PROLOGUE

Mars 2050, quelque part, en Bretagne...

« - Place de l'Église » annonça la voix robotique lorsque l'aérobus s'arrêta. Ouvrant ses portes arrières, le véhicule laissa descendre son seul passager avant de repartir en glissant au-dessus du bitume dans un ronronnement à peine audible.

Il pleuvait à verse ce soir-là, et Charles Verell n'avait pas pu venir autrement qu'en prenant les transports en commun. Se réfugiant sous l'abribus, il sortit de sa poche de pantalon une montre à gousset vintage et la consulta. Le cadran numérique qui remplaçait les habituelles aiguilles indiquait 21h25. Charles se caressa la moustache avant d'appuyer sur le remontoir. Aussitôt, l'écran de la montre se scinda en petits volets horizontaux pivotants sur eux-mêmes, pour dévoiler une carte du ciel bardée de constellations et d'aiguilles. Quatre d'entre elles tournaient en sens inverse à différentes vitesses, deux étaient fixes et trois battaient la mesure à la façon d'un métronome. Satisfait, Charles rangea sa montre et regarda le ciel en s'armant de son parapluie. Les nuages se déversaient toujours. Soupirant, il courut pour gagner le trottoir d'en face et s'engagea dans une ruelle qui montait en pente douce. Après quelques minutes de marche, il tourna à droite et s'enfonça dans une impasse. Éclairé au fur et à mesure de son avancée par des électro-diodes, Charles cheminait prudemment sur les pavés détrempés et glissants. Quand il arriva au fond de l'impasse, il jeta un rapide regard en arrière pour s'assurer qu'il n'était pas suivi, puis se mettant dos au mur, il recula de trois pas et passa au travers.

De l'autre côté des briques, la pluie était tout bonnement absente. Baissant son parapluie pour le secouer, Charles regarda autour de lui. Des échoppes pour sorciers se dressaient de chaque côté de la rue, illuminée par des lampadaires d'un autre âge. Posant un genou à terre, il fouilla dans son manteau à la recherche de sa baguette magique. Quand il la trouva, il la planta dans le sol en marmonnant : « Yeun Elez ». Aussitôt, un sillon vert fluo se dessina entre les pavés, indiquant la route à suivre. Charles reprit sa baguette, se releva et suivit son fil d'Ariane jusqu'à ce qu'une étrange sensation ne l'arrête en plein milieu d'une placette. « Je suis observé » pensa-t-il en se retournant doucement. Mais à part la statue d'une fontaine, il n'y avait pas un chat sur la place. Pourtant, Charles sentait bien que quelque chose l'épiait de loin. Ce n'est que quand il repartit le long de son sillon brillant que la chose bougea. Derrière la statue, deux grandes tâches bleues se mirent à scintiller et la silhouette longiligne d'un Matagot glissa dans l'ombre d'un réverbère pour suivre ce passant nocturne...

Lorsque Hector Salazar ouvrit sa porte à Charles Verell, celui-ci dégoulinait encore de l'averse qu'il avait traversé. Son manteau gouttait mais l'eau ne semblait pas mouiller le tapis qui garnissait le hall d'entrée, les gouttes disparaissant avant d'atteindre le sol. Charles l'enleva pour l'accrocher au porte-manteau, mais un grognement animal le fit changer d'avis.

- Non, dit Hector. Ne pends pas ton manteau ici, elle risquerait de le manger. Le « elle » en question était une cape déjà pendue au crochet. Bardée de chaînettes en argent, où se balançaient des dents de tailles et formes variées, la cape grondait comme un chien qu'une présence indésirable irriterait. Reprenant son manteau, Charles suivit son hôte et le claquement régulier de sa jambe de bois.

Ils traversèrent un long couloir sombre qui déboucha sur la bibliothèque du manoir. C'était la plus grande que Charles n'eût jamais vu chez un particulier. Quelques vingt-cinq mille ouvrages s'entassaient dans des étagères et sur le sol, formant une véritable mer de livres aux tailles et épaisseurs aussi variées que les thèmes dont ils traitaient. Dans un coin de la pièce se dressait un petit escalier en colimaçon qu'ils gravirent jusqu'à un balcon. De là, ils surplombaient la pièce de la moitié de sa hauteur. Juste en face de cet escalier, une porte s'ouvrait sur un autre couloir que les deux sorciers empruntèrent.

Le bureau d'Hector, où ils venaient d'entrer, était une pièce chaleureuse. Un feu ronflait dans l'âtre, et sa chaleur réchauffa instantanément Charles qui s'empressa de mettre son manteau à sécher sur le dos d'un fauteuil dans lequel son hôte l'invita à s'asseoir.

- Alors mon ami, as-tu fait bon voyage, demanda Hector en s'asseyant en face de son visiteur.

- Plutôt. Et je suis curieux de savoir pourquoi tu m'as fait venir jusqu'ici, répondit Charles avec un sourire.

Hector, qui n'avait pas revu Charles depuis plusieurs années, pris le temps de le dévisager sans lui répondre. Charles Verell mesurait un petit mètre soixante, et possédait une belle moustache rousse frisottée, qui lui donnait l'air d'un écrivain d'un autre âge. Cette ressemblance ne faisait pourtant pas de lui un homme de roman : il était journaliste. Ses yeux bleu-violet, toujours grands ouverts, cherchaient à enregistrer chaque détail visible. Ses mains, brunies par le tabac qu'il fumait à la pipe, étaient aussi fermes que le ton avec lequel il écrivait ses articles.

