PARTIE 3: LE COMMANDANT Chapitre 1


Pendant une fraction de seconde, je me sentis profondément désorientée. Ce fut comme si le monde se dérobait sous moi, comme si le haut était en bas, et que le bas était en haut. Le décor éblouissant tanguait. Il restait stable, aussi ; avalant toute logique à mon monde.

Durant ce bref laps de temps, mon univers se décomposa, et je ressentis un genre de peur extrêmement vive, une sorte de terreur que je n'avais jamais éprouvée jusque là, alors même qu'il me semblait être experte à ce sujet.

Puis, mon corps traversa le portail, synchrone avec celui de mes amis, s'enfonçant dans les ténèbres du hangar. J'eus à peine le temps de me retourner pour distinguer la silhouette floue de Léo, mon cher ami, ainsi que celle de Maria et Juliette, que la lumière s'éteignit, nous plongeant pour de bon dans la noirceur totale de l'endroit.

Mes joues devinrent-elles humides ? Je ne sais pas. Peut-être. Sûrement. Sûrement les avais-je autorisées à couler, ces larmes dans l'obscurité, cachées aux yeux de tous.

Soudain étouffés par cette chaleur nouvelle, nous ôtâmes nos manteaux.

- Tout le monde va bien ? s'enquit Jey, dont la voix suave couvrit un instant le silence.

- Oui, gémit Rose.

Il fit volte face vers elle, me donnant un coup de coude en plein ventre au passage. Ceci ne fit qu'accentuer mon envie croissante de vomir.

- Pardon ! s'écria-t-il. Hélène, tu vas bien... ? Je t'ai fait mal ?

Ses mains tâtonnèrent dans le noir jusqu'à trouver ma taille.

- Ça va.

Je n'avais pas réussi à masquer ma voix chevrotante. La sienne, douce et posée, tenta de me rassurer sur les derniers événements. Évidemment, il avait compris ce qui me tracassait.

- Il a fait son choix, il n'aurait pas été heureux en nous suivant, Hélène.

- Je te dis que ça va, répliquai-je froidement.

En réalité, j'étais furieuse qu'il tentât d'apaiser l'idiote d'adulte au lieu de s'occuper de sa petite fée de huit ans.

- Bien.

Il effleura ma main et s'éloigna alors. Je le devinai en train de se guider dans l'obscurité jusqu'à la porte, selon ses souvenirs. Pendant ce temps, je cherchai à l'aveugle la main de Rose, que je trouvai assez rapidement. Quand je m'en saisis, je m'aperçus qu'elle était légèrement tremblotante.

- Hey... murmurai-je en m'agenouillant dans l'obscurité. C'est fini, Rose. Jey va trouver la porte qui mène dehors, puis on rentrera tous à la maison. Tu seras en sécurité, et on reprendra une vie normale.

Le "on" de la dernière phrase sonnait faux à l'intérieur de ma tête.

- D'a... d'accord.

Ses petites mains se refermèrent doucement sur les miennes, et j'en vins à me demander si quelqu'un, un jour, avait éprouvé autre chose que de l'affection à son égard.

Soudain, la porte se tira d'un coup sec, nous offrant la vue du soleil, qui irradiait les champs, et qui nous invitait à le rejoindre, sans pour autant que sa lumière ne s'engouffre dans la pièce.

Nous étions toujours prisonniers du noir, comme si la lumière de notre monde refusait de se mélanger aux ténèbres de l'autre, avare. Rien de surprenant, car cela s'était produit à notre arrivée ; pourtant il fallut que Jey nous intime de le suivre pour que nous réagîmes, pétrifiées comme nous étions.

Rose esquissa un pas, puis deux, enfin courut vers la porte, désirant plus que tout regagner lumière et chaleur. Souhaitant de tout mon cœur mille fois plus une ambiance de vie qu'une atmosphère de mort pour son esprit enfantin, je l'imitai sans réfléchir.

