Chapitre 6

Mon corps aurait dû être incapable de contenir la douleur qui m'immergeait.

C'était dans mon cœur une glace tonique et puissante, un désespoir sans nom dans lequel je me noyais.

La flamme froide qui avait pris naissance en mon cœur s'étendit dans tout mon corps, s'en allant lécher ma poitrine, mon ventre, ma gorge nouée... Mon corps se consumait de l'intérieur.

Je ne sentais que ce feu brûleur de chair, cependant que mes sens semblaient s'être éteints.

Mes yeux ne scrutaient rien, sinon le vide absolu, qu'ils fusillaient avec acharnement. Comme s'ils s'étaient déconnectés du monde réel.

Étaient-ils lâches ? Peut-être. Qu'importe ! Il leur était bien trop difficile d'affronter la funeste vérité.

De toute façon, que seraient-ils donc partis observer, ainsi baignés de larmes ?

Il en était de même pour mon cerveau. Lui qui avait toujours affronté avec dignité toutes les plus dures situations, il semblait avoir décidé de tout lâcher aujourd'hui, m'obstruant toute pensée intelligible.

Peut-être devenais-je folle ? Quelle importance de toute façon.

Je ne semblais - et aujourd'hui mille fois plus qu'il y a quelques semaines - plus n'être qu'une épave.

Je n'avais pas bougé d'un millimètre. Mes genoux épousaient tristement le sol, une de mes mains, lâche, retombait sur le parquet. Je percevais toujours, et ce malgré mes sens erronés, mon autre main, refermée sur la sienne. Renfermée sur... celle de Jey.

Je hoquetai.

Qu'il était douloureux, à présent, de penser son nom !...

Je pressai sa main encore chaude et inerte en poussant un gémissement, sans me soucier une seule seconde des maudits sentiments de pitié que ressentaient les gens autour de moi, que je paressais presque pouvoir humer par mes narines.

- Pourquoi moi ? murmurai-je d'une voix enrouée.

Mathilde déposa sa main sur mon épaule.

Je n'eus même pas la force de la repousser. Elle qui n'était pas intervenue !

Elle qui osait me témoigner de la sympathie après tout ça ! Comment OSAIT-elle ?

Et ces deux idiots de gardes, qui me fixaient avec une tristesse inutile, ils n'avaient rien fait NON PLUS pour sauver mon Jey ! Ils méritaient de mourir eux aussi ! Quand bien même ils avaient été désemparés, ils ne méritaient pas de lui survivre !

Et moi non plus !!!! hurlai-je en pensée.

Mon regard embué vira alors vers le commandant. Il gisait au sol. Je crois que je lui aurais rendu raison, que je serais devenue assassine... si le tuer n'allait pas détruire ce pourquoi Jey était mort. Ce n'était pas grave. Il allait payer un peu plus tard seulement.

Soudain, comme prise de folie, alors que je balançais le haut de mon corps de façon rythmique, j'entendis un long son aigu.

Un violon, reconnus-je, persuadée d'être aliénée pour de bon.

Comme d'un naturel, l'instrument entama une autre note, aussi mélodieusement enivrante que la précédente. Certes cela n'atténua pas mes terribles émotions, mais une vague maîtrise de soi m'envahit.

Alors, le violon se mit à jouer avec fougue, de façon superbement vivace.

Je levai la tête, rencontrant les pâles visages de mes spectateurs apitoyés.

- Vous... vous n'entendez pas ?

- Quoi donc, mademoiselle Collar ? demanda un soldat.

- C'est l'ambulance que j'ai appelée ? Elle arrive trop tard... marmonna Mathilde.

Je les observai, incrédule.

- Non, non... Le... le violon, bégayai-je.

Mathilde tendit l'oreille quelques instants, puis se retourna face à moi, une mine inquiète s'étant peinte sur ses traits.

- Il n'y pas de vio...

C'est alors que la mélodie explosa dans mon crâne. J'attrapai ma tête, et la fredonnai sans pouvoir m'en empêcher, ce qui me valut d'autres regards de "cette-fois-c'est-l'asile." Mais je m'en contre-fichais. Il n'importait plus que cette musique, qui me devenait étrangement familière...

