Chapitre 4

Il est temps de vous avouer.

Un secret national, un tantinet lié à ma personne, connu par très, très peu de monde, et entièrement politique. Que je vous explique, désormais, le fonctionnement de l'Armée...

Le titre de commandant était le grade le plus haut, aujourd'hui, dans le domaine militaire. L'Armée avait su, ces dernières années, prendre une place importante dans la politique du pays. Sans pour autant détrôner la place respectée du président élu par le peuple, le commandant avait sournoisement pris du pouvoir à part. Sans que la plupart des gens ne le sachent, les militaires n'étaient plus sous les ordres du gouvernement, mais en coopération avec lui.
Là était toute la différence. Une discorde, une non-entente, et tout cela pouvait tourner à la guerre, au sein même du pays.

Cependant, le gouvernement redoutant la supériorité numérique des armes et des hommes surentraînés, avait ses raisons pour ne pas défier le commandant. Quant à ce dernier, il ne pouvait que craindre les bombes nucléaires, et, il ne fallait pas l'oublier, l'attachement du peuple à leur liberté de choisir leur dirigeant.

Ainsi, l'équilibre était posé dans un immense secret, pacte scellé entre les deux camps. Quand l'état avait besoin de l'Armée, l'Armée répondait présente, jouissant alors de rémunérations fort intéressantes pour les grades supérieurs.

Pourquoi les taxes, et les impôts ne faisaient qu'augmenter ? Vous pensiez le problème en rapport avec le gouvernement ?

Il est lié au commandant.

Il agit comme il le souhaite, manipule, embobine, parfois en se servant du secret du pacte comme tremplin. Bref, alors que le monde continuait à citer la devise des français, sans que presque personne ne le sache, il n'y avait plus ni de liberté, ni de fraternité, au cœur du pays.

Et l'égalité ! En restait-il ne serait-ce qu'une trace ?

Car le commandant avait tous les droits. Seul lui suffisait de garder le secret du pacte.
Je crois avoir assez bien résumé la situation, bien que peut-être un peu trop simplifiée, mais il fallait que je vous fasse part de tout ça. Tout comme il fallait que je le raconte à Jey...
 

 
*
 
 

Chris avait choisi de résider à l'orphelinat, pour cette nuit, confiant à Rose, toujours un peu bouleversée, sa petite chambre. Il m'avait installée un matelas dans le salon, veillant à l'éloigner le plus possible du canapé, endroit ou dormirait Jey. Mais, pour pouvoir discuter de tout cela, nous nous étions tous deux assis sur mon matelas, et Rose s'étant déjà abandonnée aux bras de Morphée, je chuchotai toute l'histoire à mon soldat.

Il ne dit pas un mot pendant tout ce temps. Son étonnement s'exprima dans ses sourcils haussés, mais, bien qu'invraisemblables, Jey ne remit pas en doute mes paroles.

L'éclairage était faible, nous ne voyions que par la lumière de dehors que procuraient lune et réverbères, à la fenêtre.

- Tout cela est ahurissant, avoua-t-il.

- Comme tu le dis.

Un silence gêné s'installa. Je compris qu'il hésitait à poursuivre. Tout de même, je le sentis se pencher vers moi.

- Pour... Pourquoi tu ne m'en as pas parlé avant ? Est-ce là... les choses que tu ne voulais pas me dire ?

Par inadvertance, son bras effleura le mien. Cela déclencha en moi un frisson plaisant qui m'empêcha de me concentrer.

- Je...

Je fermai les yeux. Que m'avait-il demandé, déjà ?

- Je n'en ai pas vraiment eu l'occasion, repris-je, et puis... rares sont les personnes qui demeurent en vie avec cette connaissance. On peut donc dire que ça en fait partie, oui.

Et je me disais que ça freinerait tes ardeurs pour m'accompagner.

- Mais... et le reste ?

Sa voix avait pris une intonation inquiète. Ça ne devait pas lui plaire que je fusse mêlée à quelque affaire politique de ce genre.

- Ne t'inquiète pas, dis-je en grimaçant. Tu l'apprendras bien assez tôt.

Je frémis.

- Parlons d'autre chose, tu veux bien.

- Et de quoi veux-tu que l'on parle, mon cœur ? chuchota-t-il dans mon oreille.

Savait-il seulement l'effet que ça produisait sur moi ? Quand il faisait ça ? Tout de même, la réponse me parut évidente.

- De toi. Tu ramènes toujours tout à moi. Il y a pourtant des choses que je voudrais savoir.

Il s'esclaffa doucement dans l'obscurité.

- Et que veux-tu savoir ?

- Ta famille... me décidai-je. Vos parents, à Rose et à toi...

Il ne dit rien un moment. Soupira.

