La loi de Murphy
Il faut croire que Archie et moi n'avions pas la même définition de l'amour. Parce qu'il a commencé par mettre plusieurs heures à répondre à mes messages. Puis à espacer ses appels. Pour finir par carrément me ghoster depuis une semaine. Une semaine durant laquelle Colin m'a ramassée à la petite cuillère, séchant mes larmes avec ses câlins et ses recettes dignes des plus grands chefs. Lui qui ne devait faire qu'une halte de quelques jours chez moi est devenu le meilleur des colocataires, tandis que je deviens de moins en moins supportable. Les jours défilent, les affaires restent florissantes, mais tout ce que j'ai en tête, c'est cette épée de Damoclès qui éclipse tout le reste. Aussi, quand mon portable se met à vibrer en début de soirée, affichant le joli minois de ma meilleure amie, mon sourire revient. Le simple fait de recevoir son appel suffit à apaiser mes angoisses. Sans hésiter une seconde, j'essuie mes mains pleines de cambouis sur le chiffon accroché à ma ceinture avant de glisser mon doigt sur l'icône verte.
— Hello, tête d'œuf ! Je te dérange ?
Le simple son de sa voix a un effet magique sur moi : il suffisait qu'elle me balance un surnom à la noix, pour que les coins de mes lèvres se relèvent et qu'un immense sourire ne barre mon visage.
— Oui, comme toujours. Mais je m'en accommode. Que pouvais-je attendre d'une traîtresse telle que toi ?
Si je ne vois pas mon amie autant que je le souhaiterais, je dois avouer que je remercie les cieux d'avoir permis que notre relation reste intacte, malgré la distance. Si l'amour m'a joué un vilain tour, il a donné des ailes à ma meilleure amie en l'emportant à Londres, aux côtés de son futur mari.
— Pfff, quelle nouille.
— Je peux t'entendre rouler des yeux, Alba.
— Non, tu ne peux pas. Et je ne suis pas une traîtresse.
Elle glousse, parce qu'elle sait que je vais partir au quart de tour.
— Un anglais ? Un londonien ! marmonné-je entre mes dents.
Alba se met à pouffer quand j'évoque les origines de son cher et tendre. Éternel débat entre elle et moi : des générations d'écossais ont laissé leur marque au plus profond de mon ADN et je me révolte devant son choix. Ok, il est grand, beau et charmant. D'accord, il est rédacteur en chef d'une des plus grandes revues géographiques du pays. Mais mince, il m'a volé ma meilleure amie ! Pour couronner le tout ? Il est sympa. Une vraie plaie !
— Dis, si je t'appelle, ce n'est pas pour t'entendre te plaindre. Je voulais m'assurer que tu n'avais pas oublié, pour la fête.
Mince, sa soirée de Saint-Valentin ! La paume de ma main vient frapper mon front.
— Tu as oublié ? s'insurge-t-elle. Mince, Heav ! T'avais promis ! Tu peux quand même lâcher tes outils le temps d'un week-end, non ?
Je grimace devant les accusations légitimes d'Alba. Si j'étais maligne, je lui expliquerais mes soucis : parce qu'elle saurait m'écouter, qu'elle serait de bon conseil, mais surtout parce qu'en tant que conseillère financière, elle m'aiderait à trouver un plan B qui ne consisterait pas à admettre devant mon père que j'ai trébuché et que je suis sur le point de tomber. Mais alors que j'ouvre la bouche, quelqu'un s'amuse à tambouriner à ma porte, visiblement incapable de comprendre le panneau "fermé" collé à la vitre.
— Tu sais quoi ? soupiré-je. Non seulement, je serai là, mais en plus je porterai ta fichue robe. Celle que tu m'as envoyée le mois dernier.
