Chapitre 14
Je me réveillai en sueur dans mes draps confortables, avec un sursaut brutal, l'état plus piteux que jamais.
Tous les membres de mon corps étaient secoués de spasmes incontrôlables, et mes joues inondées de larmes me brûlaient affreusement. Mais le plus terrible, c'était l'incommensurable douleur qui s'était logée dans mon cœur, et la peur, la peur qui me vrillait le ventre sans retenue.
J'avais si peur.
J'inspirai profondément, étouffant les cris qui souhaitaient sortir de moi, s'échapper, me libérer. Mais songer que me laisser aller puisse me délivrer relevait - définitivement - d'un pur mensonge. J'étais à jamais prisonnière muette, claquemurée dans mes tourments, assaillie par des lames ardentes qui transperçaient mon âme. Je me recroquevillai alors silencieusement, endurant le martyre qui s'était éteint un moment mais qui renaquit cette nuit.
Pourquoi ? L'extase d'un baiser, la joie de pouvoir sortir de ce monde... Pourquoi cela avait-il fait renaître mes cauchemars ? Pourquoi ne pouvais-je point être un peu... heureuse ?
Même si "cauchemar" n'était pas le mot. "Souvenir" était - un brin - plus véridique.
Mon poing s'abattit devant moi, rencontrant dans l'obscurité la surface dure et glacée du mur. On ne pouvait pas échapper au passé, aussi douloureux était-ce. Je devrais le savoir depuis le temps. Pourtant, mon présent, ce présent là, semblait si miraculeux. Je désirais tellement le vivre aujourd'hui. Je me mis inconsciemment à caresser le mur en me souvenant que Jey se trouvait derrière.
Alors que je m'abîmais dans des pensées à son égard, une idée germa lentement dans mon esprit - une idée inimitable par son manque de finesse. Tellement simple... tellement séduisante. J'essayai de me retenir. Il suffisait de rester là, de ne pas bouger. D'attendre - d'espérer - la fin de la nuit, et de saisir la lumière dès qu'elle ferait son apparition, comme je l'avais toujours fait. Mais il me semblait que chaque recoin de mon être en avait assez d'attendre dans les ténèbres.
Sans que je puisse les en empêcher, mes pieds s'échappèrent des draps, glissèrent sur le sol, puis mes jambes, complices, me soulevèrent et me firent traverser la pièce, dans la ravissante nuisette claire que m'avait prêtée Maria. Mes jambes m'emmenèrent dans le couloir, juste devant la chambre d'à côté. Là, elles cessèrent leur œuvre, attendant irrémédiablement que je frappe.
Je pinçai les lèvres. Qu'allais-je dire ?
Aucune importance, répliqua une partie de mon esprit. Frappe.
J'obéis. Deux coups résonnèrent dans la maison. J'attendis quelques instants, plus anxieuse à chaque seconde. Alors, la porte s'ouvrit doucement.
Jey m'accueillit, les cheveux en bataille, la mine soucieuse. Il était si beau lorsqu'il s'inquiétait. Aussitôt que je croisai ses prunelles d'ébène, une chaleur suave envahit mon cœur.
- Hélène ?
- Désolée, je... je n'arrivais pas à dormir.
Ma stupidité me frappa tout à coup en pleine figure. Je l'avais tiré de son doux sommeil... Mais qu'est-ce qui m'avait prise d'être aussi égoïste ?
- Mais, c'est... c'est pas grave, bredouillai-je.
- Non, attends, dit-il d'une voix posée. Entre.
Je ne le lui fis pas dire deux fois. Jey referma précau-tionneusement la porte grinçante, puis se tourna vers moi.
- Que se passe-t-il ? dit-il, fouillant mon regard.
- Je te demande pardon, je ne sais pas ce qui m'a prise, m'excusai-je. Je voulais juste te voir.
Il leva les sourcils, amusé.
- En plein milieu de la nuit ?
- C'est un peu bête... reconnus-je.
- Carrément, approuva-t-il. C'est complètement idiot ! Et ça te le paraîtra encore plus quand tu sauras que moi aussi...
Je n'y tins plus. J'avais trop besoin de lui. Je sautai à son coup et le serrai, le serrai comme s'il était la chose la plus importante, la plus précieuse des deux mondes. Réflexion faite, il était la chose la plus précieuse des deux mondes. Dans son dos, une larme discrète s'échappa de mes yeux rassurés.
- Mais... tu trembles !
Il m'emmena jusqu'à son lit, chancelante.
- Hélène, que se passe-t-il ? me demanda mon miracle en passant délicatement sa main dans mes cheveux.
- Rien... J'ai juste fait un cauchemar.
Ses lèvres se tordirent légèrement.
- Je sens quand il y a des choses que tu ne me dis pas...