- Mon père est mort, il y a deux ans, et ma mère est partie quand j'en avais douze, lâcha-t-il. À ce qu'on m'a dit, elle avait envie de voyager.

La froideur de son ton me choqua. Il était à la fois tellement glacial, et si douloureux. Et, ne soyons pas dupe, la première intonation n'existait que pour masquer la seconde. En vain, certes.

J'étais incorrigiblement maladroite.

Je me perdis dans les excuses que je bredouillais.

- Je suis si... je suis tellement désolée, Jey. Pardonne-moi, je n'aurais pas du en parler...

- Hey, tu n'as rien fait. C'est pas grave, O.K. ?

Je le trouvai dans le noir, le serrai tendrement.
Il détacha mes bras de lui, et je crus que j'allai mourir de chagrin.
Il me repoussait, là.

- Je vais bien, m'assura-t-il, arrête de t'en faire.

Encore froid.... Hum.

Il plaça tous mes cheveux sur mon épaule gauche, dégageant ma nuque.

- Tu es mignonne quand tu t'en fais pour moi...

Il déposa un baiser dans mon cou.

- Mais ça s'est passé il y a des années.

À ces mots, il voulut s'éclipser, mais je le retins fermement. Hors de question que je le laisse s'en aller.

- Quoi ?

- Ce genre de choses, déclarai-je, tu n'as plus à les affronter seul. Je suis là.

Avant qu'il n'ait pu répliquer, je me penchai vers lui pour atteindre ce que je cherchais, dans la pénombre, tandis qu'une chaleur étouffante et que des battements bien trop rapides envahissaient ma poitrine.

C'était la première fois que j'en prenais l'initiative. Pourtant, quand ma bouche rencontra la sienne, ce fut avec

fougue, et sans la moindre retenue.
Il me sembla que cela faisait une éternité que je n'avais

pas goûté ses lèvres. Et puisque j'allais peut-être - et sûrement - bientôt mourir, il me les fallait. Encore. Et maintenant.

Alors que je m'attendais à le voir s'en aller, Jey déposa sa main sur ma joue, et me rendis ce que je lui avais donné, d'une façon si éprouvée que ça en devint presque douloureux.

- Merci... souffla-t-il.

Tout à coup, un bruit se fit entendre dans la chambre de Rose. Puis des pas. Nous nous stoppâmes. Jey réagit instantanément : il déposa un baiser furtif sur ma joue, se jeta hors du matelas, puis bondit sur le canapé qu'on lui avait attribué. En deux temps trois mouvements, il était allongé dessus et simulait un profond sommeil.

Je fermai les yeux quand la porte s'ouvrit, luttant contre une crise de rire certaine.

Rose marcha discrètement jusqu'à la cuisine, où nous entendîmes de l'eau couler, puis un verre se poser. Quand elle traversa à nouveau le salon, elle s'y attarda étrangement.

J'entrouvris les yeux et découvris la petite fille, qui me tournait le dos. Son ombre fit un large mouvement vers son frère, recouvrant son corps d'une couette légère. Elle se détourna ensuite, s'éclipsa, et referma doucement la porte derrière elle.

- Bonne nuit, mon Hélène... murmura ensuite une voix toute fatiguée.

- Bonne nuit.

Soudain exténuée, je lâchai prise.

Nous passâmes les jours suivants à peaufiner notre plan, et à le travailler dans les moindres détails. Jey avait eu l'idée d'observer les déplacements de notre cible grâce au détecteur.

- Mais on n'a rien qui lui appartienne, s'était-il résigné.

Mes yeux s'étaient alors arrondis comme des soucoupes, et, sans lui répondre, j'étais partie fouiller dans mon sac. Après quoi, j'étais revenue un petit objet doré à la main, qu'avec dégoût, j'avais déposé sur la table.

- Qu'est-ce que c'est ? m'avait demandé Jey en l'exami-nant entre ses doigts.

- Un bouton de la veste du commandant. Il s'est attaché à mon sac la dernière fois que l'on s'est vus. Sans savoir pourquoi, j'avais décidé de le garder...

Comment, après ça, ne pas croire au destin ? avais-je immédiatement songé.

Je priai alors pour que l'on ne soit pas destinés à échouer, justement. Parce que notre plan était tout sauf ingénieux, tout sauf certain autant pour son déroulement que pour nos vies. Mais ce qui m'inquiétait le plus dans l'histoire, c'était Mathilde.

Nous avions besoin d'elle, et j'avais choisi de lui faire confiance, quand, répondant à mon courriel électronique, elle m'avait juré servir notre cause et nous aider. En effet, son rôle était crucial dans l'affaire. Mais à présent, elle avait nos vies entre ses mains.

Elle pouvait tout simplement choisir de nous dénoncer. Mais, je ne le pensais pas. Déjà parce que j'avais une confiance aveugle en cette femme. Ensuite, par logique. Lieutenante en chef, elle avait tout à gagner dans la chute du commandant. Elle prendrait sa place.

