Merci, Céline !

Heaven

Mon cœur s'arrête et je fais un bond de deux mètres sur mon siège. Portant ma main à ma gorge, je ferme à nouveau les yeux, essayant de calmer ma respiration erratique. Je m'attendais à tout sauf à ce qu'une sorte de viking frappe à ma fenêtre en plein refrain de All by myself. Bravo, Heaven. La honte. Je marmonne quelques injures à voix basse avant de baisser ma fenêtre.

— Je peux vous aider ? lui demandé-je.

Le grand gaillard courbé en deux à côté de ma minuscule auto pince les lèvres, retenant mal son sourire moqueur :

— Disons que... j'allais vous poser la même question !
— Je ne vois pas pourquoi j'aurais besoin d'aide, lâché-je, en relevant le menton.

Cette fois, l'homme se met à rire :

— Oh, je vois. Effectivement, quoi de plus drôle que de chanter du Mariah Carey à tue-tête en pleine nuit au milieu de nulle part ! Alors bonne soirée, miss.

Il s'éloigne rapidement, certainement pressé de regagner l'intérieur sec et chaud de sa voiture, pendant que moi, je frappe du plat de la main sur le haut de mon volant. Je me maudis d'avance pour ce que je vais faire. Mais ai-je réellement le choix ?

— Céline ! m'exclamé-je.
— Pardon ?

Sortant à mon tour de ma voiture, je cours vers lui et le rejoins à mi-chemin entre nos deux véhicules, en criant le prénom de la chanteuse. L'inconnu fait bien une tête de plus que moi, aussi dois-je lever les yeux pour lui parler. Sauf qu'au moment où mon regard rencontre le sien, je ne sais plus ce que je dois dire. Il a les yeux les plus extraordinaires qu'il m'ait été donné de voir. D'un vert limpide, presque irréel. Je le trouvais déjà à mon goût lorsque je le lorgnais du coin de l'œil, mais maintenant que je le vois sous la lune, je confirme. Il est beau, d'une beauté sauvage. Une barbe bien taillée qui contraste avec ses cheveux un peu trop longs, comme s'il n'avait pas vu le coiffeur depuis quelques mois déjà ; des traits presque durs, une virilité marquée même sur son visage, alors que ses yeux ne sont que douceur. Les mains dans les poches, il hausse légèrement les épaules avant de me sourire. Je réaliseé alors que, non seulement je n'ai pas répondu à sa question, mais en plus, je le dévisage de manière éhontée.

— C'est pas Mariah Carey. C'est Céline Dion. La chanson, reprends-je.

— Oh ! Je vois, répond-il en réprimant un sourire. Alors... Euh, ok, désolé. Bon... On reste sous la pluie à attendre que l'un de nous deux chope un virus mortel ou on se met au chaud dans ma voiture ?

Une fois de plus j'entends la voix de Trip dans ma tête. Souviens-toi que chaque personne que tu croises est un ennemi potentiel. Bordel, ce type voit le mal partout ! Bon, d'accord, je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée de monter en voiture avec le premier venu. Mais je fais quoi ? Je reste là à attendre de savoir si mon SMS a bien été envoyé ? Resserrant les pans de ma veste autour de moi, j'acquiesce d'un mouvement de tête et suis mon sauveur du jour jusque dans son gros 4x4. Pour être totalement honnête, je me sens un brin tendue en m'asseyant sur le siège passager. Après tout, oui, c'est peut-être un tueur en série ? Il s'installe à son tour en poussant un gros soupir :

— Mince, ben on est bien mieux au chaud. Au fait, moi c'est Ian.

Il me tend la main. J'hésite un quart de secondes avant de saisir sa paume. Après tout, les dés sont jetés. S'il doit me zigouiller, c'est trop tard.

— Heaven.

Il ne réagit pas à l'annonce de mon prénom, et j'apprécie. D'accord, en vingt ans, j'en ai déjà entendu des vertes et des pas mûres, concernant le choix de mes parents. Mais on ne s'habitue jamais à être regardée de travers juste pour un patronyme.

— Enchanté, Heaven.

Il manœuvre un peu pour passer à côté de ma voiture et roule doucement en direction du prochain village.

