Chapitre 10🪽
Même avec un jet privé, le temps de voyage restait important pour passer des États-Unis à l'Europe. Alaynah avait donc passé la majeure partie du voyage à somnoler sur les larges fauteuils de l'avion de Saya.
Avec Arken, elle avait fait la rencontre de Niel, le petit frère de Saya. C'était un grand type, fin, aux cheveux bruns coupés courts. Saya avait expliqué que cette coupe était nouvelle pour lui, car il avait presque toujours porté les cheveux longs. Depuis l'adolescence, il s'était même mis à les décolorer pour les rendre blancs. À présent que tous les adolescents libérés par ses soins parlaient d'un homme aux cheveux blancs, il avait préféré retrouver une allure un peu plus passe-partout. Alaynah ignorait à quoi il avait bien pu ressembler avec une coupe longue, mais celle-ci lui allait bien.
Il n'avait cependant pas pris le temps de discuter avec elle et avait vite rejoint le cockpit pour piloter l'appareil et les faire s'envoler. Franck avait aussi voyagé une bonne partie du temps dans ce même cockpit. Il n'était pas pilote, mais tenait compagnie à Niel et l'empêchait de s'endormir. Cette remarque avait fait craindre à Alaynah de ne jamais trouver le sommeil de son côté, mais il se trouvait qu'elle était bien plus épuisée qu'elle ne l'avait estimé.
À présent, alors qu'elle passait le large portail de la demeure de Saya dans un monospace sombre, elle frissonnait. Elle ne s'était toujours pas changée depuis sa fuite de San Diego et ne portait qu'une double chemise pour affronter le froid mordant de l'Autriche. Le sol était recouvert d'une couche de neige immaculée. C'était beau, mais cela ne présageait rien de bon pour la suite. D'abord, elle ne pourrait jamais enfiler un manteau pour se tenir chaud, et puis, même dans la maison, inhabité depuis au moins plusieurs jours, il ne ferait sans doute pas très doux. La seule bonne nouvelle de tout cela était que la maison était située à l'extérieur d'un minuscule village, perdue au cœur d'un bois qui ne laissait rien voir depuis la route. Elle allait pouvoir circuler librement sans craindre d'être repérée.
— Ça va ? demanda Arken, alors qu'elle avait le nez collé à la vitre du monospace pour regarder la neige accrochée aux sapins.
Bien entendu, elle avait déjà vu la neige à la télévision ou au cinéma, mais cela n'avait rien à voir avec ce qu'elle avait sous les yeux. Elle qui n'avait encore jamais quitté la Californie se trouvait particulièrement dépaysée.
— J'ai froid, se contenta-t-elle de répondre.
— Désolée pour ça, répliqua aussitôt Saya. C'est l'hiver ici et je n'ai pas pensé que tu aurais du mal à t'habiller.
— Ce n'est pas grave, soupira Alaynah. Au moins, je suis à l'abri.
— Est-ce qu'on l'est vraiment ? demanda tout de même Arken.
Saya prit un temps un peu trop long avant de répondre. Elle expliqua que cette propriété avait appartenu à son père, bien avant sa naissance. Il l'avait acquise en utilisant une fausse identité et l'avait dissimulée à sa femme, à l'époque, de sorte à toujours avoir un endroit où se cacher. Ils devraient donc être tranquille pendant quelque temps, mais certainement pas pour toujours.
— Ton père avait l'air d'être quelqu'un de spécial, non ? demanda Arken.
Depuis le voyage en avion, il avait été décidé de se tutoyer.
— Mon père a toujours vécu avec pour seul objectif de mettre la main sur le pentacle. Ce qui incluait de retrouver le lien en premier lieu. Il savait que les martyrs étaient un peu partout, alors il fallait qu'il puisse rester discret.
Ils descendirent enfin de voiture juste devant le large perron et Saya ouvrit la voie jusqu'à l'intérieur, faisant craquer la fine couche de neige sous ses pas. Malgré le froid mordant, Alaynah ne résista pas à l'envie de toucher la neige et s'accroupit sur une marche pour attraper une petite poignée de poudreuse. C'était froid, mais moins qu'elle ne l'avait escompté. Elle tenta de faire une petite boule en compressant la neige dans son poing, mais cela ne fonctionna pas. Lorsqu'elle rouvrit le poing, les flocons se séparèrent immédiatement pour fondre encore un peu plus au contact de sa peau.
