Vous voilà.
Noa se garda de répondre que personne ne leur avait demandé de faire vite. Par ailleurs, elle n'estimait pas avoir particulièrement traîné pour rejoindre le Grand Dragon. Elle se contenta donc de sourire à Kelly en lui signant un bonjour poli. Sophia l'imita en hésitant sur la position de ses doigts. Contrairement à Noa qui parlait couramment cette langue depuis toute petite, Sophia l'apprenait encore.
— Kelly et son équipe ont réussi à nous dégoter une piste qui semble plutôt solide, concernant nos fugitifs, reprit Calvin.
Il se leva, prenant appui sur sa canne d'apparat, puis fit quelques pas en expliquant à voix haute les dernières trouvailles de l'équipe de Kelly. Ainsi rappela-t-il que leur piste débutait avec cette Saya Lodlik, dont l'arbre généalogique remontait à plusieurs siècles. Elle avait d'ailleurs fait de la généalogie son gagne-pain, ce qui légitimait ses nombreux déplacements de par le monde. En effet, elle avait une certaine renommée dans le domaine et avait des clients richissimes aux quatre coins du globe. Ce qui avait intéressé Kelly et ses martyrs n'était cependant pas son métier, mais bien ses déplacements. C'est ainsi qu'elle avait réussi à repérer le jet privé de la société de Lodlik en partance de Palm Springs pour l'Autriche.
— Mais c'est carrément de l'autre côté de la planète ! s'emporta Noa, déclenchant un sourire sur le visage de Kelly.
— Pas tout à fait, corrigea Calvin, mais pas loin, oui.
— Et on sait où, précisément, elle est allée en Autriche ? demanda Sophia, d'un ton égal. Et plus important, est-ce qu'on sait qui était avec elle ?
— Nous ignorons qui était ou non dans ce jet, révéla Calvin. C'est tout l'intérêt des jets privés, d'ailleurs. Mais la chance semble être de notre côté, puisqu'un rapport nous est arrivé, il y a moins de douze heures sur la présence confirmée de Niel Lodlik, le frère cadet de notre généalogiste.
— Qui vous dit qu'ils sont ensemble ? s'étonna Noa. D'après ce que j'ai pu lire dans les dossiers à disposition, ils ne vivent pas ensemble, si ?
— Non, en effet, Noa. Mais nous avons toutes les raisons de croire qu'il était dans le coup pour ce qui concerne l'enlèvement des jeunes, puisqu'ils ont tous parlé d'un homme aux cheveux longs et blancs, ce qui correspond à sa photo sur son permis de conduire. En revanche, le martyr qui nous l'a signalé l'a pris en photo et il a changé de coiffure.
— Et vous êtes sûrs que c'est lui, du coup ? demanda Sophia, cette fois.
Pour toute réponse, Calvin fit un petit signe de tête à Kelly qui tourna son écran en direction des deux chevaliers avant d'y afficher la photo, prise depuis un téléphone portable, en pleine rue. On y voyait un homme en doudoune et casquette enfoncé sur la tête. Il portait des sacs de courses et son visage était parfaitement reconnaissable. Kelly afficha, pour comparaison, la photo du permis de conduire de Niel Lodlik et Noa n'eut aucun doute.
— OK ! acquiesça Sophia à son tour. On fait quoi alors ?
— J'imagine que si tu nous as fait venir, c'est que Kelly a déjà resserré le périmètre autour de lui ? intervint Noa avec un sourire pour la martyre.
— En effet, confirma Calvin. Ça n'a pas été facile, d'après ce que j'ai compris, mais oui. Il n'y avait pas de propriété dans cette région, au nom de Lodlik, donc nous avons d'abord pensé qu'ils étaient peut-être à l'hôtel ou quelque chose comme ça. Cependant, Damian est resté sur l'idée qu'un abri privé serait bien mieux pour cacher le lien. Il a donc recherché dans le patrimoine Lodlik pour y trouver un domaine qui a été vendu par le père Lodlik en 1979. Vendu à une personne qui n'existe pas.
— Le petit malin, soupira Noa.
— C'est ça, sourit Calvin. Nous avons envoyé deux martyrs sur place pour garder un œil sur les allées et venues, mais pour l'instant, aucune confirmation.
— On ne va pas attendre une confirmation, de toute façon, grimaça Noa.
— Non.
Calvin leur confirma qu'une équipe était en ce moment même, en train de charger Shala dans un avion-cargo et qu'elles allaient toutes les deux embarquer pour un décollage au plus vite en direction de Vienne.
— Après tout, même s'ils se pensent sans doute à l'abri, nous ignorons tout de leurs objectifs et peut-être que cette cachette n'est qu'une étape. Votre objectif premier est d'éliminer le lien, précisa Calvin. Si c'est possible, essayez de découvrir ce que sait exactement cette Saya Lodlik, mais c'est accessoire. De toute façon, une fois le lien liquider, ce qu'elle saura ou pas n'aura plus la moindre importance.
Sophia acquiesça en silence et Noa hésita un peu avant de répondre.