La petite fille vivace va retrouver son univers, c'est tout ce à quoi je songeais.

Ainsi sur ses talons, je m'arrêtai à la sortie, quand je sentis la brise sur mon visage et le soleil contre ma peau, croyant qu'elle ferait de même ; mais la fille ne s'arrêta pas là.

D'ailleurs, elle ne ralentit même pas. Ses petites jambes se succédaient l'une à l'autre, courant avec délicatesse autant qu'avec... vie.

Elle s'enfonça dans les champs, habitée toujours par cette allure de course. Puis sa silhouette plongea lorsqu'elle trébucha. Comme un seul homme, Jey et moi bondîmes quand nous entendîmes sa voix.

Des pleurs, c'était à coup sûr des pleurs. Nous nous arrêtâmes quand nos oreilles identifièrent le son. Loin de là : c'était un rire... et pas n'importe lequel : c'était celui de Rose, une mélodie à lui seul, simple, délicat, cristallin. Je poussai un soupir de soulagement, et nous marchâmes jusqu'à elle, mais à peine étions nous arrivés qu'elle était déjà repartie, gambadant gaiement, tel un poulain insouciant dans l'or des colzas ensoleillés.

Nous nous assîmes où elle s'était trouvée, au milieu du champ, contemplant son effusion de joie, auditionnant ses rires. J'admirais cette fille.

Nous nous accordâmes tout les deux cinq minutes de sérénité.

- J'ai un plan, lâcha ensuite Jey.

Béate, je clignai des yeux.

- Pour sauver Léo ?

Le soldat se tourna vers moi. Ses traits déterminés et résignés bien trop familiers fourrèrent ma joie au fond d'un sac.

- Pour te sauver toi.

- C'est impossible, décrétai-je aussitôt.

Jey se pencha vers moi.

- Je ne connais pas ce mot, pas après ce que l'on vient de vivre. Ça m'aurait semblé impossible il y a presque deux semaines. Ça ne l'est pas. Rien ne l'est, en vérité.

- C'est vrai, nuançai-je, il y a peut-être une infime chance de me sortir de ce pétrin, mais il faudrait une idée de génie...

-... ce que j'ai...

-... et ce ne sera pas sans conséquence. Ça impliquerait obligatoirement de risquer nos vies.

Je frissonnai, car il ne me contredit pas.

D'un coup de menton, je désignai la joie incarnée qui s'amusait à présent à faire des roulades.

- Tu veux vraiment la perdre ? Tu viens juste de la retrouver, je te signale.

- Justement, une partie de mon plan consiste à la déposer chez une personne de confiance. Tu connaîtrais quelqu'un ?

- Pourquoi diable mériterai-je que tu risques ta vie pour moi ?!

- J'ai posé la question le premier.

- Tu évites le sujet parce que tu ne peux y répondre.

- Tu penses vraiment ça ?

- Oui.

Un petit mot, froid, dur et véritable, comme de la glace.
Notre discussion vive s'interrompit un moment, juste le temps qu'il ancre, comme à son habitude, ses prunelles douloureuses, porte à son âme, qui me faisait inélucta-blement oublier de respirer.

- Tu m'as ramené ma sœur, Hélène. Je t'en suis redevable.

- Je n'ai rien fait pour ça !

Plus que révoltée, j'étais scandalisée qu'il me désigne comme la sauveuse de sa sœur.

- Vraiment ? Tu as bien voulu m'accompagner dans une quête dont nous ne savions rien, où on risquait gros, peut-être pour rien... C'est toi qui as compris le fonctionnement des saisons, toi qui as risqué ta propre vie dans l'épreuve du néant ! Et puis... sans toi je n'aurai pas pu sortir de ce monde.

Je secouai énergiquement la tête.

- Tu es absurde. Tu en as fait tellement plus pour moi.

Je repliai mes jambes contre ma poitrine et y engouffrai ma tête.

- Disons qu'on est quitte, alors, trancha-t-il.

Je levai le nez.