Elle releva la tête vers Saya, dans l'encadrement de la porte, qui lui souriait et l'invita à entrer. Dans la maison, il faisait étonnamment chaud et Alaynah s'en félicita. Elle mourait d'envie de se frictionner les membres pour se réchauffer, mais savait qu'en faisant cela, elle allait déclencher une catastrophe avec ses ailes qu'elle ne contrôlait toujours pas.
— Installez-vous dans le salon, ordonna Saya, Franck va allumer la cheminée et je vais aller chercher de quoi grignoter.
Franck les guida sans un mot vers l'immense salon au sol de marbre. De l'extérieur, Alaynah avait eu l'impression d'une maison de style renaissance, pour le peu qu'elle en savait, et cette immense pièce lui confirmait ce sentiment. Il y avait deux espaces distincts, aménagés de façon très différente. Tout d'abord, un espace qui faisait penser à une salle de réunion avec une longue table moderne, des chaises design et deux ordinateurs portables sur le plateau. Plus loin, là où Franck les conduisit, les meubles étaient plus rustiques, faits de cuir et de bois dans des couleurs sombres. Avancer dans ce salon était comme voyager dans le temps.
Elle s'installa sur un large canapé et invita Arken à prendre place près d'elle. Pendant ce temps, comme on le lui avait demandé, Franck alluma un feu dans la cheminée avec une efficacité impressionnante. En quelques minutes à peine, la chaleur des flammes réchauffait déjà Alaynah.
— Est-ce que tu peux m'en dire plus sur les martyrs ? commença Alaynah que la question travaillait depuis un moment déjà.
Franck lança un drôle de regard à Niel qui sourit en se détournant. Manifestement, il ne se jugeait pas digne d'avoir un avis sur la question.
— Qu'est-ce que tu veux savoir de plus ? s'étonna Franck. Tu sais le principal.
— Que sont-ils ? insista-t-elle.
— Ce sont des gens, répondit Franck après une seconde supplémentaire.
— J'avais compris, sourit Alaynah, mais quel genre de gens ? Quel est vraiment leur rôle dans la secte ?
Nouveau silence gêné, pendant lequel Saya débarqua avec un plateau de snacks qu'elle posa sur une desserte qu'elle fit rouler près du canapé. Franck s'installa sur un fauteuil après avoir attrapé une pleine poignée de noix de cajou. Avant d'en avaler une, il demanda à Saya de parler des martyrs. Selon lui, c'était elle l'experte concernant tout ce qui avait attrait au pentacle.
— Les martyrs, commença Saya, sont tous ces gens avec le tatouage de double paire d'ailes. À eux tous, ils forment ce qu'on appelle aussi parfois, le réseau Witness depuis quelques dizaines d'années.
— Les témoins, oui, je sais, coupa Alaynah. Tu nous les as déjà décrits, avec le tatouage et les cordes vocales coupées. Mais que font-ils exactement ?
Saya prit une longue inspiration avant de poursuivre. Arken se leva, attrapa un bol d'olives et le tendit à Alaynah avant d'en prendre une à son tour.
— À l'origine, reprit Saya, ils étaient très peu nombreux. C'était les témoins d'un événement en rapport avec les cinq dragons. En tout temps, il y a des observateurs, les martyrs, et ils sont dirigés par celui qu'on nomme le Grand Dragon. Une sorte de grand intendant, en quelque sorte. Ils gardent et perpétuent la légende, regroupent les informations et les compilent. C'est leur rôle principal et c'est comme ça que mon père et de nombreux hommes de ma famille ont pu en apprendre autant. Au travers des âges, certaines informations ont fuité, forcément. La plupart ne sont pas martyrs à plein temps, si je puis dire. Ils ont un autre métier. Certains sont même intégrés dans des structures gouvernementales, à ce qu'on dit.