— Pourquoi est-ce qu'on ne se contenterait pas de la ramener avec nous ? osa-t-elle enfin, la voix bien moins sûre qu'habituellement.
Sophia ouvrit de grands yeux de surprise et Calvin resta bouche bée une demie seconde. Cependant, il retrouva vite un air grave et, lorsqu'il répondit à Noa, ce fut d'un ton de reproche.
— Tu n'es pas sérieuse, Noa ?
Elle baissa les yeux, se sentant soudain comme une fillette devant un professeur en colère. Si, malheureusement, elle était sérieuse.
— C'était le rôle des chevaliers, avant, précisa-t-elle, de protéger le lien et les dragons. D'ailleurs, le lien est un dragon, non ?
Elle n'avait pas besoin de réponse à cette dernière question et Calvin le savait. Il n'y avait personne à part Calvin lui-même et peut-être Ethan, qui connaissait la légende aussi bien qu'elle. Le lien était un dragon. Certes un dragon un peu spécial, beaucoup plus fragile, pour commencer, mais c'était indéniablement un dragon.
— Cela fait mille deux cents ans qu'on traque le lien pour l'éliminer dès sa naissance, rappela Calvin d'un ton de donneur de leçon. À cause de l'explosion démographique qu'a connue la Terre depuis sa dernière apparition, ça a été difficile de le repérer, mais ça ne change rien à notre mission.
Noa sourit. Explosion démographique, c'était en effet le terme. La dernière fois que le lien s'était incarné sur Terre, la totalité de l'humanité représentait environ un demi-milliard de personnes. Lors de la naissance de cette Alaynah, l'humanité avait dépassé les sept milliards. Même si le lien avait des particularités spécifiques, à commencer par sa date de naissance que les martyrs pouvaient calculer à l'avance, son intelligence particulière, son côté asocial et d'autres petites choses qui permettaient de le différencier des autres humains ; faire le tri parmi sept milliards d'individus n'était pas si simple.
— Elle nous a échappé jusqu'à maintenant, poursuivit Calvin, il est donc largement temps de corriger cette erreur.
Une erreur ?
— Justement, contra Noa, reprenant un peu d'assurance même si elle remettait en doute toute son éducation. Elle est entourée de deux puissants chevaliers, au minimum, et elle ne cesse de nous échapper. Est-ce que ça ne serait pas un signe du destin pour nous faire comprendre qu'on fait fausse route ?
Silence.
Calvin semblait à court d'arguments. Kelly, de son côté, donnait l'impression de réfléchir sérieusement à la question, tandis que Sophia paraissait désespérée.
— Non, déclara Calvin d'un ton froid. Il n'y a pas de destin qui tienne, pas plus que de message divin ou je ne sais quoi, Noa. Votre mission est très claire et si tu ne te sens pas en état de l'accomplir, je te fais remplacer et puis c'est tout.
Noa retint le rire qui pointait. Par qui aurait-il pu la remplacer ? Yacin, peut-être ? Il était en poste en Suisse, après tout. Mais il n'avait pas un pouvoir bien puissant. Karen, au Brésil, n'était pas prête à aller sur le terrain et personne d'autre n'avait de pouvoir offensif.
— Nous ne prenons aucun risque, insista Calvin. Le lien doit être éliminé au plus vite. Personne ne sait ce que ces gens qui la gardent pour le moment ont derrière la tête. On ne peut pas non plus garantir que d'autres ne risquent pas de s'en emparer ou bien que ceux-là ne vont pas la vendre à d'autres. N'importe qui pourrait prendre le contrôle du pentacle. C'est ce que tu veux, peut-être ?
Cette question était ridicule, pensa Noa, et il le savait.
— Nous avons toujours deux des cinq dragons, contra-t-elle. Je pense que la menace est encore très virtuelle.
Nouveau silence. Calvin était en colère et Noa, étrangement, comprenait tout à fait. Si elle pensait depuis très longtemps que le travail de chevalier ne devait pas être d'assassiner un innocent pour se simplifier la vie, elle ne l'avait jamais formulé aussi clairement à voix haute. À vrai dire, elle n'avait jamais assassiné personne. C'était toujours Sophia qui avait appuyé sur la détente depuis qu'elles avaient remplacé Ethan dans cette mission.
Depuis qu'elle avait vu Alaynah avec ses ailes d'un blanc immaculé, ses doutes étaient devenus de plus en plus puissants. Il fallait qu'elle tente de faire entendre raison au Grand Dragon, avait-elle réalisé. Pourtant, c'était peut-être lui qui avait raison. Elle voulait s'en convaincre, en tout cas. Sa conscience, en revanche, ne voulait pas en démordre. C'était un véritable conflit d'intérêts.
— Est-ce que je peux te faire confiance sur cette mission ? demanda tout de même Calvin après trente secondes.
Sans y réfléchir, Noa se redressa et acquiesça.
— Bien sûr, aboya-t-elle presque. Je ne faisais qu'émettre une hypothèse.
— Bon, soupira Calvin. Alors, allez vous préparer. Je vous l'ai dit : départ au plus tôt.
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