Chapitre 11
Mes doigts frigorifiés agrippaient désespérément la corde, ma jambe enroulée à celle-ci m'intimait de croire en ma survie.
Mais j'étais consciente de la situation, je connaissais la vérité : mon corps remontait vers la surface bien trop lentement, et j'étais exténuée.
Je ne pouvais pas tenir tout le temps de la remontée, je ne pouvais pas grimper par moi-même, je ne pouvais pas finir par ne pas tomber.
J'allais mourir. Pour de vrai cette fois. J'allais lâcher ce qui me retenait à la vie.
Mais je tenais bon, encore, le temps que je le pouvais, rattachée à ce filament d'espoir au milieu de l'obscurité.
Ce qu'il me fallait, c'était un miracle, ni plus ni moins. De ceux qu'on ne voit qu'une fois par siècle. Or, l'existence même de mon couteau en avait été un.
Demander un miracle par siècle, d'accord, mais deux en une journée ? Cela ne relevait-t-il pas de l'impossible ?
Soudain, la corde s'arrêta. Je me retrouvai suspendue dans les airs, en train de tourner et de gémir comme une idiote. Puis, elle recommença à monter, mais pas de la même façon. Plus de cette lenteur considérable. Non, la corde était tirée par des mouvements vifs et rapides, à tel point que je devais me cramponner de toutes mes forces, jointures blanchies et mains sanguinolentes. Je remontais vite, très vite.
Finalement, je dus éprouver cinq bonnes minutes cette torture inconcevable. Mais je voyais la lumière du jour, je la voyais croître. Ma lueur d'espoir se transformait en clarté éblouissante.
Ainsi, deux miracles pouvaient avoir lieu en une journée.
Je percevais le ciel, et la fin du gouffre, à dix mètres. Huit mètres. Cinq mètres !
La tête de Maria émergea. Quand elle m'aperçut, ses yeux s'écarquillèrent. Elle tendit le bras, comme pour m'atteindre, mais sa main percuta un champ invisible, le même qui séparait les saisons. Les immortels ne pouvaient pas franchir le gouffre.
Malgré toute ma fatigue, une petite voix en moi se demanda comment elle faisait pour me remonter, penchée comme ça.
En tendant l'oreille, je m'aperçus qu'une voix rauque criait en boucle : "Un, deux, trois, TIREEEEZ ! Un, deux, trois, TIREEEEZ ! Un, deux...".
Je finis par surgir hors des ténèbres. Dès que ma main surgit de la barrière invisible, Maria me tira hors de là, et je m'extirpai avec peine du gouffre.
Elle me souleva et me déposa un peu plus loin. Aussitôt que mes pieds entrèrent en contact avec la terre ferme, mes jambes se dérobèrent sous mon poids, et mes genoux butèrent contre le sol. J'eus à peine le temps de discerner mes amis : Jey, Léo et Rose, accompagnés de Juliette, qui couraient vers moi.
Mon corps bascula sur le côté. Je sombrai.
*
Quand je refis surface, mes yeux s'ouvrirent sur un plafond blanc immaculé. Je souris, je ne sais pas vraiment pourquoi. Je crois que j'étais juste fâchée avec le terne, et que le blanc me rendait joyeuse.
Ah oui, c'est vrai, sûrement aussi parce que j'avais réussi cette épreuve du néant.
Maria avait dû profiter de ma perte de connaissance pour me chaparder la sapienta.
Pas grave, songeai-je, elle va bien dire comment quitter ce monde à son peuple bien aimé, et ça passera sûrement par nos oreilles.
Je me redressai, découvrant une ravissante petite chambre, meublée luxueusement. Sur la table de chevet, un plateau repas avait été déposé à mon attention. Je le pris entre mes mains.
Il était froid, mais je l'engloutis sans broncher : j'avais trop faim pour faire des chichis.
Après quoi, je me levai. Je me sentais vraiment bien, étrangement. Moralement, du moins. Sinon, mes mains me faisaient mal, et je devais avoir des courbatures à peu près... partout.
Je trouvai mes chaussures, que j'enfilai aussitôt, et pareil pour mon manteau. J'arrangeai ensuite rapidement mes cheveux ébouriffés, puis je me décidai enfin à sortir.
Ma main massacrée saisit la poignée de la porte, mon bras endolori la poussa. Lorsque je franchis le seuil, je découvris Jey, affalé sur le sol, le dos appuyé contre le mur. Ses yeux étaient clos. Au son de mon entrée, il les ouvrit subitement et... il me vit. Son visage s'illumina, il se leva aussitôt.
- Hélène...
Il vint précipitamment jusqu'à moi ; prit mon visage au creux de sa main.
Un frisson parcourut tout mon corps.
Je l'avais enfin retrouvé.
- Tu vas bien...
- Oui, soufflai-je.
Il me détailla quelques secondes, puis m'avoua dans un murmure :
- J'ai eu si peur pour toi...
Le son de sa voix soulagée me fit du bien. J'aimais savoir qu'il avait été anxieux pour ma personne, et qu'il en était rassuré à présent.
Jey expira doucement. Il me caressa timidement la joue, alors que ses magnifiques yeux étaient soudés aux miens, emprunts d'une chaleur indescriptible. Soudain, ils s'en détachèrent, et lorgnèrent ma bouche. Avec hésitation, Jey se pencha vers elle...
