Après la pluie...

Ian

Lorsque le téléphone se met à vibrer une nouvelle fois, je ne peux m'empêcher de soupirer bruyamment. Un coup d'œil rapide sur l'écran me confirme ce que je sais déjà : je vais me prendre une soufflante du diable. Alors quitte à me faire rappeler à l'ordre, autant y aller à fond. Je laisse donc le portable sonner sur le siège passager et je monte un peu plus le volume de l'autoradio, sifflotant de concert avec Ed Sheeran.

Ce n'est qu'en garant mon véhicule sur le bas côté, quelques miles plus loin, que je prends la peine d'envoyer un SMS à Ron, qui doit pester d'être tombé sur ma boite vocale à plusieurs reprises :

Ian : [Jte rappelle ce soir.]

Puis j'enfonce mon téléphone dans ma poche et mon bonnet sur ma tête avant de commencer mon périple, sacoche sur l'épaule. D'un pas décidé, j'avance sur le chemin sinueux, mes écouteurs sans fil diffusant ma playlist préférée. C'est ça, le bonheur : le grand air, de la bonne musique et la solitude.
Certes, je sais que, quels que soient les arguments qu'il va me présenter, Ron aura raison. Il va sans doute me dire que je devrais être "plus comme-ci" ou encore moins "comme ça". Que je ne devrais pas ignorer les appels parce que mes proches pourraient s'inquiéter. Il arguera ensuite que je pourrais faire des efforts ou tenter d'être plus... Je ne sais pas. Comme lui ? Oui, sans doute. Même s'il ne le dit jamais clairement, j'imagine que celui qui se rapproche le plus d'un ami parmi la foule anonyme de mes collègues voudrait que je rentre dans les cases. Sauf que les cases, moi, je m'en contrefiche. Je m'en foutais déjà avant, et mon changement de vie récent n'a fait que conforter ce que je savais déjà : je ne suis pas fait pour la vie civile.

Peut-être que j'aurais dû écouter les avis, les recommandations. Chacun y est allé de son « tu devrais », « à ta place, moi »... Tout ce que j'ai envie de leur répondre, c'est que justement, ils n'étaient pas à ma place. Et que les seules personnes assez bien placées pour savoir ce que j'ai vécu ne sont pour la plupart plus là pour en parler. Moi, j'ai de la chance. Je vis, je respire, je bouge. C'est toujours mieux que rien, non ? Mieux que ce grand vide, cette indifférence totale que je ressens à longueur de journée. Pour preuve, je n'éprouve absolument aucun remord à ignorer les appels de mon collègue. Par contre, lorsque la voix de Sheeran est interrompu par Highway to hell, sonnerie attribuée à mon meilleur ami, je n'ai pas d'autre choix que celui de stopper ma progression pour retrouver mon souffle avant de décrocher :

— Salut, Ced.
— Bordel, Cochrane, ronchonne-t-il. T'abuses. Ronald est à deux doigts de la crise d'apoplexie. J'ai dû lui offrir un café pour qu'il ne déclenche pas une alerte.

Je me marre en ajustant la lanière de mon sac bandoulière.

— J'ai encore deux ou trois contacts, s'il veut.
— Ah, ah. Très drôle. T'étais déjà aussi marrant, au collège ?

Petit tacle discret mais habituel. Cedric adore me rappeler que nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Et si j'en crois nos dernières conversations, pour me rappeler subtilement que nous ne rajeunissons pas. Alors, ok, je dois avouer que l'annonce de son mariage prochain m'a surpris. Du haut de mes trente-cinq ans, je n'ai encore jamais songé à m'engager avec quelqu'un. Pas que je n'en ai pas l'envie, disons plutôt que la vie n'a pas forcément les mêmes projets pour chacun. Et que, une fois encore, ma vie précédente n'incluait certainement pas le pack épouse-enfant-labrador.

— Nan, c'était toi, l'élément sociable de notre duo.

Je l'imagine déjà en train de redresser les épaules, plein de fierté, à l'abri, dans son bureau.

— ... Moi j'étais le beau gosse, je lâche, histoire de le faire redescendre sur Terre.

Mon meilleur ami se met à rire à son tour, me balançant un ou deux jurons, pour la forme.

— Allez, sans rire. T'en es où ?

Il retrouve son sérieux et, pendant une minute, sa casquette de rédacteur.

— Je suis là où Ron a refusé de me suivre. En pleine campagne écossaise, à crapahuter pour t'offrir les meilleures photos du coin. J'ai déjà une bonne centaine de prises de vues, mais j'ai envie de profiter du crépuscule avant de rentrer.

