Chapitre 3

- Mais, enfin, murmura mon frère, pour le moins égaré, tu m'avais dit que tu ne reviendrais pas...

- Pour ta sécurité, oui.

Je savais qu'il m'en voulait terriblement de l'avoir laissé. Je chassai avec vigueur la saisissante et insistante culpabilité qui infiltrait mon âme. Encore et toujours elle...

- Mais, écoute, j'aurais besoin que tu me rendes un service.

Je jetai un coup d'œil à mes amis.

- Il vaudrait juste mieux trouver un endroit plus... tranquille.

Il me détailla, comme plongé dans une intense réflexion.

- Je suis de cet avis, approuva Jey.

- Alors venez, se décida Chris, l'air grave.

Il nous entraîna à l'extérieur, parmi le jardin arboré et les roses de neige, d'un pas vif et discret qui le caractérisait assez bien.

- Une chance que je n'aie pas de cours à donner cette après-midi, murmura-t-il, sûrement plus pour lui-même que pour nous autres.

Chris dépassa le portail sans ralentir la vive allure qu'il exerçait, nous plongeant en une microseconde du bel orphelinat à la rue inquiétante.


Deux mondes opposés, un portail. J'avais la vague impression d'avoir déjà vécu une situation similaire...

- Il a l'air tendu, remarqua Jey.

- À mon humble avis...

Des images sanglantes, souvenirs refoulés, passèrent en une traite dans ma tête, me faisant vaciller un instant. Le souffle court, je repris contenance.

- Il a bien raison...

Nous sortîmes de la rue lugubre, nous nous engageâmes dans une autre. En chemin, notre groupe passa devant plusieurs boutiques. Elles rendaient un peu plus animé le coin présent, pourtant mon frère ne ralentit pas.

Chris traversa la route de son allure vive. Encore bouleversée par mes visions horrifiques, je fis de même, sans entendre le vrombissement soudain de la voiture qui venait de bifurquer dans cette rue... et qui nous fonçait droit dessus.

Je sentis un frôlement derrière moi, et Jey hurla le prénom de celle qui se trouvait à coup sûr sur la trajectoire de l'engin. Rose.

Je fis volte-face, et, en une seconde, je fus témoin de tout. Je la vis, avec son élégante chevelure bouclée, tournée face à ce qui fonçait droit sur elle : une décapotable blanche à pleine vitesse. La petite fille demeurait totalement médusée. Et l'automobiliste ne réagissait pas. C'était même à se demander s'il n'accélérait pas pour l'occasion.

Je n'eus pas le temps de réagir, ni de ressentir quelconque sentiment. Une seconde passe si vite.

L'inévitable arriva alors. La voiture l'atteignit. Un malheur, ça arrive si vite, alors même que vous vous pensez sauvé.

À ce moment-là, tout devint flou, et je crus que mon cerveau déraillait. Ou était-ce peut-être le monde qui ne tournait pas rond ?

Quoi qu'il en soit, la voiture continua sa route sans un arrêt, roulant dans sa trajectoire comme si rien ne s'était passé, et Rose...
Ne devait-elle pas être percutée ? Valdinguer, sinon à l'autre bout de la rue, au moins quelques mètres plus loin ?
Rien ne s'était passé, en effet.

Je la toisai alors, cette petite fille à l'aspect de fée, sans comprendre comment diable elle se trouvait là, simplement essoufflée sur le trottoir, juste devant moi, sans n'avoir subi aucun dommage.

Je ne saisissais pas la situation, mais ça ne m'empêcha pas de faire ce que je fis. Avec un soulagement indescriptible, je m'élançai vers elle, aussi effarée que je l'étais, pour la serrer contre moi. Peut-être était-elle réellement une fée, après tout.

Jey m'imita, me l'arrachant presque, sa chère sœur. Il murmura son nom en boucle plusieurs fois, aussi boule-versé que soulagé. Recouvrant peu à peu ma raison, mes pensées s'entremêlèrent, des flux de questions se tortillant en continu dans mon crâne. Avais-je bien vu ce que j'avais vu ? Rose était-elle vraiment passée d'un endroit à un autre en une seconde ?!

Pendant que Jey la couvrait de ses bras rassurants, je demandai à Chris où était son immeuble. Hébété, il me l'indiqua de son doigt.