- D'accord. On est quitte. Tu n'as plus besoin de m'aider.

Il jura, puis il posa son front contre le mien, d'une façon fiévreuse. Nous restâmes ainsi quelques secondes, alors que mon souffle devenait progressivement erratique.

- Je t'aime. C'est une raison suffisante.

Mon soldat me toisa quelques instants, puis se leva, décidant que le débat était clos. Je l'imitai, encore trop bouleversée pour parler, et nous commençâmes notre marche jusqu'à la vieille voiture de Léo.

- Je sais que tu connais quelqu'un, pour Rose, sinon tu l'aurais utilisé comme argument pour que je reste à ses côtés.

Je me pinçai les lèvres. Jey rit.

- J'ai donc vu juste, remarqua-t-il.

- Il y a bien quelqu'un, en effet.

- On peut lui faire confiance ?

- C'est un des seuls, oui, affirmai-je. Je mettrais ma vie entre ses mains. À vrai dire, c'est ma seule famille.

Je ne sais pas ce qui me prit ensuite. Je me mis à en parler. Peut-être fallait-il que ça sorte.

- Quand je me suis enfuie pour échapper à ma peine, le commandant m'a traquée. Il a parfois été très proche du but, et lui et ses hommes m'ont déjà blessée à plusieurs reprises.

Sans réfléchir, ma main caressa mon flanc droit, où se trouvait le souvenir d'un coup de couteau dans l'abdomen, tandis que mes pensées s'en allaient à ma jambe, qu'une balle avait touché sans me blesser gravement - Dieu merci.

- Mais je trouvais un moyen de m'en sortir, toujours. Aujourd'hui, ça fait très exactement deux cent trois jours que je lui échappe. Alors il... il a cherché à s'en prendre à moi sur un autre plan... sur le plan moral. J'ignore comment il s'est débrouillé, mais cet homme parvient à embobiner tout le monde autour de lui. Toujours est-il qu'il a trouvé mes parents... et qu'il s'en est dé... débarrassé.

Je sentais la rage monter en moi, je n'arrivais plus à la canaliser.

- J'ai été prévenue par une source, et j'ai réussi à sauver mon frère. J'ai confiance en lui comme en personne, Jey. Il est en vie, il se cache, tout ça à cause de moi. Le commandant a veillé à me tuer à petit feu, en s'en prenant à ceux que j'aimais. Il veut que je sois isolée, seule, démunie de tout soutien.

- Tu n'es pas seule, mon cœur, chuchota-t-il. Je suis désolé pour ce qui t'es arrivé.

Mon corps entier tremblait. Jamais je n'avais dit tout cela à haute voix.

En même temps, songeai-je, ça l'effrayera peut-être, si je continue.

Alors je le fis.

- J'ai été plusieurs fois à deux doigts de me rendre, tu sais. Si le commandant a fait en sorte de me détruire en s'en prenant à ceux que j'aimais, il s'en prendra à toi également s'il le sait...

Il me regarda, perplexe. Était-il idiot ? Une partie de moi songea qu'il le faisait exprès.

- Qu... quoi donc ?

- Que je t'aime... Jey, il s'en prendra à toi, peut-être même à ta sœur !

- Raison de plus pour en finir avec cette histoire.

- Ouvre les yeux ! m'égosillai-je soudain, c'est de la pure folie de te mettre en danger ainsi !

Toute cette... cette espèce d'idiotie têtue me dépassait.

- Non ! répondit-il sur le même ton. Toi ouvre-les, quand je te dis que je ne te laisserai pas tomber !

Un silence s'ensuivit. J'étais tétanisée. Pas parce qu'il m'avait crié dessus, mais par ses paroles.
Son ton s'adoucit.

- Viens par là.

Il tendit son bras, et je me logeai au creux de son être, humant, au passage, son effluve délicat. Il me serrait plus fort que d'habitude, comme s'il craignait de me perdre, là, tout de suite.
Il posa sa main à l'arrière de mon crâne, et se mit à caresser mes cheveux d'une façon rythmée.