Que suis-je en train de faire ?
Je reculai tout à coup. Non. Je ne devais pas.
Sans le laisser se remettre de sa frustration, je fuis Jey. Je dévalai les escaliers, franchis le grand hall de Maria et sortis de la maison.
Tu n'as pas le droit, Hélène, disait ma voix intérieure.
Elle le répétait tel un écho. Un écho douloureux, insoutenable... et véridique. Je courus dans le village, tant pis pour mes crampes, pour tous les regards scrutateurs, et tant pis pour la similitude de cette situation avec une autre.
Car Jey me criait d'arrêter et courait après moi. Il... me poursuivait.
J'empruntai une ruelle et m'y arrêtai. Sans me cacher cette fois. J'en avais marre, plus que marre de courir. Un jour ou l'autre, il est temps de s'arrêter et d'affronter ses problèmes.
Jey me rejoignit, essoufflé.
- Hélè... commença-t-il.
- Laisse-moi, le coupai-je. S'il te plaît.
Il secoua la tête, s'engouffra lentement dans la ruelle.
- Non, arrête ça, me dit-il.
- Que j'arrête quoi ? m'offusquai-je.
Il poussa un soupir. Ses mains vinrent fourrager ses cheveux. Il semblait anxieux tout-à-coup. Et pour cause ! Je fus ébranlée par ce qu'il me dit ensuite.
- Hélène, je me suis fait un sang d'encre pour toi... Je...
Il déglutit.
- Je t'aime, dit-il d'une voix tressaillante.
Ces mots, si peu de mots, firent chavirer mon cœur.
Devant ma stupeur, il ajouta :
- Ne t'enfuis pas, je t'en prie.
Je tentai de répondre, cela dit mon souffle se coupa, et nous détournâmes simultanément les yeux. (Mais j'avais eu, auparavant, le temps de voir son visage rosir. Le mien brûlait, comme chaque partie de mon corps.)
Jey, lui, serrait les poings.
- Je n'y arrive pas, continua-t-il, je ne peux plus faire semblant, je t'en prie... ne m'oblige pas à rester ton ami.
Il avait craché ce mot comme si c'était la pire des choses qui puisse lui arriver. L'était-ce vraiment, pour moi ? La pire chose qui puisse m'arriver ?
- Je sais que ce n'est pas ce dont tu as envie, dis-le-moi, avoue.
Son ton meurtri était presque suppliant.
Ses traits étaient comme contractés par une immense douleur. Je ne supportais pas de lui infliger ça. Pourtant...
- Jey, je... nous... ne pouvons pas être ensemble, tentai-je de lui expliquer, recouvrant ma voix. Tu sembles ne pas comprendre. M'aimer, c'est mourir. Mourir, tu entends ?
Ma voix était aiguë, surmenée par mes émotions.
- Ta sœur a besoin de toi vivant. On ne doit pas être ensemble.
Voyant qu'il allait protester, j'ajoutai, la voix peu assurée :
- Je ne veux pas qu'on soit ensemble.
Il se statufia, un air de personne giflée accrochant ses traits.
Le torturé s'avança vers moi, je reculai instinctivement. Il plongea son regard dans le mien, bravant mon obstination, et supplia la permission de m'approcher. Après quoi, il refit une tentative... et je ne fis plus rien pour m'éloigner.
Son corps chaud et robuste enlaça soudain mon âme chétive. Un torrent de larmes demanda à sortir. Je les implorai d'attendre.
Il s'éloigna légèrement sans me lâcher, de sorte que ses yeux trouvent les miens. Ses lèvres étaient proches, si proches des miennes. Je sentais les pulsations de son cœur contre ma peau, sa respiration fraîche sur mon visage. Il colla son front au mien, ferma les yeux, fort.
- S'il te plaît, chuchota-t-il. Pas ça. Tu mens Hélène, ça se voit.
Sa voix s'était transformée en gémissement.
- Je...
Mes mains agrippèrent son T-shirt. Il fallait que je résiste. Pour son bien, pour sa survie, il fallait...
Soudain, alors que j'allais rompre de force notre étreinte, il approcha ses lèvres, qui s'écrasèrent contre les miennes. Cet argument balaya toutes mes résolutions. Mon cœur explosa, toute raison en ma tête perdit son sens.
Rien au monde n'aurait pu, un jour, me préparer à une émotion aussi vive que celle-ci.
Il m'embrassa une autre fois, plus tendrement, m'incitant à lui rendre son baiser.
Ce... ce que je fis.
Cela avec toute l'ardeur que j'avais retenue, tout l'amour que j'avais tenté de refouler, en vain... Ses mains glissèrent sur ma hanche, mes reins, mes doigts agrippèrent ses cheveux et s'y cramponnèrent comme à une bouée de sauvetage.
J'avais perdu. J'avais gagné, aussi.
Et il n'y avait plus que lui. Dans mon monde, et dans le monde entier. Seulement Jey.
Il finit par rompre notre baiser, juste pour m'observer. Il prononça mon nom, une fois. Une seule. Pourtant, cela me donna un frisson qui parcourut toute mon échine. Il dévorait littéralement mes yeux, savourant sa victoire. Notre victoire.
Il était à moi, j'étais à lui. Nous n'étions qu'un.
Alors, la cendre blanche qui tombait du ciel s'arrêta net, et une lumière aveuglante fit son apparition.
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