Notre mission prenait la moitié de ma tête, or d'autres tracas encore m'assaillaient : ils étaient tous liés à Rose. La perspective d'un plan avait bien trop effacé son acte surnaturel à mon goût. J'avais fait part de mon hypothèse aux autres - celle supposant que Maria lui aurait fait quelque chose -, mais elle avait été accueillie par un long silence perplexe. Cependant, personne n'émit de contre-argument, ou n'avança d'autre théorie.

- Hélène, reprit une voix derrière moi, c'est très important, concentre-toi.

Je m'extirpai de mes pensées.

- Bon, recommence, m'intima Jey.

Mes mains, plaquées derrière mon dos, étaient emprisonnées dans une corde épaisse.

C'était ma cinquième tentative : je me devais de réussir. Ne serait-ce que pour l'honneur.

Chris et Rose nous observaient, affalés sur le canapé, un bol de choco pops entre les mains. Vu leurs mines amusées, des popcorn auraient été bien plus appropriés.

- OK...

Mes doigts se faufilèrent difficilement sur la corde, et, en cinq secondes, je finis par trouver le bout si particulier que je cherchais. Fermement, je tirai dessus. La corde se desserra et tomba au sol.

- Voilà ! s'exclama Jey. C'est exactement ça, tu as com-pris !

Le nœud était conçu pour que je puisse m'en défaire d'un geste simple et rapide.
Mes spectateurs, hilares, applaudirent exagérément. Je leur adressai un regard noir. Cela ne fit que redoubler leurs rires.
Jey me retourna vers lui.

- Bon, à ce moment, tu sais ce que tu auras à faire.

- Justement... on ne va pas se poser des questions ?

Il haussa les épaules.

- Ils seront vite distraits par autre chose.

- Mmmh. Vrai...

Il me sourit, sans parvenir à masquer l'inquiétude de ses yeux.

- Tout ira bien, lui promis-je. Assure-toi juste de suivre le plan, quoi qu'il arrive. Je t'en supplie, Jey... quoi qu'il arrive.

Mon interlocuteur détourna les yeux et acquiesça brièvement.


*
 

Deux semaines défilèrent, s'abandonnant au temps comme je m'abandonnais à mes songes.

L'incident de Rose s'était vite oublié, détourné par notre future intervention. Mais les vers autrefois prononcés se faufilaient chaque nuit dans mon crâne. Et plus je parvenais à leur donner un sens, plus il devenait ardu de fermer l'œil.

Il ne se passa rien de mémorable pendant cette période, sinon le moment où je réalisai que les piques de Chris et Jey étaient devenues presque des jeux amicaux.

Nous continuâmes à tracer le commandant, à travailler notre médiocre plan. Une fois certains des déplacements répétitifs du commandant, nous fixâmes la date. Nous fixâmes l'heure. Tout cela avec Mathilde, et rien, à la minute près, ne fut laissé au hasard...

Et même si, le jour J, notre départ ressembla bien trop à une scène d'adieu, j'avais cet espoir ancré en moi, et cette soif, cette soif intense de vengeance qui me prenait à la gorge.
 

*


La voiture s'arrêta, garée dans une ruelle discrète qui nous offrait une bonne vue d'ensemble. Je mourrais d'envie de passer à l'action.

Mais l'heure de l'opération avait été fixée à 19 heures 45. Le commandant, étant terriblement ponctuel, regagnait chaque soir son appartement de luxe, à 19 heures 30 précises, au dernier étage d'un building. À vrai dire, il menait une vie de prince, et c'était plus encore le cas pour un militaire.

Chaque recoin de moi-même souhaitait le démolir. Évidemment, nous étions tenus d'attendre, et venus bien en avance. Dans la voiture, je repliai mes jambes contre moi. Nous restâmes ainsi une demi-heure, alors que l'angoisse, l'adrénaline et la peur me gagnaient peu à peu.

- Le voici, finit par déclarer Jey.

Une splendide Lamborghini dernier cri s'immobilisa soudain devant le bâtiment.

Mon cœur eut un soubresaut. Presque aussitôt sortirent deux hommes à l'expression stoïque, armés jusqu'aux dents. Ils se placèrent tout deux de chaque côté d'une portière, puis il sortit. Lui.

Je hoquetai. Tous les muscles de mon corps se raidirent.

Mon cerveau enregistra de façon machinale les éléments qui m'étaient familiers. Son uniforme plus luxueux que ses compatriotes, verdâtre. Son pantalon évasé. Le couvre-chef propre à son titre. Les médailles qu'il arborait fièrement. Le reflet du soleil dans celles-ci. Et dans ses boutons d'or. Moi, qui déglutis. Ma main qui s'agrippe au siège.