Comme pour marquer mes mots, je sors mon appareil et prends quelques clichés, histoire de tester la luminosité de cette fin d'après-midi.

— À sa décharge..., amorce Cedric.

Ouais. J'imagine difficilement Ronald, quarante-huit ans bien tassés et spécialiste des jardins de Sa Majesté, partir en randonnée toute la journée avec un ancien militaire qui fait douze bon pouces de plus que lui. La seule et unique fois où il a accepté de me suivre, c'était pour un reportage en ville... et j'ai cru le perdre. La marche n'est définitivement pas son dada. Par contre, il peut rester des heures entières à attendre l'éclosion d'une fleur. Chacun ses compétences.

— Bref. T'as des nouvelles de Hastings ? continue-t-il, coupant net toutes mes envies de rire.

Merde.

— Pourquoi ?

Mon ton, soudain glacial, arrache un soupir à mon interlocuteur :

— Arrête. S'il m'a appelé, c'est que tu l'as rembarré.

Robert Hastings. Un nom que j'aimerais oublier. Oh, pas que le type soit désagréable ! Mais il me rappelle bien trop ma vie passée.

— Écoute au moins ce qu'il a à dire. Oh ! Et... Ian ? Fais attention.

Lorsqu'il raccroche sans autre forme de procès, je retrouve le sourire, en jetant un coup d'œil autour de moi. Faire attention ? Mais à quoi ? A l'horizon, rien de plus que des collines verdoyantes, des fougères luisantes d'humidité, du lichen et, bien entendu, le lac qui s'étire entre les vallons. Sa surface lisse et sans remous, véritable miroir naturel, brille sous les rayons du soleil couchant. Je dégaine mon Nikon et mitraille le paysage sans relâche. Je pourrais presque me marrer tout seul devant les mots que mon cerveau choisit. Comme quoi, on peut sortir un homme de l'armée, mais pas l'armée de l'homme.
Je profite de la luminosité et de la quiétude de la campagne pendant encore une bonne heure. Or, quand le soleil se couche tout à fait, m'obligeant à m'interrompre, je réalise qu'il est temps de rebrousser chemin. Ma lampe à la main, mon appareil bien calé dans mon sac, et me voilà à nouveau sur le chemin escarpé. Et tandis que mes pas me ramènent vers mon 4x4, mon esprit se focalise sur Hastings et sa demande.

— Juste de la surveillance, Cochrane. Rien de plus.

Ouais. Tu parles. Je le connais, Rob. Il vient, la bouche en cœur, pour me demander un service, qui se transformera en mission, avant que j'aie le temps de dire ouf. Je me suis déjà fait avoir il y a six mois et je refuse de replonger.

Cette fois, il s'agit de filer un mafieux du coin : le type est quasi-insaisissable, ne fait que très peu d'écart et se méfie de tout et de tout le monde. Depuis un peu moins de deux ans, il a disparu des radars. A croire qu'il aurait rejoint le droit chemin ! Pas si l'on en croit les renseignements généraux. Non, il est simplement plus malin que la moyenne et sait la jouer profil bas. Mais Hastings a reçu des ordres, et il a besoin de connaître toutes les petites habitudes de l'homme et de ses équipes, qu'on dit nombreuses et redoutables. J'ignore pourquoi, mais il est devenu la cible des services secrets. Et, bien entendu, un de leur commandant a su immédiatement vers qui se tourner.

Sauf que cette fois, je n'ai pas décroché le téléphone. Alors, Robert a laissé un message. Puis a envoyé un mail. Oh, rien de bien explicite hein. Juste le minimum d'information, de quoi titiller mon intérêt. Et bien entendu... j'ai fini par céder ce matin, et appeler mon ancien chef de section. Je lui ai dit que j'allais y réfléchir. Mais bien entendu, dans l'entrefait, il avait déjà contacté Cedric, tant pour le pousser à prendre le job que pour le supplier de me convaincre.

Parce que, durant dix ans, nous avons été les meilleurs. Nous avions les états de service les plus brillants de notre régiment, voire du pays. Dans le plus grand secret, nous avons contribué à maintenir la sécurité nationale, sur notre sol ou depuis l'étranger. Mais un jour, une mission s'est mal terminée. Et j'ai raccroché, sans hésiter. Dorénavant, je vis au jour le jour et surtout, je fais ce que j'aime : de la photo. Cedric, lui, avait quitté l'unité lorsque les choses sont devenues sérieuses avec la femme de sa vie, pour travailler avec son père. Bien entendu, il m'a aidé à me lancer, en me trouvant une place dans leur entreprise. Je suis donc passé de l'armée aux reportages photo en un clin d'œil.