Il ancra ses prunelles dans les miennes, continuant à jouer tendrement avec mes mèches, parfois caressant timidement ma joue.
- Je n'ai pas vraiment envie d'en parler.
- Ce n'est pas la première fois que tu en fais, des cauchemars. Je t'ai déjà vu gesticuler dans ton sommeil, gémir. C'est une des raisons qui m'avaient poussé à croire que tu n'étais pas une meurtrière... N'empêche, c'est horrible.
Qui m'avaient poussé à croire... Que je n'étais pas une meurtrière... Jey parlait au passé, comme s'il n'avait plus aucun doute à mon sujet.
Les personnes qui me considéraient comme innocente se comptaient sur les doigts de ma main.
- Ça vient, ça part...
- Ça ne m'est pas supportable de te voir ainsi.
J'appuyai ma tête contre son torse.
- Je sais.
- Tu rêves de choses qui se sont produites n'est-ce pas ? lâcha-t-il au bout d'un moment.
Je frémis en me rappelant mon rêve. Les pulsations de son cœur m'en avait distraite. En signe de réponse, j'engouffrai un peu plus ma tête contre lui.
- Oh, mon Hélène... Tes secrets te perdront... chuchota-t-il, d'un ton certes apaisant. Oublie, je suis là.
Je me détendis.
Nous restâmes ainsi pendant un moment, puis je finis par lever les yeux vers Jey. Celui-ci fixait avidement ma bouche.
Je ris doucement.
- À quoi penses-tu ?
- À la prophétie, murmura-t-il en se rapprochant, de sorte que son haleine fraîche dévora mon visage.
Je me redressai pour mieux contempler son air fasciné.
- Elle dit que si nous nous embrassons à l'extérieur, un portail s'ouvrira. Qu'en est-il de l'intérieur d'une maison ?
Mon cœur rata un battement.
Je m'approchai timidement. Nos bouches n'étaient séparées que par un centimètre... que je brûlais de réduire à néant.
- On pourrait émettre bon nombre d'hypothèses, dis-je d'un ton parfaitement innocent, mais...
- Mais ? murmura-t-il.
- Rien ne vaut la pratique...
Simultanément, nos lèvres plongèrent, et s'entrechoquèrent sous le coup d'un désir violent - enfin assouvi. Il soupira alors et se pencha pour me permettre de m'allonger, sans cesser une seule seconde de m'embrasser. Ses avants bras se déposèrent à chaque côté de ma tête, mes mains glissèrent derrière sa nuque, effleurant ses cheveux soyeux. Je n'étais plus dans l'Ancien-monde, ni dans le Nouveau. J'étais auprès de Jey.
Mon cœur tambourinait si fort, rien que pour lui... Ses yeux pétillaient d'un éclat impossible. Il se pencha et déposa avec une tendresse infinie un baiser dans mon cou. Il huma mes cheveux, soupira, la chaleur de son souffle me faisant frémir, puis il s'écarta, et un sourire espiègle conquit son visage. Je le considérais, émerveillée.
Il ne s'était rien passé. Aucun portail, aucune lumière n'était apparue. Mais le moment que je venais de vivre n'avait pas besoin de magie.
Il était la magie elle-même.
Et je défiais quiconque voulant me prouver le contraire.
*
J'avais passé l'autre moitié de ma nuit dans un sommeil tranquille, serein, voire... heureux, si on pouvait qualifier une sieste ainsi. Je fus réveillée par un baiser sur mon front et des caresses dans mes cheveux... Quoi de plus beau ? Sinon que ces intentions provenaient de Jey ?
Autant dire que c'était le plus beau matin de ma vie. Mes lèvres s'étirèrent. L'odeur de Jey s'engouffra dans mes narines, doucereuse et apaisante.
- Bonjour...
- Salut, murmurai-je, sans trouver la force de soulever mes paupières.
- On rentre chez nous, ce matin, dit-t-il sur un ton identique, tout en posant son index sur mon nez. J'ai hâte d'enclencher le mécanisme...
Mes yeux s'ouvrirent pour de bon, et croisèrent les siens, me coupant le souffle.
- Ça promet !
Prise d'un regain soudain d'énergie, je m'extirpai du drap, un sourire niais aux lèvres... J'étais heureuse comme jamais.
- Je vais me préparer, on se retrouve en bas !
Il rit.
- C'est d'accord. À tout à l'heure, mon cœur.
Je tressaillis du bonheur que je ne pouvais pas contenir. Comme ces derniers mots sonnaient doux à mes oreilles... Il rigola de nouveau quand mes joues s'empourprèrent à cause de ceux-ci, puis je quittai la pièce.
Dans le couloir, je croisai Léo, qui écarquilla les yeux lorsqu'il me vit sortir de la mauvaise salle. Je courus dans ma chambre avant qu'il n'eût le temps de se départir de sa stupéfaction et de me poser des questions. À l'instant où je m'engouffrais dans mon petit endroit intime, je le vis se diriger dans celui de Jey.