— J'allais à Drumnadrochit, mais je fais une halte à Newtonmore. J'ai une chambre qui m'attend dans un b&b. Et toi, tu allais où ?

Aïe. Est-ce que je dois lui répondre, honnêtement ? Mais tandis que je réfléchis à la réponse la moins stupide, il grimace devant mon silence :

— Oh, tu sais je voulais juste... Enfin c'est histoire de discuter. Et... histoire de savoir où tu veux que je te dépose. Je ne voulais pas être indiscret.

Mince. Je tombe sur un mec sympa, un gentil garçon et je ne suis même pas capable d'aligner deux mots.

— Euh... Je viens d'Edimbourg en fait et...
— Edimbourg ? Ah oui, ce n'est pas tout près. Tu veux que je t'y emmène ?

Même si l'idée est tentante, je ne me vois pas lui demander de faire deux heures de route en pleine nuit.

— Non, ça ira. Quand on arrivera, je brancherai mon téléphone et mon colocataire viendra me chercher. Enfin... J'espère.

Je cale mes mains entre mes jambes pour les réchauffer. Mon chauffeur semble se rendre compte de ma gêne puisqu'il tourne deux boutons en s'excusant :

— Tu as froid ? Si tu veux, je dois avoir un plaid sur le siège arrière.

Je me tortille pour saisir la couverture tout en remerciant Ian. Mais en tirant sur le tissu, je manque de faire tomber un appareil plutôt lourd. Je tends le bras au maximum, histoire ne pas casser... Quoi que soit cette chose.

— Oups, pardon, mon appareil photo te gêne ? Pose-le au sol, t'inquiète.

C'est effectivement un appareil dernier cri, qui doit valoir une petite fortune. Un de ceux sur lesquels on peut changer d'objectif, avec un écran pivotant et un flash amovible. Du matériel de pro, en somme. Alors au lieu de l'abandonner sur le sol, je le pose délicatement sur mes genoux après m'être enroulée dans le plaid.

— Tu fais des photos ?
— Oui, c'est mon travail. Et toi ? Tu fais quoi à Edimbourg ?
— Je suis mécano.

Ian se met à pouffer et moi, je retrouve ma mauvaise humeur du même coup.

— Quoi ? Une femme n'a pas le droit d'aimer les voitures et le cambouis ?
— Nan, c'est pas ça... C'est que c'est moche de tomber en panne au milieu de nulle part et de ne pas pouvoir y faire quelque chose, surtout quand on s'y connait, non ?

Ouais... Enfin s'il savait tout ce qu'il m'arrive de moche depuis quelques mois.

— S'y connaître n'est pas synonyme de supers pouvoirs, je sais bien mais... Avoue que c'est ironique ! se marre-t-il.

Si tu savais, mon pauvre Ian. Toute ma pauvre vie est à l'image de cette soirée. La dernière chose qu'il pouvait m'arriver c'était de tomber sur un beau gosse et son appareil démesuré. Je rougis seule en réalisant le double sens de ma phrase. Mince ! Je me tortille sur mon siège, attirant l'attention de mon chauffeur.

— Ça ne va pas ?

Dans sa voix, je décèle une pointe d'inquiétude. Il garde les yeux rivés sur la route, mais dépose sa main gauche sur mon genou. Son geste n'est qu'une marque de gentillesse, pourtant tout mon corps réagit. Est-ce qu'il s'en rend compte, ressent-il cette petite décharge électrique qui fait frissonner ma peau ? Je n'en sais strictement rien, mais il ne s'attarde pas et repose sa main sur le volant, me laissant quasi désespérée. Satanée voiture ! Dans quel pétrin tu m'as fourrée ?!

