Chapitre 5

Deux jours, cependant, aucun signe de l'Hiver.

Lorsque l'on m'avait fait remarquer qu'on était en Automne, je m'étais soudain habillée, prenant pour la première fois conscience à quel point la température avait baissé. À présent, je grelottais presque quand je ne mettais pas mon manteau.

Grâce à Léo, les promenades se faisaient avec plus d'entrain. À tel point qu'il nous arrivait de chanter des refrains en cœur, comme des scouts, pourtant au milieu de cette ambiance sombre et funeste.

Cependant, dans les moments où Jey se taisait, les doigts crispés sur le détecteur, la mine plus sombre que les ténèbres, Léo avait assez de jugeote pour ne pas troubler le silence.

J'avais pris l'habitude d'utiliser ces moments de calme pour réfléchir. Il y avait tellement de questions qui demeuraient sans réponse !

Et comme songer au hasard n'avait rien donné (mes pensées finissaient toujours par converger au moment où Jey avait avoué ses sentiments), je décidai de refaire mentalement toute notre expédition, dans l'ordre chronologique...

Sans, hélas, plus de résultat.

Depuis le début, des messages avait été laissés, comme pour que l'on trouve une logique à ce monde fantastique. Or, j'avais du mal à m'y repérer : tout était si étrange !

Il me sembla pourtant qu'un élément était plus douteux encore, et moins compréhensible que le reste.

Et c'était l'arrivé de Léo.

Hier, alors que je réfléchissais, cette évidence m'avait frappée comme la foudre. En effet, un des premiers messages que l'on nous avait fait parvenir était celui-ci : le cycle du temps n'est pas modulable.

Or, l'explication que nous avions trouvée pour justifier la version décalée de Léo, était que « le temps ne s'écoulait pas de la même manière ici que chez nous ».

Vous voyez l'incohérence ? Si le temps n'est pas modulable, il n'est pas modulable, point. Je n'avais pas osé en parler, de peur que...

J'interrompis le cours de mes pensées quand je réalisai que je marchais toute seule. Je me retournai pour héler les traînards, mais ma voix resta coincée dans ma gorge.

À l'instar des deux jeunes hommes rivés devant moi, je contemplai, ahurie, l'impossible à notre droite : l'Hiver...

À peu près le même décor que la dernière fois s'offrait à nous, avec la neige qui tombait sans interruption, et le même village au loin (ce point me troubla une seconde), excepté qu'il y avait devant une personne en haillons débraillés, assise, qui nous regardait fixement.

Sans prendre le temps de nous demander comment tout cela était apparu (figurez-vous qu'on finit par s'y habituer...), nous nous en approchâmes, et je constatai que la personne en question était une vieille dame.

Sous ses traits ridés, on discernait sans mal un vif espoir.

Serait-ce nous qui le lui insufflions ?

Nous vînmes à sa rencontre. Jey demanda, en parlant de l'Hiver :

- Bonjour, on a le droit d'y aller ?

Mais la dame n'eut pas besoin de lui répondre : comme par magie, plusieurs flocons de neige ralentirent, se rejoignirent, jusqu'à former une matière compacte flottant dans les airs, nous souhaitant la bienvenue en Hiver.

La pauvre femme émit un gémissement, en toisant nos mines réjouies d'un air anxieux.

- Qu'y a-t-il ? m'enquis-je.

Elle me regarda d'une façon implorante et dit d'une voix usée :

- Je... j'aurais besoin de votre aide...

- Comment peut-on se rendre utile ?

- L'un... l'un de... de vous aurait-il la bonté de me po... porter jusqu'au milieu de cette saison ? bégaya-t-elle.

Je déglutis.

- De l'Hiver ?

La vieille secoua tristement la tête.

- De l'Automne.

Aïe. Voilà qui risquait de chambouler notre emploi du temps.

- Et pourquoi ça ? railla Léo, à qui ces exigences n'avaient pas l'air de plaire.

- Parce que mon temps est compté et que je tiens à être parmi les miens quand mon heure arrivera.

Elle avait dit ça avec un calme déroutant, pratiquement comme si elle nous annonçait la date d'aujourd'hui. On devait tous avoir le même air suspicieux, car elle ajouta, de sa voix grinçante et suppliante :

- Mes jambes sont trop faibles pour me porter ! D'ailleurs, j'avais perdu espoir que quelqu'un vienne m'aider et que je ne puisse retrouver ma famille en temps voulu. Mais vous êtes !

Pendant tout le temps qu'elle parlait, j'avais observé sa peau osseuse rougie par le froid. Comment s'était-elle retrouvée dans une situation pareille ?

- Il n'y a personne ici, madame, lui dis-je gentiment. Là-bas par contre (et je désignai la saison devant nous), il a l'air d'y avoir un village.

- N'avez-vous pas rencontré les homme-corbeaux ?

