7. L'Ambroisie.
Amanda.
Pas besoin de me faire la morale, je sais.
Moi, Amanda Millet, mère d'une adolescente et romancière connue, vient de faire un acte immonde.
C'est mal, très mal.
Mais rien que de penser à son visage face au serveur me procure une satisfaction dont je ne devrais pas être fière. Et pourtant, une partie de moi l'est, un peu trop.
Je fixe ce portefeuille qui n'a pas quitté sa place depuis que je l'ai posé sur ma table de nuit, il y a de cela cinq jours. Le cuir marron est un peu abîmé et le fil s'effiloche un peu vers un des bords. Je me suis surprise plusieurs fois à suivre ces irrégularités du bout des doigts, comme si ça pouvait effacer ce que j'avais fait.
Et avant que vous ne vous posiez la question, oui, j'ai fouillé dedans. Autant poussé l'acte plus loin au niveau où j'en suis.
Il contient trois cartes bancaires, une carte de Golden Book, un ticket de cinéma et un pass pour un club de basket-ball.
Je l'ai tellement regardé en culpabilisant de l'avoir volé, malgré mon côté vengeur, que je pourrais presque faire un exposé dessus. Sujet : Comment un portefeuille peut devenir une obsession.
Je m'allonge sur mon lit, fixant le plafond. Ma tête est embrouillée par tout ce que cet acte symbolise : ma rancune, ma culpabilité, et cette satisfaction étrange qui refuse de disparaître.
Un soupir m'échappe. Qu'est-ce que je suis censée faire maintenant ? Revenir en arrière ? Le lui rendre avec un sourire innocent et une excuse bidon ? Impossible.
Je ferme les yeux, prête à me perdre dans une autre spirale de réflexion inutile, quand une vibration dans ma poche interrompt le chaos de mes pensées. Mon portable. Par réflexe, je décroche sans même regarder l'écran.
— Allô ?
— Alors, t'as déjà planifié la façon dont tu vas dépenser mon argent, ou tu es encore dans la phase de réflexion ? retentit la voix d'Ayden.
Je ferme les yeux, cherchant à disparaître sous mes couvertures. Je n'ose même plus lui répondre, les mots sont coincés dans ma gorge alors que je me sens mourir de honte.
— Tu veux que je te laisse une chance de t'excuser, ou tu préfères rester muette et te vautrer dans ton silence ?
Je me passe une main sur le visage, m'imaginant son air arrogant et ce putain de sourire en coin qui me donne juste envie de tout exploser.
— Au point où j'en suis, je choisis de m'excuser, dis-je en soufflant et en me redressant sur mon lit.
Mon esprit défile à toute vitesse, imaginant toutes les façons dont il pourrait se venger à son tour. Pas sûr que je m'en sorte aussi facilement que je le pense...
— Alors, j'espère que t'as rien de prévu ce soir... Parce que je t'invite.
— Quoi ? C'est quoi ce piège encore ? je réplique, mes yeux plissés, la méfiance s'emparant de moi.
— Y'a aucun piège, Heaven, juste toi et moi autour d'un bon repas dans un restaurant.
Je sens mon cœur rater un battement, une sensation étrange qui me prend à la gorge. Sa voix rauque prononçant mon surnom... ça me bouleverse toujours.
— Je t'ai déjà dit de pas m'appeler comme ça, je rétorque, fixant le sol.
Je sens la colère monter, mais aussi quelque chose que je n'arrive pas à contrôler. Ce foutu surnom. Pourquoi faut-il qu'il me fasse ça à chaque fois ?
Ce mot composé de six lettres me transperce le cœur alors qu'avant il le faisait fondre. Aujourd'hui, chaque syllabe est comme une pique dans ma poitrine, un rappel brutal de tout ce qu'on a perdu. Avant, il me donnait des frissons, me faisait sourire sans que je m'en rende compte. Maintenant, il ne fait que rouvrir des blessures que je croyais fermées, me laissant vide, comme un écho d'un passé que je voudrais oublier.
— Je viens te chercher ou on se retrouve à l'Ambroisie ?
Je reste figée un instant, le téléphone pressé contre mon oreille, incapable de savoir s'il plaisante ou s'il est vraiment sérieux.
— Parce que t'étais sérieux ? je finis par demander en me levant du lit, un mélange de scepticisme et d'appréhension dans la voix.
Mon cœur s'accélère malgré moi, et je me déteste pour ça.
— Très sérieux. D'ailleurs, si tu ne viens pas, je pourrais être tenté de déposer plainte pour vol. À toi de voir.