Tous trop confus pour parler de l'incident tout de suite, nous nous pressâmes jusqu'à la façade du bâtiment, devenu grisâtre par le temps et par le visible manque d'entretien. Chris tapa un code à son seuil, puis nous fit entrer un par un en son sein, nous tenant, malgré son bouleversement, galamment la porte.

Rose semblait traumatisée et perdue dans ses pensées. Jey la talonnait au centimètre près. Nous montâmes pres-tement un amas d'escalier, puis Chris nous enferma chez lui, claquant brutalement sa porte métallique. Alors appuyé sur celle-ci, il croisa les bras et nous toisa.

- Je vous écoute, souffla-t-il, hors d'haleine après avoir monté la panoplie de marches aussi vite. Quelqu'un peut m'expliquer ce qui vient de se passer ?

Sa voix frôlait l'hystérie.
Il se tourna vers moi. Moi-même, je me tournai vers Jey, qui, lui, s'agenouilla aux pieds de Rose.

- Ma chérie, raconte nous ce qui s'est passé...

La petite fille ne répondit pas.

- Rose ?

Elle sursauta, paraissant réaliser pour la première fois qu'on lui adressait la parole.

- Oui ? demanda-t-elle d'une petite voix.

- J'ai eu très peur pour toi, ma puce. Qu'est-il arrivé ?

Rose fronça les sourcils.

- Tu te rappelles, il y a une voiture qui allait te percuter, et au moment propice, tu es apparue devant Hélène.

Jey leva la tête vers nous.

- On a bien vu la même chose, n'est-ce pas ?

- Oui.

Rose me regarda quelques temps.

- Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé... J'ai vu la voiture qui fonçait droit sur moi, puis le temps s'est comme... arrêté. Et, vous n'allez pas me croire, j'ai entendu une voix... Enfin, c'était plutôt un chant, celui d'Iliana, la prophétesse de l'Ancien-Monde. J'ai reconnu sa voix. C'est une gentille dame. Ensuite... je sais pas moi...

Elle se tortilla, gagnée par la panique.

- Je n'ai eu qu'à marcher jusqu'à Hélène. La chanson m'a fait penser à toi, je sais pas pourquoi.

- Chuuut, la calmai-je. Reprends ton souffle.

La pauvre fille sursauta derechef à mes derniers mots.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je, complètement affli-gée par son état.

- Ce que tu as dit... C'était de ça que la chanson a parlé.

Je m'abaissai aux côtés de Jey.

- Que disait-elle ? Tu t'en souviens ?

Elle hocha la tête, et me regarda comme je la regardai : d'une façon apitoyée. La voix de la fille raisonna alors en une mélodie à la fois lugubre et doucereuse, me fixant de son regard d'ange pénétrant. Elle lâcha :

-Un, deux, trois souffles sont permis,
L'un régulier, l'autre tari.
Et le dernier, sa destinée,
Haletant... ou souffle figé.
 

*


- Je ne comprends pas, me glissa Chris. Cette petite délire, pourquoi portes-tu tant d'intérêt à ses paroles ?

Je ne répondis pas. Mes pensées tourbillonnaient. Rose était restée longtemps dans l'Ancien-Monde. Et si Maria lui avait confié des... pouvoirs surnaturels ? Puis lui avait effacé la mémoire, comme avec Léo ? Elle ne se serait rendu compte de rien, et ça aurait pu être fait n'importe quand... Et si c'était possible ? Si elle avait une faculté extraordinaire ? Et puis, ces paroles, qu'elle m'associait, en plus ! Elles n'annonçaient rien de bon...

Chris rit nerveusement.

- Hélène ? Ça ne va pas ? Tu es toute pâle...

Je me tournai vers lui. Son front moite comportait des perles de sueur.

- Chris, tu ferais mieux de t'asseoir, lui assurai-je. Nous avons des choses... improbables à te raconter.

Ça semblait être le mot. Improbables. Mon frère tituba quand je le saisis par le bras et que je le traînai vers la salle à manger. Là, je lui tirai une chaise que je lui indiquai.

Il s'assit, et quand son regard convergea vers moi, je me dis qu'on devait être brefs. Il semblait déjà songer à nous envoyer à l'hôpital psychiatrique, et peut-être lui-même avec.
Seulement, comment être bref avec une histoire semblable à la notre sur les bras ?

Tant pis, ça allait être long.