Je ne pus retenir mon rire en tirant la porte.
Sitôt entrée, j'attrapai au vol mes vêtements que j'enfilai en hâte, puis, pour la première fois depuis longtemps, je fixai mon reflet sans une grimace, embellissant même mon portrait en nouant les cheveux d'une natte. Aujourd'hui, être belle n'attirait pas les malédictions. Ça attirait Jey.
Je fus heureuse de constater qu'une fois regroupés, mes cheveux étaient affectés par la gravité, peut-être étant plus lourds, tombant sur mon épaule.
Hier, nous avions résumé la situation aux autres, puis discuté entre nous du moment où nous allions partir, Jey insistant pour que nous le fassions dès lors, pour la sécurité de Rose.
J'avais été immédiatement d'accord avec lui, les paroles de Maria ne m'ayant pas rassurée. Mais la petite avait objecté, repoussant au lendemain matin le départ, soulignant qu'elle souhaitait faire ses adieux aux quelques immortels dont elle s'était attachée. J'avais été surprise qu'une enfant puisse avoir du mal à quitter un monde aussi froid, mais nous lui avions néanmoins accordé cette faveur.
Je dévalai les escaliers avec empressement. Un petit déjeuner trônait sur la table, pas si "petit" que ça, dans la mesure où des mets divers - que l'on devinait succulents - envahissaient toute la table, longue de cinq mètres. De quoi ouvrir l'appétit, n'est-ce pas ?
Juliette y était déjà installée - elle mangeait puisqu'elle n'avait pas encore vingt ans. Elle croqua dans une tartine, puis me salua en levant les yeux.
- Bonjour Hélène, tu vas bien ?
- Salut. Super, et toi ?
- Bien.
Sa mine témoignait pourtant du contraire.
Les autres nous rejoignirent bientôt, mangeant pour la plupart avec entrain les aliments délicieux qui se trouvaient sous leur nez. Tartes, pains, viennoiseries, gâteaux, céréales, œufs, fruits... Mille aliments différents semblaient occuper la table argentée placée spécialement pour nous dans l'immense hall d'entrée.
Pendant un moment, personne ne parla, bien trop occupé à ingurgiter la nourriture raffinée - cependant que Léo lançait des regards vers à peu près tout le monde.
Comme si me voir sortir de la chambre de Jey l'avait rendu fou...
Il se faisait des idées, ce crétin.
- On va enfin sortir... murmura Rose, me tirant de mes pensées.
- C'est cool, non ? fit son frère. On va enfin rentrer à la maison !
Il disait "on", il pensait "tu", je le connaissais assez pour savoir ça.
- Ça fait tellement longtemps, j'ai presque oublié comment était ma chambre...
La petite fille pensive avait les yeux brillants. La souffrance se peignit un instant sur le visage de son frère, se dissipa aussitôt.
- Tu vas bientôt la retrouver, lui assura-t-il.
Juliette se leva, repoussant sa chaise.
- Tu vas où ? s'enquit aussitôt Léo.
- Aux archives. Maria m'a chargée d'aller récupérer votre cadeau de départ.
- Un cadeau de départ ?
- On se retrouve derrière la maison des Damani. Le portail menant au hangar ne peut apparaître que dehors.
C'était Maria qui venait de parler. Elle se tenait en haut des escaliers, nous toisant. En fait, elle semblait nous observer depuis un bon moment.
- Je t'accompagne, déclara Léo.
Lui et Juliette prirent leur veste et s'enfuirent sans attendre dans le froid de l'Hiver.
Quant à nous, nous attendîmes Rose, qui dégustait à son rythme une appétissante tarte à la framboise. Quand elle eut fini, nous imitâmes nos amis, Maria traînant, grâce à ses pouvoir époustouflants, une table derrière elle, pour une raison que je ne pris même pas la peine de demander.
Elle nous emmena à travers les habitations, cheminant sur les passages, s'engouffrant dans les rues neigeuses. Nous finîmes par nous arrêter derrière une étrange maison, d'un rouge éclatant, cependant aussi luxueuse que celle de l'Impératrice. Celle-ci, visiblement anxieuse, fixait tantôt sa montre, tantôt l'extrémité de l'étroite ruelle dans laquelle nous nous étions engouffrés.
- On est de retour ! lança tout à coup Juliette.
J'ai apporté ce que vous m'avez demandé.
Elle et Léo nous rejoignirent, et la fille mortelle disposa quatre tubes sur la table qu'avait apportée Maria. Le premier était vert, le second, jaune. Un autre s'habillait de rouge. Enfin, le dernier était blanc.
- C'est quoi, des déodorants ? me moquai-je.