    Plus les miles défilent, plus la conversation de mon chauffeur me met à l'aise. Si les premières minutes, Ian s'est contenté de conduire sans lâcher un mot, il n'a suffit qu'une ou deux questions de ma part pour qu'il se déride. Il me parle des photos qu'il a réalisées dans la journée, de sa volonté de donner vie aux mythes et légendes du coin grâce à ses clichés, pour donner encore plus de corps à l'article qui les accompagnera. Il parle avec passion, un sourire au coin des lèvres, les yeux rivés sur la route ; de mon côté, j'en profite pour le regarder et boire ses paroles. À le voir comme ça, on l'imaginerait plus en garde du corps qu'en artiste pourtant il met une telle énergie dans ses propos que je l'envie. Comme j'aimerais pouvoir m'extasier sur le quotidien, moi aussi ! Sauf que là, c'est l'image d'Archie qui se marre qui me revient en mémoire et me donne soudain envie de pleurer à nouveau. Je serre les dents et les poings, me recroquevillant un peu plus sous le plaid qui sent la lessive et le parfum masculin. Bercée par les cahots de la voiture et la voix grave de Ian, je sombre petit à petit dans le sommeil.

Je me réveille en sursaut, les poings relevés et prête à en découdre : mais aussitôt, mon regard est happé par deux billes vertes tandis qu'une voix chaude me murmure :

— Eh, on est arrivés.

Les mains relevées en signe de reddition, Ian me dévisage en se mordant les lèvres pour retenir un sourire.
Il me faut encore une ou deux secondes pour que mes idées se remettent en place. Archie. ma voiture en panne. Ian ! Gênée, j'abaisse les poings avec un sourire forcé. Mon chauffeur du jour détache sa ceinture, avant de me désigner un bâtiment de l'index :

— J'avais réservé ici pour la nuit. On va faire le moins de bruit possible, pour ne pas déranger la proprio. Elle n'est pas toute jeune. Et dès que ton téléphone le permet, tu pourras prévenir tes proches.
Je secoue la tête en signe d'assentiment. Il me faut toute la volonté du monde pour m'extraire de la chaleur du plaid et affronter le froid de la nuit. Par bonheur, la pluie a cessé.

À pas de loup, nous pénétrons dans la petite maison par la porte principale. Ian semble bien connaître les lieux puisque, d'un pas sûr, il me guide le long du couloir encombré, sans avoir besoin d'allumer la lumière. Arrivé devant une porte vitrée, il s'arrête et se tourne vers moi, l'index posé contre ses lèvres. N'ayant pas bien anticipé ses mouvements, je me stoppe bien trop près de lui et manque de le percuter : avec un demi-sourire, il pose sa main sur mon épaule pour m'empêcher de trébucher. Je ne devrais pas réagir. Ou du moins... pas comme je le fais. Ma respiration se bloque, mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure et je me fige, les yeux rivés sur sa bouche qui s'incurve de manière sexy. Mon Dieu ! Est-ce que je suis vraiment en train de baver devant ce type que je connais depuis deux pauvres heures ? Par chance, il ne semble pas relever et ouvre la porte avec discrétion, avant de me faire signe de le suivre. Nous pénétrons dans une cuisine d'un autre âge, aux meubles en bois massif et plan de travail carrelé. Partout où mon regard se pose, il y a des casseroles en cuivre, des bibelots en bois ou des verrines de nourriture. Des rideaux en crochet à l'odeur de lavande un peu trop prégnante, j'ai immédiatement l'impression d'être chez ma grand-mère Hilda.

Ian me désigne une chaise du menton et, avec une efficacité sans pareil, s'attelle à nous préparer un encas.

— Installe-toi. On va grignoter un bout vite fait. Lorna dort à poings fermés à cette heure-ci, mais elle me tuera si elle sait que je t'ai laissée sans manger.

En deux temps trois mouvements, il dépose du pain, du fromage et de la confiture sur la lourde table, entre nous, avant de nous servir un café chaud. Aussitôt, j'enroule mes doigts autour du mug en porcelaine pour savourer la morsure de la chaleur contre ma peau froide. Les paupières closes, je hume les effluves caractéristiques, qui ont un effet salvateur sur mon moral. Là, dans la cuisine qui date du siècle dernier, attablée avec un inconnu qui pourrait me découper en petits morceaux, je me surprends à soupirer d'aise.
Face à moi, le dos calé contre le dossier, les mains sur sa tasse, Ian me dévisage. Mais il n'y a rien de déplacé dans sa façon de me regarder. Aucune lueur d'envie ou d'animosité : non, il se contente de détailler mes traits. J'imagine que, avec les mèches roses striant mes boucles blondes, mon maquillage qui a dû couler et mes joues rosies par le froid, je ne dois rien avoir de désirable ! Pas étonnant qu'il fronce du nez en me demandant :

— Ça va mieux ? Tu as l'air...