Il n'en faut pas moins à mon amie pour crier de joie. J'éloigne le téléphone de mon oreille avant de perdre mes capacités auditives puis met fin à la conversation en l'embrassant et lui promettant d'être prudente. C'est un de nos rituels :c'est sans doute idiot, mais c'est notre truc à nous. Le comble, c'est qu'aujourd'hui, alors que de nouveaux coups sont frappés à la porte, je réitère ma promesse, avec un nœud à l'estomac. Mon portable enfoui au fond de la poche arrière, je m'apprête à traverser l'atelier pour présenter ma façon de penser à celui qui s'amuse à malmener ma porte de ses poings, quand le battant s'ouvre sur la dernière personne que j'avais envie de voir aujourd'hui : l'homme de l'autre soir, Diego. Peu importe son nom. Il s'avance dans mon espace, les mains dans les poches et un sourire aux lèvres, pendant que moi, je balaie la pièce du regard, à la recherche d'une éventuelle arme. Contre toute attente, il déambule tranquillement dans la pièce, touche chaque outil, admire la structure, en un mot, visite comme si je n'étais pas là. Il me contourne pour aller jeter un coup d'œil au pont relevé : et ce n'est que lorsque je me racle bruyamment la gorge qu'il m'accorde enfin un regard. Et quel regard... Il me déshabille des yeux, ni plus ni moins. Juste ce qu'il faut pour mettre le feu aux poudres. Je réduis la distance entre nous et, de mon air le plus revêche, je l'alpague sans aucune trace de politesse :
— Ben voyons, vas-y, fais comme chez toi ! Et surtout, au passage, profite-en pour me reluquer, sale type ! grogné-je.
Diego se met à rire, en croisant les bras d'un air assuré.
— Mais, miss... Je serai bientôt chez moi.
Son hilarité augmente face à mon visage qui se décompose.
— Dis moi... Des nouvelles d'Archibald, ces jours-ci ?
Sa voix doucereuse me donne presque envie de le gifler : mais ce n'est rien face à la colère que j'éprouve contre celui que je qualifie dorénavant d'ex. Et ça, Diego le sait pertinemment.
— J'imagine que non, hein ? Tu sais, tu n'es pas la première... Ni la dernière. Mais tu es certainement la plus jolie, me glisse-t-il à l'oreille en passant à côté de moi.
Il ne me touche pas, mais le simple contact de son souffle contre mon épiderme me donne un frisson, et pas des plus agréables. Il y a une aura de danger autour de cet homme. Mon sixième sens me dit que me prendre mon garage ne lui suffira pas. Il fait quelques pas, puis se tourne vers moi, son sourire toujours aussi large :
— Tu n'es guère bavarde, balance-t-il avec une moue de déception. Tu ne vas pas essayer de te battre pour garder ton bien ?
— Parce que cela aurait du poids ?
— Non, sans doute pas. Mais j'aurais adoré te voir lutter.
Avant que je n'aie le temps de rétorquer, il m'adresse un salut de la main et quitte le bâtiment comme il est venu et me laisse en plan. Là, debout au milieu de cet établissement qui fait ma fierté, de ce rêve que j'ai bâti de mes mains et que je risque de perdre dans quelques jours, je me mets à pleurer à chaudes larmes. Je verse des torrents de larmes, comme jamais. J'ai toujours été forte ; suivant les pas de mon père, je m'efforce d'être un roc, inébranlable. A croire que je suis complètement à côté de la plaque. Sans y réfléchir, je me débarrasse de ma cotte de travail que j'envoie dans le panier à linge sale, attrape mes clés et m'engouffre dans ma voiture, pour aller passer mes nerfs sur la route. Les yeux embués, les dents plantées dans ma lèvre inférieure pour me retenir d'insulter chaque automobiliste ou feu de signalisation qui ralentit mon périple nocturne, je parcours la moitié de la ville, avant de m'engager sur les petites routes de campagne. Un coup d'œil à la jauge d'essence, histoire de m'assurer d'avoir un peu de marge devant moi et me voilà embarquée dans la lande écossaise, sans but précis.
***
J'ai faim. Un gargouillis ignoble vient d'ailleurs confirmer cette donnée. Dans le silence de la nuit, le borborygme pourrait très bien faire fuir n'importe qui. Mais non, messieurs dames, bien que le fameux Lac soit à proximité, ce n'est pas le célèbre Nessie que vous entendez. Non, ce n'est que le son inquiétant de ma vie qui part en vrille. J'ai faim, j'ai froid, et pour couronner le tout, voilà que mon portable dernier cri me porte l'estocade finale. Avec cynisme, il m'indique l'absence de réseau... Puis se coupe définitivement.
— Bravo, Heaven ! Parfait !