Ce fut là que naquirent les paroles.

Un, deux, trois souffles sont permis...

chanta une voix féminine, avec lenteur, repos et sérénité. Alors pourquoi éprouvais-je d'un seul coup cette étonnante... urgence ?

L'un régulier, l'autre tari...

Les paroles ! C'était celles qu'avait citées Rose ! C'était la chanson de prédiction d'Iliana !

Et le dernier, sa destinée....

Cette fois, je murmurai le vers final avec la chanteuse :

Haletant... ou souffle figé.

- Hélène, que se passe-t-il ? m'interrogea la lieutenante.

L'ignorant royalement, je songeai à ces vers. Ces vers qui faisaient naître en moi une sensation qui m'avait été jusque-là inconnue. Que voulaient-ils dire ?

Trois souffles ? C'était quoi ? Ceux de trois personnes ? Dans ce cas... Je blêmis. Non, c'était forcément autre chose...
La chanteuse dans ma tête vint me donner un coup de pouce en diffusant à nouveau sa musique à l'inflexion étrange, avec certes un détail notable dans le premier vers...

Un, deux, trois souffles sont... pour lui.

L'un régulier, l'autre tari.

Et le dernier, sa destinée,

Haletant... ou souffle figé.

Chaque phrase qu'elle prononçait à présent amplifiait cette émotion indescriptible qui irradiait en moi avec force. Et j'étais toute fébrile. Pourquoi me faire entendre ces vers maintenant, alors que tout était fini ? Et justement, pourquoi me les faire entendre ?

Je tentai de me concentrer... en vain. Ce charabia n'avait pas de place dans ma tête surchargée et dans la brûlure de mes sentiments. Je suffoquais. Des gouttes perlaient sur mon front.

Déroutée, je n'avais aucune idée de ce qui se passait. J'avais seulement conscience d'une énergie revigorante en moi, et de mon amour douloureux qui débordait pour Jey.

Touche-le, murmura la voix, sans chanter cette fois-ci.

Agonisante, je m'approchai de mon soldat gisant. Il ne respirait plus : c'était lui le souffle tari, ou figé, qu'importe.

Que j'étais prête à tant pour cet homme qui était étalé au sol, les yeux clos !

Touche-le, répéta-t-elle.

Je m'exécutai aussitôt.

Mais rien ne se produisit. J'attendis que la voix me guide, mais elle resta plus silencieuse que jamais. Comme si elle n'avait jamais été.

Que devais-je faire ? C'était une histoire de souffle, c'est ça ? Trois souffles : l'un régulier. Donc tout va bien. L'un tari. Donc mort. Puis un autre soit haletant, soit figé. Tel un ordre chronologique ?
Mon cerveau était en ébullition.

Une certitude demeurait : si c'était bel et bien une affaire de souffle, nul instant ne serait témoin de mon hésitation pour que je lui offre le mien.

Mon attention fut à nouveau attirée par la puissance logée dans ma poitrine. Soudainement, je fus comme persuadée de pouvoir déplacer cette... chose. En me concentrant, je tentai de la mouvoir.

Je sentis l'énergie se déplacer le long de ma poitrine, à l'endroit même ou se cachait ma douleur, et s'insinuer, lentement, à l'intérieur de mon épaule.

Il te reste peu de temps... m'avertit la voix.

Soulagée de l'entendre, je redoublai d'effort dans ma tâche. La puissance, qui semblait être le fruit de ma douleur et de mon amour, s'étala sur mon bras, puis glissa jusqu'à mon coude. De mon avant bras, je la fis circuler jusque dans l'extrémité de mon index.

Une fois que je la ressentis dessus, je déposai à nouveau mon doigt sur Jey. Le contact de sa peau me fit frémir.

Bon sang, je l'aimais. Je ne pouvais pas vivre sans lui.

De mon doigt s'échappa tout à coup une substance blanchâtre et flottante, un peu comme une brume épaisse. Elle rencontra la peau de Jey et s'enfonça à l'intérieur.

Je vous avouerais que cette opération ne fut pas une partie de plaisir. Chaque parcelle de "brume" qui s'enfuyait hors de ma peau était une torture en elle-même.