— D'accord, mais d'où viennent-ils ? interrompit Alaynah.
— De partout, sourit Saya. Par exemple, lorsque quelqu'un voit — alors qu'il n'aurait pas dû — un dragon, un chevalier ou un autre être avec des pouvoirs, c'est un témoin involontaire. À partir de là, il peut prétendre à rejoindre la confrérie. En tout cas, c'était comme ça que ça fonctionnait il y a deux siècles. Aujourd'hui, à l'heure des réseaux sociaux et d'Internet en général, peut-être que ça fonctionne différemment, mais je ne pense pas que ce soit très différent.
— Tu veux dire qu'Alicia pourrait devenir une martyre ? s'étonna Alaynah.
Durant le voyage, elle avait parlé de son amie qui avait reçu une balle à sa place et avait appris que, même si elle était toujours à l'hôpital à cause de cette blessure, la vie d'Alicia n'était pas en danger.
— Dans son cas précis, j'en doute, précisa Saya, mais d'autres témoins de ce jour, peut-être. Les martyrs laissent traîner sur le net des petits indices de leur existence. Admettons qu'un témoin de ton éveil fasse des recherches sur Internet, il finira par trouver un site qui parlera de la légende du pentacle. Ça ne sera pas facile, mais il peut y arriver. Et de fil en aiguille, il tombera sur un forum public. Sur ce genre de forum, les martyrs — qui se font appeler témoins — parlent de la légende, sans rien dévoiler d'important. Ils laissent les gens avoir des infos vagues et imprécises. Les simples curieux passent leur chemin, les autres peuvent rencontrer un membre pour de vrai qui finira peut-être par les introniser. Le processus est long et ta vie est passée au crible. Et puis, le prix à payer est assez cher pour repousser les non-croyants.
— Tu veux parler de leurs cordes vocales sectionnées ? demanda Alaynah.
— C'est leur serment qui veut ça, oui.
— Technique de barbare ! grimaça Arken, avant d'attraper une nouvelle olive.
— Oui et non, tempéra Saya. À l'origine, il y a plusieurs milliers d'années je veux dire, lorsque la confrérie est née, les martyrs avaient la langue arrachée avec ou sans consentement. Si tu étais témoin, ce n'était pas un choix. Survivre à un arrachement de langue était plutôt rare. Mais c'était, à l'époque, le moyen le plus sûr d'empêcher les témoins de répéter ce qu'ils avaient vu. C'est ainsi que le mot martyr a finalement été rattaché à la victimisation. De nos jours, quand tu cherches la définition dans un dictionnaire, elle renvoie à la souffrance endurée en raison de ta foi. C'est le message que véhiculaient les anciens témoins. Ils montraient leur engagement pour la cause en s'arrachant la langue. De cette manière, ils gardaient le secret. Aujourd'hui, c'est tout à fait inutile. Tout le monde sait écrire et la langue des signes est née entre temps. Ceci dit, ça demeure une preuve d'engagement. Comme signer un contrat, en quelque sorte.
— Ça reste horrible.
— Ça a permis d'assurer la sécurité du secret en tout cas, insista Saya.
— Pas tout à fait vu à quel point tu es renseignée, contra Arken.
— N'oublie pas que ma famille a eu plusieurs générations pour rassembler ces informations. Je n'ai eu qu'à lire leurs notes, pour ainsi dire. Ce n'est pas moi non plus qui ai récupéré Nolak, qui est dans le jardin d'ailleurs.
— Tu as un dragon dans ton jardin ? s'extasia Alaynah qui oubliait déjà toutes ces histoires d'arrachage de langue.
Saya sourit et leur proposa d'aller faire connaissance. Il n'y avait toujours pas de vêtements adéquats pour Alaynah, mais Saya lui fournit une épaisse couette qu'elle passa comme un châle et tous se retrouvèrent à l'arrière de la maison, dans une belle couche de neige immaculée. À une vingtaine de mètres de la maison se dressait une immense statue d'une sorte de varan de Komodo.
— Waouh ! laissa échapper Alaynah en attrapant la main d'Arken. Il est monstrueux.