Mes yeux s'écarquillent, mon souffle se coupe une fraction de seconde. Est-ce qu'il plaisante ? Ou est-ce que j'ai vraiment franchi une ligne que je ne peux plus effacer ?
— Tu n'oserais pas ?
— Avec toi, je pourrais oser bien pire. Mais un dîner suffira, me répond-il, un sourire dans la voix. Je t'enverrai l'adresse et l'heure. À ce soir, Heaven.
Sans me laisser le temps de protester, Ayden raccroche.
Je reste plantée au milieu de ma chambre, mon portable toujours en main, fixant l'écran comme s'il allait m'expliquer ce qui vient de se passer. Mon esprit s'emballe. Sérieux, Amanda ? Comment t'as pu te laisser avoir aussi facilement ? Je me mords la lèvre, oscillant entre la frustration et une pointe de curiosité mal placée.
Bon, en même temps... tu l'as cherché.
Je lâche un long soupir et me dirige vers mon armoire, le cœur battant un peu trop vite pour que je prétende être indifférente. Un dîner à L'Ambroisie ? Très bien, Ayden. Tu veux jouer ? Alors, trouve-toi prêt, parce que je ne compte pas perdre.
Et je ne connais qu'une seule personne qui puisse m'habiller pour un restaurant chic... Une personne avec des idées bien arrêtées sur la mode, qui a toujours une opinion sur ce que je devrais porter, même si je ne lui ai rien demandé. Elle a des vêtements qui semblent avoir été achetés dans une autre dimension, et un regard qui pourrait juger mes tenues d'un simple coup d'œil.
Chaque fois que j'essaie de lui montrer une tenue "normale", elle me regarde comme si j'étais une mamie. Mais, elle est aussi la seule à savoir comment me rendre présentable sans me laisser une chance de me défiler.
— Azalea ! je crie dans la maison, prête à me lancer dans cette mission de mode.
Les bulles pétillent dans le verre de champagne que je tourne doucement. Je suis assise à une table près d'une des baies vitrées, jetant un regard distrait à la vue imprenable sur la ville illuminée.
L'Ambroisie est comme sorti d'un rêve : des lustres en cristal suspendus au plafond déversent une lumière douce, tandis que des plantes exotiques encadrent les larges baies vitrées. Les tables, nappées d'un blanc immaculé, sont ornées de bouquets de fleurs fraîches et de chandelles vacillantes. Le murmure des conversations et le tintement des couverts créent une ambiance feutrée et élégante.
J'observe les clients autour de moi, remerciant Azalea pour son travail digne d'une styliste professionnelle.
Ma robe noire moule parfaitement mes formes, et je dois admettre qu'elle me va à ravir. Mes courbes, souvent critiquées par d'autres, sont mon plus bel atout ce soir, et les talons que ma fille m'a obligée à porter ajoutent une touche d'élégance que je n'aurais pas osé m'offrir seule.
Je l'avais regardée dans le miroir plus tôt, une moue sceptique sur le visage.
— Que fais-tu du "beau au naturel" ? je lui avais demandé, un brin moqueuse.
Elle m'avait répondu sans hésiter.
— Je le perfectionne.
C'était ça, Azalea : toujours une touche d'audace, même quand elle me lançait une remarque pleine de confiance.
Je bois une gorgée de mon verre, savourant la fraîcheur des bulles qui éclatent sur ma langue. Ce n'est pas juste une boisson, c'est une déclaration, un rappel que je mérite de me sentir belle, confiante et forte. Mes doigts caressent distraitement la coupe, tandis que je croise mon reflet dans le reflet de la baie vitrée. Une femme séduisante, pleine d'assurance, m'y sourit en retour.
Ce soir, je choisis de croire en elle.
J'ai déjà posé le portefeuille d'Ayden sur la table, prête à le lui rendre dès qu'il arrivera, m'excusant comme une adulte responsable. Je me suis promis de passer une soirée des plus normales.
Mais soyons honnête, qu'y a-t-il de normal à siroter du champagne dans un restaurant aussi chic, habillée comme une femme de la haute société, en attendant, autour d'un verre, un homme qui m'a abandonné comme une vieille chaussette ?
Rien. Absolument rien.
Je regarde l'heure sur mon portable, vingt heures dix. Dix minutes de retard. Un frisson d'agacement me traverse la colonne vertébrale.
Il m'appelle sans que je lui aie donné mon numéro. Il me fait du chantage, me menace d'avertir les autorités pour mon acte, et me force à dîner dans un restaurant où le repas coûte aussi cher que mon loyer. Et maintenant, il est en retard ?
Je le hais.