- Ce sont des espèces de sprays... expliqua Juliette.
- Ce sont les couleurs des saisons ?
- En effet. Pulvérisez l'air avec un de ceux-ci, et il vous sera insufflé la vertu représentant la saison en question.
Je ne savais que penser face à ce présent étrange.
- Pressons ! s'exclama Maria. J'ai envoyé Arthur faire diversion, mais avec les pouvoirs qu'ont les habitants, je crains que quelqu'un nous surprenne ! Choisissez, choi-sissez vite, choisissez bien ! Un vaporisateur vous est accordé. Vous manquez de courage ? Prenez le rouge...
- On n'a pas besoin de ces objets, me défendis-je, la coupant. Il suffit de le vouloir pour faire preuve de courage.
- Pas tout le temps. Mais si vous n'en voulez pas...
- Si ! intervint Jey.
Sous mes yeux ahuris, il se pencha pour saisir un spray, qu'il glissa aussitôt dans son sac.
- Mais...
- Bien, fit Maria, plus pressée que jamais. Vous pouvez y aller.
Je clignai des yeux, embarrassée.
Elle ne savait définitivement rien de l'Amour. Jey me débarrassa de ma gêne en se plaçant devant moi, couvrant ma vue des autres et les autres à ma vue. Avec un sourire moqueur, il attendit. Il souhaitait que je le fasse. Le cœur battant sous ma poitrine, je levai ma tête dans le but de déposer mes lèvres sur les siennes. Celui-ci, incapable de patience, me devança.
À l'instant où elles se touchèrent, mon cœur s'arrêta de battre. À nouveau. Sa bouche était brûlante. Il m'enlaça avidement et me serra contre son corps athlétique.
Puis, la lumière éclatante surgit du néant. Le hangar nous fit face, notre issue de secours - enfin.
Nous nous détachâmes, et j'évitai le regard de mes amis, les joues en feu.
Jey se racla la gorge.
- Il faut se dépêcher.
Il tira à lui sa sœur - qui affichait une mine dégoûtée. Néanmoins, lorsqu'elle observa notre sortie, son visage se perdit dans un sourire... fascinant.
- Léo, tu viens ?
Celui-ci leva la tête, aussi surpris que si on lui avait annoncé qu'il n'était pas humain.
- Allez ! Ça risque de se refermer à tout moment !
L'expression de Léo me rendit perplexe.
C'est alors que je les vis. Les mains entremêlées du blond et de Juliette. Je me sentis immédiatement terriblement égoïste de ne pas avoir pensé à lui. Mon ami.
- Il va falloir se presser, rappela Maria.
- Je reste ici, déclara-t-il.
- Léo...
Le comique resserra sa main autour de celle de Juliette.
- Écoutez...
Il soupira longuement, formant une longue nuée opaque dans l'air, avant de s'expliquer.
- Maria a laissé entendre qu'elle kidnapperait un autre enfant... Réfléchissez ! (Sa main libre exécutait des petits gestes nerveux, exprimant silencieusement son malaise.) Je suis la personne idéale pour ce boulot. Ça vous a sûrement traversé l'esprit, non ? Donner la bonne humeur, c'est mon travail, les gars. Je préfère rester... et éviter à nouveau le déchirement d'un frère. Et puis, il y a Juliette. Je ne partirai pas sans elle, je ne m'en suis rendu compte que ce matin, idiot comme je suis.
- Léo, nous avons besoin de toi nous aussi, m'opposai-je.
- On se reverra bientôt, Hélène. Vous aussi, Jey et Rose.
Il nous transperça de son regard. Décidé. Son choix était fait.
- Non... fit cette dernière.
- Et si tu ne passes pas de l'autre côté une fois ta "mission" terminée ? se soucia Jey.
- Eh bien, si vous ne me voyez pas pendant quelques années, et que je vous manque, vous saurez où venir me chercher, dit-il avec un clin d'œil.
Un déchirement. Voilà ce que je ressentis.
Que j'aurais aimé pouvoir l'étreindre, lui, mon si merveilleux ami, ou avoir un peu plus de temps pour lui faire mes adieux ! Ce blond aux yeux profonds, ce mature, ce comique, cet être si attachant et joyeux. Celui qui m'avait fait sourire dans les moments simples comme terrifiants. Mais Maria nous pressait. Mais la lumière s'atténuait. Mais le visage de Léo, si cher à mon cœur, était empreint d'une inimitable détermination. À vrai dire, il méritait que l'on respecte son choix.
Le soleil s'était levé, dans l'Ancien-Monde, réchauffant enfin le climat glacé du village, et Léo semblait rayonner. Je rassemblai toutes mes forces pour étirer mes lèvres en un faible sourire.
- À bientôt, murmurai-je.
Avant que le hangar ne disparaisse, nous fîmes un pas en avant.
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