Mais... Les vieilles habitudes ont la vie dure. Aussi, lorsque Hastings m'a contacté la première fois, je n'ai pas hésité. Effectuer des filatures pour mon ancien commandant ? Pourquoi pas ? Il y a eu une mission, puis une deuxième, une troisième... Et enfin celle de trop. Celle qui m'a retourné le cerveau à un point tel qu'aujourd'hui encore, mes poings se serrent et mon estomac se noue en y pensant. Va te faire foutre, Hastings.

Alors que je ressasse, mes pas me ramènent vers la route et ma voiture, toujours garée en contrebas. Je m'arrête un instant, histoire d'étendre mes bras pour soulager mon dos et profiter de la fraîcheur de la nuit tombante. Mine de rien, crapahuter toute la journée en pleine nature, c'est plus facile à vingt ans qu'à trente-cinq ! Même avec une bonne condition physique, je suis exténué et donc, pas mécontent de retrouver mon carrosse. J'enlève mon bonnet que je fourre dans la poche de mon blouson et passe mes doigts dans mes cheveux trop longs. Si j'ai, pendant des années, arboré la coupe réglementaire, je dois avouer que j'aime bien mon nouveau look. Mèches rebelles jamais coiffées, une barbe rousse de trois jours qui rendrait Hastings dingue et mal assortie à mes cheveux d'un blond cendré, on est loin du militaire à la coiffure stricte et au menton glabre. Sans parler de l'anneau accroché à ma narine gauche ou celui à mon oreille droite. Ouais, autant dire qu'en deux ans, j'ai changé autant physiquement que psychologiquement. Et ça me convient.

Bien au chaud, calé sur le siège de mon 4X4, je songe une dernière fois à Hastings et à Cedric. Après tout, j'ai deux heures de route avant d'arriver au bed and breakfast que j'ai réservé. Autant mettre ce temps à profit pour réfléchir à ce que j'ai envie de faire. Les miles défilent à une lenteur désolante : mais les petites routes sinueuses sont traîtres, et je préfère rouler avec prudence que de finir dans le fossé, surtout avec cette pluie qui tombe depuis une bonne dizaine de minutes. Mince, j'aime mon pays, mais j'aime aussi le soleil et la chaleur et parfois, je me surprends à regretter mes missions à l'étranger. Ici, la météo est capricieuse. Avec l'hiver qui arrive à grands pas, autant dire que les nuits sont fraîches. Alors, quand, au détour d'une épingle, j'aperçois les feux d'une voiture garée sur le bas-côté, mon front se plisse et mon pied relâche l'accélérateur. Nous sommes en pleine cambrousse, il n'y a rien à des miles à la ronde. Qui peut bien avoir envie de s'arrêter ici ?

Je rouspète déjà : la route est presque moins large que ma voiture, et à cette heure tardive, je n'ai pas envie de manoeuvrer un temps soit peu. Plus j'avance, plus la voiture stoppée dans le talus m'intrigue. Qui s'arrêterait à vingt-deux heures passées, en pleine campagne et sous une pluie battante ? Je soupire une fois de plus, ennuyé d'avance. Je devrais certainement continuer ma route. Mais comme le disait ma mère, "ta bonté te perdra". Ouais... N'empêche, je ne peux pas laisser quelqu'un dans la panade. Après tout, qu'est-ce qu'il pourrait m'arriver ? Je fais un bon mètre quatre-vingt, dans les cent kilos. Ça limite les possibilités de me faire découper en morceaux et enterrer dans la lande, non ? Ajoutez à ça des années de krav-maga, une mine peu avenante de nature et l'envie de me barrer au plus vite, et vous comprendrez aisément pourquoi je ne ressens aucun stress en m'arrêtant derrière la Mini rouge, dont le moteur semble coupé. J'hésite encore une seconde, tapotant le volant de mon 4x4 au rythme de la musique qui continue de jouer dans l'habitacle. Quand faut y aller...

Lorsque je descends, le froid me saisit et me fait rentrer la tête dans les épaules, instinctivement. Je relève le col de ma veste et trottine jusqu'à la portière avant. L'intérieur de la petite auto est éclairé par la faible ampoule du plafonnier, ce qui me permet de voir que la seule occupante de la voiture semble être une petite blonde aux mèches roses qui... chante ? Je me retiens de rire et frappe doucement au carreau.

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