Connaissant son visiteur, Hector fit apparaître une bouteille de vin de MontMalin dans sa main et deux verres sur l'accoudoir de son fauteuil.

- Comment es tu venu, demanda Hector en proposant à son visiteur le liquide ambré que contenait la bouteille en guise d'apéritif. En balai ou en Portoloin ?

- Ni l'un, ni l'autre, répondit Charles en acceptant volontiers le verre qu'on lui tendait. Je suis venu en aérobus.

- En aréo-quoi ?

- A-é-ro-bus, corrigea Charles en souriant. C'est un moyen de transport Non-Magique. Une sorte de carrosse sans roues, qui flotte au-dessus du sol.

Hector, intrigué, haussa un sourcil en se demandant de quelle sorte de diablerie il pouvait bien s'agir puisque les Insorcellés ne connaissaient pas la magie. Il se perdit un instant dans ses pensées en buvant une gorgée de son vin, puis posant son verre sur l'accoudoir de son fauteuil, il fixa un moment l'âtre crépitant, tout en grattant sa barbe de trois jours. Lorsqu'il revint parmi le commun des mortels, il tourna sa tête vers Charles.

- Sais-tu pourquoi tu es là ? demanda-t-il avec un air mystérieux.

- Non, mais puisque tu vas me le dire, je vais le savoir, répondit malicieusement Charles.

Cette remarque tira un sourire à Hector qui le fixait avec ce même air mystérieux. Désignant son bureau, il invita silencieusement son ami à aller y jeter un œil. Charles se leva et, poussé par la curiosité, il chercha parmi le bazar qui y régnait un détail insolite. Lui qui connaissait Hector, il ne s'étonna pas de voir des monceaux de parchemins écrits en charabia. L'ancien chasseur de mages noirs avait gardé de vieux réflexes, et notamment celui d'écrire avec un alphabet codé pour garder son travail secret. Des plumes, des encriers plus ou moins vides, des rouleaux de machine à écrire, des cartes, des formulaires, des enveloppes vides, une montre à gousset, un trousseau de clés, des grimoires, des classeurs, et tout un tas d'autres fournitures parsemaient le bureau d'Hector, et pourtant quelque chose n'était pas comme d'habitude. Charles le sentait bien. Ayant eu Hector comme enseignant, il connaissait presque aussi bien que lui le désordre ordonné qui y régnait. « Un cahier, voilà le détail insolite ! » se dit le journaliste en attrapant une pile de pages accrochées ensemble par une reliure inadaptée.

Il souleva sa trouvaille et, d'un air triomphant, la brandit devant son hôte.

- Qu'est-ce donc ? demanda Charles en ouvrant le cahier.

Hector ne répondit rien. Il se leva et, se tournant dos à la cheminée, il observa attentivement le visage rayonnant de Charles qui tentait de déchiffrer le contenu du cahier à la lueur du feu.

- Plutôt que de te faire boire au robinet, je vais te faire boire directement à la source. Dit-il en se dirigeant d'un pas claudiquant vers un coin obscur de la pièce. Arrivé aux portes d'une armoire, il l'ouvrit et saisit à deux mains une bassine de pierre qui s'y trouvait. Hector la regarda puis, nonchalamment, il l'envoya flotter dans l'air, d'un geste anodin, comme mué par une vieille habitude enracinée depuis des décennies. Il referma ensuite l'armoire sans se soucier de la trajectoire de la bassine de pierre. À ce moment-là, Charles, tiré de ses contemplations par la lumière argenté émanant de l'objet, se détourna du cahier et de ses pattes de mouches pour regarder attentivement cette nouvelle curiosité.

C'était une Pensine. La plus belle qui lui avait été donné de voir de sa vie. Elle était octogonale, cerclée par deux anneaux de fer gravés de dessins mouvants et des runes en norrois ancien serpentaient sur le pourtour de granit.

- C'est une véritable pièce de musée, dit Charles émerveillé.

- Tout comme moi, ajouta Hector avec un sourire entendu en songeant que cette Pensine avait au moins cinq fois son âge. Tu voulais connaître la raison de ta présence ici, continua-t-il en claquant des doigts pour que s'allument toutes les bougies de la pièce, je vais te la donner. Mais avant, je veux que tu m'assures que tu ne me couperas pas dans mon récit tant que je n'aurai pas terminé et que tu écriras fidèlement tout ce que je te dirais. Ne romance rien. Écris les choses telles que je vais te les montrer.

En disant ces paroles, Hector venait de pousser d'un geste du bras tout ce qui encombrait son bureau. Il y installa une plume, un encrier et un nouveau cahier, vide cette fois, couvert d'une simple reliure de cuir rouge, puis désigna sa place à Charles. Lorsqu'il fût assis, Hector s'avança vers la Pensine, y plongea sa main et en sortit un filament argenté qu'il balança dans le vide. La pièce s'effaça alors peu à peu et les deux hommes, l'un assis au bureau, l'autre de nouveau dans son fauteuil se retrouvèrent entourés par une brume grise et filasse dans laquelle se dessinaient des visages, des formes et des lieux.

- Remontons en arrière. Quelques mois avant ma naissance, en juillet mille six cent soixante dix-huit...

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