- Eux ! s'étonna Jey, incrédule. Ils font partie de votre famille ?

- Ils font partie de mon clan, répondit-elle évasivement.

Sceptiques, nous nous retirâmes tous les trois dans le but de nous consulter. Quand on jugea s'être assez éloignés, je chuchotai :

- Je pense qu'on devrait l'aider, mais... comme ça te sera une torture d'attendre encore plusieurs jours, je crois que c'est à toi de décider, Jey.

Il me regarda d'un air surpris.

- Non, franchement...

- Je suis d'accord, renchérit Léo.

Jey jaugea alors les quelques mètres qui nous séparaient de ce paysage blanc et serein...

Mètres qui le séparaient de sa sœur.

Ce petit espace qui semblait nous narguer.

En fin de compte, il poussa un de ses habituels soupirs.

-Bon, O.K., on lui vient en aide. Mais je vous préviens, si elle fait quoi que ce soit qui m'énerve, je l'abandonne en chemin.

Je souris, déposai un baiser sur sa joue.

- Je savais que tu ferais le bon choix.

Je me détournai et allai à la rencontre de la dame, laissant un Jey stupéfait et un Léo amusé.

- On vous emmène ! m'écriai-je joyeusement.

Un large sourire naquit soudain d'entre les rides de la dame, sa profonde gratitude inondant ses joues de larmes.

- Merci, merci ! couina-t-elle.

Elle écarta ses bras et je me baissai pour la laisser m'étreindre. Elle sentait le savon et la crème hydratante.

Jey se racla la gorge.

- Bon, pas de temps à perdre.

Puis, s'agenouillant, il bougonna :

- Allez, monte mémé.

Celle-ci ne releva pas. À mon avis, c'était même la dernière chose qu'elle aurait faite...

Nous marchions à l'allure de Jey, c'est à dire d'une allure soutenue. (Oui, même avec la vieille sur le dos !)

- Donc... Et si vous nous racontiez votre histoire ? reprit-il après quelques temps.

- C'est compliqué.

- Ça tombe bien ! Les trucs simples, c'est pas pour moi...

- Tournez à gauche, jeune homme.

- Quoi, en dehors du sentier ?

- Oui.

Nous nous enfonçâmes donc parmi les arbres gigantesques, de plus en plus intrigués par la route qu'elle nous faisait emprunter.

Je ne manquai pas de remarquer que l'étrangère n'avait pas répondu à la question.

J'essayais de mémoriser notre passage, histoire de pouvoir le retrouver au chemin du retour.

Au bout de trente minutes, Jey, exténué, nous demanda une pause. Je lui proposai de porter notre fardeau. Il hésita un peu, mais laissa néanmoins descendre la dame, qui grimpa sur mon dos. Dis donc ! Elle était lourde la petite dame, pour quelqu'un qui avait la peau sur les os ! Je n'en laissai rien paraître, consciente que Jey surveillait mon expression.

J'avais réussi à tenir vingt minutes, quand, la respiration haletante, je demandai à la dame :

- Comment vous appelez-vous, au fait ?

- Maria, répondit gaiement mon fardeau. Et vous ?

- Moi c'est Hélène.

- Et moi, Léo.

- Jey, marmonna ce dernier.

- Vous m'avez l'air de gens bien.

Jey leva les yeux au ciel.

- Merci, mémé !

J'ignore ce qu'elle fit, mais il lui rendit ensuite un sourire sincère.

- Dépose-moi là, Hélène.

- Pourquoi ? demandai-je en m'exécutant tout de même, car je commençais à n'en plus pouvoir.

Au moment où je la posai, le froid s'engouffra dans mes vêtements. La chaleur corporelle de Maria m'avait été bien utile, tout compte fait.

- Parce qu'on est arrivés.

Ah bon ? N'était-on pas censé franchir la moitié de l'Automne ?

Je me tournai vers elle pour avoir plus d'explications.

Ce fut là que la transformation opéra. Son dos voûté se tendit et s'agrandit, jusqu'à atteindre les mètre soixante-dix.

Ses vêtements ternes et débraillés se changèrent en une robe blanche somptueuse, ses rides se dissipèrent dans des traits lisses et parfaits. Ses cheveux, autrefois emprisonnés dans un fichu, s'en libérèrent et flottèrent dans les airs.

J'aurais pris mes jambes à mon coup, si tout à coup ses yeux n'avaient pas virés au bleu ciel, rayés de blanc. Froids, mais pourtant... rassurants.

En parfaite synchronie, le ciel se mit à lâcher des milliers de flocons, la forêt se changea en ruelle, les arbres, en ravissantes habitations.

Elle ouvrit la bouche pour nous dire quelque chose, mais j'en avais déjà deviné les mots :

- Jey, Hélène, Léo... Bienvenue en Hiver. Votre altruisme vous a permis d'y être conduits.

Dans un sourire malicieux, elle ajouta :

- Je vous attendais.

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