Pendant que mon cœur, fidèle à ses manies, s'affolait terriblement, une pensée soudaine me traversa l'esprit. Elle prit place dans un coin de ma tête, puis se propagea tel un virus. Comme une révélation. Je ne méritais pas, et je ne mériterais jamais un homme tel que Jey.

Et le plus ahurissant dans tout ça, c'était que lui, semblait penser que si.

Je n'eus pas le temps de lui demander en quoi consistait son fameux plan. Une silhouette émergea soudain derrière la voiture. Rose. Elle avait du être alertée par nos cris.

Je me dégageai des bras de Jey.

- Tout va bien ? demanda-t-elle de sa voix fluette.

- Oui, ma puce, fit Jey. Il est temps d'y aller.

Il la prit par la main et l'accompagna jusqu'à l'arrière.
Mais une fois installés, nous nous pétrifiâmes, réalisant une chose à laquelle nous n'avions pas pensé auparavant.

Une petite chose idiote, à l'extrémité métallique, si petite, et si importante... que nous n'avions pas. Jey et moi nous nous dévisageâmes.

- Tu n'as pas la clé ?

Celui-ci me fixait d'un air hébété.

- Toi non plus ?

Nous voilà malins...

- Peut-être que Léo ne l'a pas prise avec lui ? Peut-être qu'il l'a laissée dans la voiture ?

Après tout, c'était probable. Nous nous mîmes à chercher partout : dans la boîte à gants, sous les sièges, contre la visière qui protégeait du soleil...
Je compris à nos tentatives de moins en moins décidées que nous ne trouverions pas l'objet en question.

Rose émit un gémissement. Je me retournai et la vis, qui se tortillait. Elle ne supportait pas la chaleur de la voiture.

- Je peux avoir de l'eau, s'il te plaît ?

- Bien sûr.

Jey avait rempli une bouteille avant de partir. Dès l'instant où il ouvrit son sac pour la servir, trois choses me sautèrent aux yeux.

Pour commencer, la bouteille en question que cherchait Jey, rien d'improbable.

Ensuite, un bouquin, à la tranche abîmée - Jey lisait ? Vraiment ?
Et enfin, l'ultime chose, ce fut un bref scintillement sur une surface lisse et grisâtre. Alors que Jey farfouillait au fond de son sac pour tendre la bouteille à sa sœur, je m'autorisai à faire de même, et en ressortis la clé de la voiture, triomphante.

Éberlués, mes compagnons la contemplèrent.

- C'est toi qui l'avais ? l'interrogea Rose.

Le concerné la regarda, égaré. Puis il sembla comprendre quelque chose. Il écarquilla soudain les yeux.

- Je savais que quelque chose clochait !

- Et c'est quoooi ? demanda-t-elle.

- Léo ! Il est venu me voir dans ma chambre ce matin, histoire de prendre un mouchoir dans mon sac. Il a du glisser la clé à ce moment là...

- Un mouchoir ? me moquai-je.

Il n'avait pas du bien longtemps se creuser la tête, lui.

- Je sais, j'aurais du m'en douter. N'empêche, il est tout de même entré dans ma chambre en éternuant...

Typiquement Léo.

À la fois idiot et héroïque.

Mon cœur se serra. Il avait tout prévu, alors pourquoi ne m'en avait-il pas parlé ? Me jugeait-il -nous jugeait-il ! - trop peu importants pour nous faire part de sa décision ? Je ne pouvais pas répondre à ces questions, mais au plus profond de moi, j'avais un pressentiment : celui qu'on allait se revoir bientôt. Je n'aurai qu'à lui demander moi-même. Je soupirai, et m'extirpai de mes pensées.

- Prêtes ?

- Oui, déclara fermement Rose.

- Toujours, renchéris-je.

- Alors allons-y.

Là-dessus, Jey enfourna la clé et mit le contact.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top