— Il est statufié, surtout, se plaignit l'apprenti soldat.
— Tu n'espérais tout de même pas voir un dragon se balader en liberté dans le jardin ? soupira Franck.
Le crâne du dragon, large et féroce, abritait deux paires d'yeux. Deux grosses billes à un emplacement à peu près normal ; et deux autres, plus petites, et plus proches de l'avant du museau. Au début, Alaynah ne les avait d'ailleurs pas remarqués, cachés dans un pli de peau figée. Les larges pattes griffues de la bête semblaient tout juste assez hautes pour soulever son imposante carcasse. C'était une créature effrayante et sa grande queue, terminée par ce qui aurait pu passer pour une masse d'arme hérissée de pics, ajoutait à l'impression d'agressivité du dragon.
— Voici donc Nolak, précisa de nouveau Saya. J'estime qu'il te revient, Arken.
— Pourquoi donc ?
Saya sourit tandis qu'Alaynah sentait la main du garçon serrer la sienne avec un peu plus d'intensité, trahissant son stress.
— Tu as les pouvoirs de la terre et c'est le dragon de la terre, répondit simplement Saya. Par ailleurs, puisque tu t'es naturellement porté au secours du lien, et malgré ce que pourraient en dire les martyrs, tu es pour moi son chevalier. L'un d'eux, en tout cas. Il est donc plus que normal que tu aies droit à ton dragon.
Arken lâcha la main d'Alaynah et s'approcha avec méfiance de l'immense statue. En prenant en compte sa queue, repliée pour rester au plus près de son corps, le dragon en position assise devait mesurer la taille d'un bus. Une seule de ses pattes aurait recouvert sans problème le corps d'Alaynah. Arken s'approcha vers le museau de la bête pour l'observer avec attention.
— Je ne l'ai jamais vu éveillé, précisa Saya. Il est là depuis que je connais cette maison et j'ignore comment il a été emmené ici.
— Si ça se trouve, c'est pas le vrai ? proposa Arken.
Franck pouffa, mais ne fit aucun commentaire. Alaynah pensa pourtant que la réflexion était sensée. Si elle ne l'avait jamais vu vivant, c'était peut-être juste une gigantesque statue et non un dragon.
— Son cœur est en sécurité ailleurs, mais pas très loin, répondit Saya. Je ne l'ai jamais réveillé parce que j'avais peur que son éveil envoie une sorte de signal quelque part et que je sois repérée. En plus, je préfèrerais largement m'octroyer Argos.
— Le dragon du feu, souffla Alaynah.
— Exact. On dit que la personne qui réveille un dragon se retrouve liée à lui de manière indéfectible et qu'un chevalier ne peut être lié qu'à un seul dragon.
— Alors quand est-ce qu'on le réveille ? demanda finalement Arken, sourire aux lèvres.
Alaynah sourit elle aussi. Apparemment, que ce soit un vrai ou pas n'avait plus tant d'importance aux yeux de l'apprenti soldat.
— Niel ira chercher son cœur en même temps qu'il va aller faire des courses pour qu'on puisse manger un vrai repas. Je propose qu'on le réveille demain. En attendant, vous pourrez vous reposer, on trouvera des vêtements à Alaynah et on profitera du calme. Comme je l'ai dit, j'ignore ce qu'il risque de se passer une fois le dragon réveillé.
Tout le monde accepta la proposition. Niel n'était pas avec eux dehors, mais Saya ne semblait pas penser qu'il puisse refuser sa mission de ravitaillement.
Elle leur fit visiter les lieux. La maison était immense et possédait deux étages. Les chambres occupaient les deux étages supérieurs. Saya proposa qu'ils aient chacun la leur, mais Alaynah refusa de dormir seule. Elle n'eut pas à batailler : tant Arken que Saya furent d'accord pour que le jeune homme partage sa chambre. Le regard amusé de Saya fit comprendre à Alaynah qu'elle imaginait qu'il se passait quelque chose entre eux et elle n'osa pas la contredire. Cependant, Arken déclara qu'il dormirait par terre avec quelques couvertures. Sa formation l'avait déjà habitué à dormir à peu près n'importe où.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top