Tout cela faisait SI mal...

Mais mille douleurs comme celles-ci n'équivalaient pas celle qui m'occupait à l'intérieur. Sans parvenir à retenir un cri, j'expulsai la "brume" de ma paume.

La douleur fut si vive que je crus que j'allais mourir sur le coup.

Mais je tins bon, et bientôt mon insoutenable souffrance fut récompensée : je vis de mes propres yeux, et avec un ébahissement sans nom, une entaille d'un bras de Jey se refermer par elle-même.

Je redoublai d'effort, nauséeuse, enivrée d'espoir et de terreur... Les dernières paroles de la voix tourbillonnaient dans ma tête : "Il te reste peu de temps...". Lentement, les blessures superficielles s'effacèrent de son corps.

Le trou ensanglanté de sa poitrine commença à se reconstituer. Mais, hélas ! De façon si lente !

"Il te reste peu de temps".

Mon agonie était à son comble, et je me raccrochai à tout pour ne pas sombrer.

- Je t'aime, lâchai-je.

Et ce au delà de tout. Au delà de la raison, au delà de la vie...

Tout à coup, ma main retomba. Je compris que toute la brume étrange s'était échappée de mon être. La douleur cessa. Avec un effort surhumain, je levai la tête. La blessure dans la poitrine de mon soldat finissait de guérir. Les dernières parcelles de brume s'insinuèrent dedans.

Et la plaie se referma.

- C'est... c'est impossible... affirma un des soldats.

Je rampai jusqu'à Jey. Son corps demeura inerte.

- Jey ?

Nulle réponse, nul geste, nul signe de vie.

- Jey !

Que disait la prophétie ? Que son troisième souffle serait haletant ou figé ? Très bien, il serait haletant.

J'ai attendu des secondes interminables. Puis encore. Et encore. Et encore.

Mon Dieu ! compris-je. Il est trop tard...

Je posai ma tête sur son torse et je fondis en larmes.
C'était des sanglots doux. Je serrai son corps.

Mathilde s'accroupit à mes côtés. Elle... elle toucha mes cheveux.

- Laisse-moi ! hurlai-je sans chercher à la comprendre, avant de reprendre la déferlante de mes larmes.

La lieutenante ne bougea pas. Elle mit quelques instants à ouvrir la bouche :

- Ce... ce n'est pas moi qui t'ai touché les cheveux, Hélène...

Mes yeux se gonflèrent, sortirent presque de leurs orbi-tes.

Je levai subitement la tête.

Ce que j'avais pris pour une caresse, c'était la main de Jey qui était tombée sur mon crâne.

Sa main morte. Je frissonnai d'effroi.

Brusquement, et comme par un signal, ce fut à ce moment précis que Jey... ouvrit les yeux.

Nous sursautâmes tous, et mon merveilleux soldat inhala l'air, bientôt aussi essoufflé que s'il avait effectué un marathon. Il toussota, prit son souffle en alternance en se redressant.

Je restai un moment ébahie. Le regardai se mouvoir. Respirer.

Et par un déclic soudain, je sautai à son coup.

- Jey ! m'étouffai-je

Je n'y croyais pas. J'étais régie par la stupéfaction. Il était là, il était là !

Il était là.

Je pleurais tout autant qu'avant. Mais ces larmes, ces magnifiques larmes, c'était des larmes de joie !

- Tu es vivant ! m'exclamai-je.

Nul mot ne pourrait décrire la sensation qui me captura en cet instant. Jey, qui s'était raidi, décontracta ses muscles.

Ses bras se resserrèrent comme un étau autour de moi, s'emparant de ma personne. Ses bras robustes que j'avais cru ne plus jamais connaître !

Il caressa mes cheveux.

- A... apparemment...

Je ris d'un ton mal assuré.

- Promets-moi de ne plus jamais me quitter, sanglotai-je.

Promesse impossible de mortels éphémères ; si tôt nés si tôt éteints.

- Nous serons ensemble à jamais, me jura-t-il.

Il étreignit mon âme et mon corps détruits, et je crois que je me pâmai de ce bonheur.

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