Je lève les bras au ciel tout en me maudissant. Mais quelle idiote ! Rageusement, je donne un grand coup de pied dans le pneu de ma Mini.
— Même toi, tu me lâches ! Saleté de bagnole à la noix !
Je finis par me laisser tomber au sol, dos contre la carrosserie. J'entends la voix de Colin dans ma tête :
— T'abuse ! Tu vas ruiner tes fringues et salir toute la maison !
Je me mets alors à rire. Mon gentil grand frère qui s'est fait un devoir de me remettre à flots. Grand gaillard d'un mètre quatre-vingt, beau comme un Dieu, au sourire ravageur... Colin est surtout maniaque comme pas deux. Je n'ose pas imaginer la crise qu'il taperait en me voyant assise dans la boue. Pour couronner le tout, il deviendrait hystérique à l'idée de me savoir seule, au milieu de nulle part sans téléphone ni moyen de défense. Le pauvre... Ce serait trop pour son petit cœur. J'ai réussi à donner le change durant toute la semaine, restant évasive à chacune de ses questions à propos d'Archie ou de toute cette histoire. Or, cette fois, je dois me rendre à l'évidence. Je suis dans une merde noire. Je vais devoir rentrer à la maison, avouer à mon père que, non seulement j'ai tout perdu, que je me suis laissée embobiner par un joli cœur, mais qu'en plus c'est un de ses ennemis qui a récupéré mon garage. De quoi le rendre fou et lui donner des arguments pour me traiter à nouveau comme une gamine. Et comme pour alimenter encore un peu plus la liste de mes erreurs, j'ai pris ma voiture sur un coup de tête, pour avaler les kilomètres, telle une écervelée, avec ma playlist préférée. Rien de mieux pour se vider l'esprit que de conduire avec les plus grandes divas hurlant leur peine dans l'habitacle.
Et tout à coup, sans prévenir, une épaisse fumée blanche a commencé à s'échapper de mon moteur. Mauvais signe, très mauvais signe. J'ai prié silencieusement tous les Dieux de la mécanique mais le constat est sans appel. C'est certainement le joint de culasse. Moteur inutilisable. Me voilà donc coincée au milieu de nulle part et incapable de faire quoi que ce soit. Je peux juste croiser les doigts en espérant que Colin ait bien eu mon sms et qu'il va me trouver rapidement. Mince, si j'avais suivi les leçons de Trip et remplacé mon message de boîte vocale, juste avant que la batterie ne me lâche... Il était pourtant super judicieux son conseil !
— Si un jour t'es coincée au milieu de nulle part, remplace ton message de répondeur par ta position exacte et quelques éléments pour te retrouver. Ça peut te sauver la vie, petite.
Mais vu mon karma pourri, c'est bien après que l'écran se soit éteint que cette idée m'est revenue en mémoire. Super. Et bien sûr, impossible de mettre la main sur mon câble USB.
Le froid commence à s'insinuer en moi, paralysant mes muscles. Si je reste assise là, mon frère va me retrouver congelée. Avec quelques grimaces et très peu de grâce, je me relève, essayant tant bien que mal d'ôter la boue de mon vieux jean délavé. Au moins, j'ai eu la présence d'esprit de ne pas porter de fringues neuves, aujourd'hui ! Pour échapper à la pluie qui continue de tomber, je m'installe à nouveau derrière mon volant. J'ai envie de pleurer. Mince, moi qui voulais conduire pour oublier cet abruti d'Archie ! J'ai tout gagné, tiens. Et lui aussi. Même à des centaines de kilomètres de moi, il arrive encore à me pourrir la vie, cet idiot ! Au comble du désespoir, je joue ma dernière carte et allume l'autoradio. Oui, je sais, c'est complètement stupide d'user la batterie. Mais lorsque la voix rassurante de Céline Dion commence à chanter ma chanson préférée, je me sens presque mieux. Alors, la voix chevrotante, je ferme les yeux et accompagne la diva du mieux que je peux. Rien ne vaut une bonne chanson d'amour déprimante lorsqu'on est déjà au bord de la crise de nerfs, je vous le garantis ! Je dois avoir l'air d'un panda sous acide après un bain, mais je m'en fous. Ça me fait tellement de bien !
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