À ce que je constatais, rien n'avait changé. D'ici, je pouvais presque scruter son expression indifférente, qui était, parfois, remplacée par un sourire narquois, comme tout droit sorti de mes cauchemars.

Je regrettais vivement qu'il ne suffise pas de le tuer pour m'innocenter. Il me tardait de connaître l'odeur de son sang.

Il marcha avec adresse jusqu'au building, escorté par les deux hommes, sans jeter un regard dans notre direction.

Nous attendîmes encore.

À 19 heures 35, une femme au teint basané dont les cheveux étaient lissées et tressés à l'arrière, fit son apparition dans la rue. Accoutrée du même uniforme que celui des simples soldats, seul le couvre-chef de la lieutenante la différenciait de ceux-ci. Une règle humiliante instaurée par le commandant lui-même.

Elle tenait à la main un document qu'elle serrait contre elle. Quand sa main se posa sur la poignée de la porte du bâtiment, elle nous lança un regard furtif, puis se lança à son tour.

Je me tournai vers Jey.

- Tu es sûr de vouloir faire ça ?

Comme si on pouvait faire marche arrière...

Sans répondre à ma question, Jey entreprit de me ficeler les mains. De façon très serrée. Une fois celles-ci illusoirement liées, nous jetâmes simultanément un coup d'œil à l'heure.

- Dix neuf heures quarante quatre, lut-il amèrement.

Déjà. Subitement, l'oxygène se fit rare.

Jey se pencha pour m'embrasser, puis, brusquement, sortit de la voiture. Il fit le tour de celle-ci, puis ouvrit ma portière d'un coup sec.

- Viens par ici, grogna-t-il, évitant mon regard.

Il me tira hors de là, puis claqua violemment la porte.

- Jey... Qu'est-ce que...?

Le soldat m'agrippa fermement le bras et m'entraîna de force à l'intérieur du bâtiment, dans le hall. Je ne pris pas le temps d'examiner les tapisseries, les meubles luxueux, ni les rideaux de soie.

J'étais trop concentrée sur le fait qu'il n'y avait pas la réceptionniste habituelle. Mathilde avait bel et bien rempli cette clause du contrat.

Jey me tira dans l'ascenseur. Un bruit métallique se fit entendre lorsque nous l'empruntâmes, masquant à peine le murmure de mon angoisse.

Quand les portes s'ouvrirent, avec un "ding" un peu déplacé, le soldat qui m'était devenu inconnu me poussa dans le couloir. Il vint recouvrer sa prise à mon bras, et nous arrêta devant les deux militaires qui nous toisaient avec incrédulité, devant la résidence du commandant.

L'un était très grand - il dépassait Jey -, et possédait des yeux pâles qui contrastaient de façon effrayante avec ses cheveux noirs. L'autre, dont la barbe mal rasée donnait à ses joues une couleur grisâtre, avait une taille plus commune, ainsi que de petits yeux interrogateurs et un nez un peu tordu.

- Je veux voir le commandant, exigea Jey.

- Non ! m'exclamai-je. S'il te plaît...

- Ça ne va pas être possible, affirma autoritairement un des soldats - le géant.

- Ah non ?

Il nous rapprocha un peu plus.

- La fille que j'ai là, déclara-t-il d'un ton menaçant, c'est Hélène Collar. Donc tu as intérêt à prévenir le commandant si tu ne veux pas perdre ton poste.

L'homme mal rasé eut un frisson à l'évocation de mon nom. Jey lui sourit ironiquement.

Le grand militaire blêmit, et, sans rien ajouter, mais non sans me lancer un regard terrifié, s'éclipsa à l'intérieur.
L'autre soldat fixa ses chaussures pour éviter mon regard. C'était aussi comique qu'effarant.

- QUOI ?! rugit une voix dans la pièce d'à côté, presque aussitôt que le géant fut entré.

Là, je me débattis de toutes mes forces.
Mais j'étais un poisson entre les dents d'un requin...

- Lâche-moi ! hurlai-je à mon tour.

Des pas rapides et furieux se firent entendre dans la salle, puis la porte s'ouvrit... A la vue du commandant en personne. Je me statufiai.

Comment vous décrire un être pareil à celui qui se tenait devant moi ?

Ses yeux étaient d'un vert émeraude vif, sa peau, plus pâle que le marbre. Une balafre recouvrait sa joue droite, qui donnait, selon certaines dames, un côté héroïque à sa carrure, désirable par bon nombre d'entre elles. Son expression était médusée par la surprise. Le revoir était pire que tout. Je crus que j'allais vomir.

Jey s'éclaircit la voix.

- On m'a parlé d'un butin ?

Le commandant cligna des yeux, et détacha son regard de moi pour le scotcher sur Jey.
Ses lèvres prirent la forme de ce sourire que je haïssais tant.

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