Je lui racontai tout : depuis ma rencontre avec Jey et Léo, jusqu'à notre sortie dans l'Ancien-Monde, en passant par les traqueurs saouls, les épreuves des saisons, l'impératrice déroutante et l'épreuve du néant....

Mon frère m'observait d'un œil de plus en plus sceptique au fur et à mesure que je débitais notre histoire. Étonnamment, il apporta soudainement de la crédibilité à ce que je disais quand je lui fis part du baiser.

- Quoi ? fit Chris en ouvrant grand la bouche. Dis-moi que ce n'est pas vrai ! Tu es vraiment avec... avec lui ? Ça me dégoûte.

Il repoussa sa chaise en se levant.
Jey lui lança un regard assez éloquent, que je pourrais traduire par "tu as de la chance d'être son frère, connard..." Vous voyez de quel genre de regard je parle.

- Tu n'as plus cinq ans, Chris, m'énervai-je. Ne fais pas le gamin.

- Hum.

Il souffla.

- Bon, supposons que votre histoire soit vraie, sœurette. Puis-je savoir ce que j'ai à voir dans cette folie ? maugréa-t-il.

-On a un plan... Jey a un plan pour me sortir des griffes du commandant, mais tu devras garder Rose tout au long de l'opération.

Jey pointa aussitôt son index sur lui.

- S'il lui arrive malheur...

- Ce ne sera pas le cas, railla-t-il. Je suis prof : garder les enfants ça me connait !

Je levai les yeux au ciel.

- Alors, Jey, quand est-ce que vous comptez nous éclairer de votre incontestable génie ?

- Chris... ronchonnai-je.

- Quoi ?

- Ignore-le, Jey. Vas-y, on t'écoute.

Celui-ci tortilla machinalement ses mains entre elles, puis leva les yeux vers nous.

- On va s'introduire dans les appartements du commandant, déclara-t-il.

C'est alors qu'il nous dévoila son plan... dans les moindres détails.

;
Je restai clouée sur place.

- C'est trop dangereux, décrétai-je, aussitôt qu'il eut terminé.

- En un sens, ce n'est pas plus dangereux que la situation que tu vis là...

- Pas pour moi, pour toi, sombre idiot !

Il prit son souffle pour riposter, je l'en empêchai.

- Il y a une alternative à cela.

Il haussa les sourcils, méfiant.

- Laquelle ?

Pendant qu'il parlait, une idée avait germé dans mon esprit. Je lui exposai le fond de ma pensée.

- Hélène...

Jey me prit par la taille, sous le regard révolté de mon frère, et m'emmena à l'écart des autres. Au fin fond de l'appartement, il prit ma main dans la sienne.

- Dans ce plan, je ne pourrai pas te protéger, chuchota-t-il.

- Et je t'interdis de tenter de le faire. Tu sais que mon alternative marchera mieux que la tienne, et tu seras un peu plus en sécurité.

- Hélène, ça ne m'est pas suppor...

- C'est ça ou rien, Jey. Tu t'exposes assez comme cela de toute façon.

- Mais...

Il plaça tendrement ma mèche de cheveux derrière mon oreille.

- Tu es consciente que je ne pourrais pas intervenir ?

- Et c'est bien ainsi, lui assurai-je fermement.

Hélas, je l'aimais trop pour le mettre plus en péril. Le risque de mort était déjà assez élevé pour sa personne comme cela.

Chris nous rejoignit. Il tenait Rose par la main. Comme tout le monde, il semblait déjà sous son emprise.

- Écoutez, vos intentions me paraissent totalement insensées et folles, avoua-t-il. Et vous vous mettez dans un danger incommensurable.

Il pivota vers Jey.

- Mais sache que si tu réussis, et que tu me la ramènes en un seul morceau, je te serai éternellement reconnaissant. Dans le cas contraire...

Il s'approcha de mon soldat d'un air menaçant.

- Je serai forcé de te réduire en cendres.

La menace pouvait être remise en question, dans la mesure où Chris devait lever la tête pour lui parler.

Jey aurait pu riposter, mais il hocha la tête à la place. Pas d'une façon apeurée, plutôt d'un air entendu, comme s'il était d'accord avec les propos de mon frère.

C'était bien beau tout ça, mais je n'étais pas une petite fille.

Cela dit, j'appréciais le geste, témoignage manifeste de leur amour pour moi.

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