Ian semble chercher le mot juste, sans parvenir à mettre le doigt sur le terme exact. Dans un élan de fierté mal placée, je me redresse sur ma chaise et lève le menton.

— Tout va très bien.

Il se met à rire.

— Oh, j'imagine ! Être coincée dans sa voiture au milieu de nulle part, c'est tout ce qu'il y a de plus normal. J'imagine que tu pleurais de joie ? Ou alors, c'est cette chanson qui te faisait pleurer. Elle est si...
— Eh ! On ne critique pas la chanson ! grogné-je.

Je me mets à rire à mon tour, pouffant derrière ma main pour étouffer le bruit lorsqu'il lève les mains en signe de reddition.

— Je ne critique pas ! Ce n'est juste... pas ma came.
— Et c'est quoi, ta « came » ?

J'arque un sourcil circonspect tout en mimant des guillemets, avant de croiser les bras d'un air de défi. J'imagine qu'il va me sortir des noms bien ringards, datant du siècle dernier et qualifier la musique actuelle de bruit, comme le fait mon père.

— Hum... disons que je suis plus Imagine Dragons que Céline Dion.

J'en reste bouche bée.

— Je les adore aussi !

Nous voilà lancés dans un grand débat sur les qualités et les défauts des groupes de rock actuels. Sans savoir comment, je me retrouve en train de lui raconter comment j'en suis venue à désirer ouvrir mon propre garage. Bien entendu, je passe sous silence ma véritable identité et les activités louches dans lesquelles j'ai grandi.

— J'avais vraiment besoin de prouver à mon père que je pouvais m'en sortir seule.

Ian ne répond pas et avale une longue gorgée de café.

— Quoi ? demandé-je.
— Rien... c'est juste que... À sa place, je ne sais pas si j'aurais pu accepter de te laisser partir.

Alors que je m'apprêtais à finir mon café, ma tasse reste bloquée à mi-chemin entre la table et ma bouche. Quoi ?!

— Je veux dire que... te laisser toute seule ? De nos jours ? Il y a des tarés à tous les coins de rue !
— Rhooo, il ne faut pas voir le mal partout, répliqué-je en roulant des yeux.
— Je dis juste qu'une gamine de ton âge ne devrait pas être si imprudente.

Nous y voilà. Mon poing se serre sur la table tandis que je marmonne entre mes dents :

— Je ne suis pas une gamine.

Combien de fois ai-je dû me justifier face à des hommes, durant mon existence ? Combien de types ont poussé la porte de mon garage en demandant à parler au patron ? Et combien ont cru pouvoir s'approcher de mon père en essayant de m'amadouer ?
Pour couronner le tout, j'ai commis une erreur de débutante : je me suis laissée bernée par le premier venu. Tout ça parce que j'ai eu la naïveté de croire qu'il m'aimait ! Avant que je ne le réalise, les larmes commencent à rouler sur mes joues. Lorsque la première vient s'écraser sur mon poignet, j'entreprends de les effacer d'un geste rageur.

— Eh...

Ian se lève, contourne la table pour venir s'accroupir à mes côtés. Devant mon obstination à ne pas le regarder, il prend les choses en main et, attrapant les bords de ma chaise, il tourne mon siège vers lui.
Il reste là, à la hauteur de mon visage, pleurer pendant de longues minutes. Il n'essaie pas de m'en dissuader, ne cherche pas à comprendre : il se contente de frotter ses pouces contre mes genoux, d'attendre que la crise soit passée. Merde ! Moi qui m'emporte à la simple mention de mon âge, me voilà en train de chouiner comme une idiote en reniflant bruyamment.
Quand, enfin, mes sanglots se tarissent, Ian saisit une serviette en papier qu'il me tend. Je le remercie d'un petit haussement d'épaule accompagné d'un maigre sourire. Pathétique !

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