Je remets une mèche de mon chignon derrière mon oreille avant de croiser les bras sur ma poitrine, essayant de me détendre en écoutant l'air de musique qui se joue dans les enceintes de la salle.
Il a intérêt à venir.
***
Il ne viendra pas.
Chaque minute qui passe creuse un peu plus la plaie qu'il m'a laissée il y a plus de vingt ans. Et je suis là, comme une idiote, à espérer encore. Une partie de moi a cru, stupidement, qu'il franchirait enfin cette porte, qu'il m'accueillerait avec ce sourire faussement désolé, celui qu'il maîtrise à la perfection.
Je suis restée là, incapable de partir, me trouvant des excuses bidon toutes les dix minutes pour ne pas le quitter. Une vraie débile. J'ai détaché mes cheveux, trop tirée, trop à quatre épingles, pour tenir encore à cette vieille règle que toute femme connaît : "Il faut souffrir pour être belle." Le regard des autres, je m'en fiche. J'ai retiré un talon, rapprochant ma cuisse de ma poitrine, essayant de me donner l'illusion d'une posture plus confortable.
Je suis là, à l'image d'une adolescente abandonnée, attendant son crush qui ne lui accorde plus la moindre attention après l'avoir utilisée. La scène est pathétique. J'ai l'air de me perdre dans une fausse dignité. Le serveur, compatissant, m'a même offert cette bouteille de champagne qui traîne maintenant sur la table, une tentative maladroite de soutien dans cette soirée que je n'arrive plus à supporter.
Je suis à bout. Le champagne a perdu tout son éclat, ne devenant plus qu'un liquide chaud et insipide dans ma coupe. Les éclats de rire autour de moi me semblent lointains, presque étrangers. Je voudrais disparaître, m'éclipser, mais je suis encore là, coincée dans cette farce qui n'en finit pas.
Puis mon téléphone vibre dans mon sac. Un message.
"Alors, comment se passe ta soirée, maman ? Tout va bien ?"
Un sourire, à peine perceptible, se dessine sur mes lèvres. Ma fille. Elle n'a aucune idée de ce qui se passe ici, de ce que je ressens, et c'est tant mieux pour elle. Azalea est avec sa meilleure amie, Neya, en train de faire une soirée pyjama chez cette dernière. Elle s'imagine probablement que je passe un moment agréable, chic, comme elle l'a prévu. J'ai envie de répondre, de lui dire la vérité, mais je sais que ce n'est pas ce qu'elle veut entendre. Pas ce soir. Alors je me contente de laisser mes doigts se poser sur le clavier.
"Tout va bien, ma chérie."
Je n'ai pas le temps de reposer le téléphone que ce dernier me signale un appel d'Azalea, auquel je réponds après avoir soufflé un bon coup.
— Je t'ai dit que tout allait bien, je répète en coinçant le téléphone entre mon oreille et mon épaule pour me resservir un verre de champagne.
Le troisième et dernier verre.
— Et moi, je dis que tu n'aurais pas remarqué mon message si tu passais une bonne soirée avec Ayden.
Touché.
Je grimace en me mordillant la lèvre, sachant que cela ne sert à rien de lui mentir.
— Vous vous êtes disputés ? hésite-t-elle en entendant mon silence.
Je sais que je ne devrais pas l'inclure dans mes problèmes, c'est mon devoir en tant que mère de la tenir éloignée. Mais après cette soirée, je n'ai plus la force de tout garder pour moi. Je me déteste pour ça, mais parfois, on a juste besoin d'un peu de réconfort.
— Il n'est pas venu, je lâche en jouant avec la serviette de table.
— Sérieusement ? Mais, il t'as même pas prévenu ?
Je sens la surprise et une pointe de colère dans sa voix qui me fait sourire, face à son comportement protecteur envers moi.
— Non, je n'ai aucun appel, ni message. Mais c'est pas grave, je vais rentrer et me coucher devant un bon film.
J'enfile de nouveau mon talon et me lève pour mettre mon manteau, prête à tirer un trait sur cette soirée.
— Attends ! s'écrit-elle soudainement animée.
Je fige mon geste, intriguée.
— Neya vient de m'en parler, ils organisent un speed-dating ce soir, pas loin. C'est parfait pour toi, maman !
Je lève les yeux au ciel, un sourire en coin.
— Azalea...
— Non, je suis sérieuse ! Tu es déjà sur ton trente et un, ce serait dommage de rentrer maintenant. Je t'envoie l'adresse.
— Je ne vais pas y aller...
Je soupire, cherchant une excuse pour décliner, mais sa voix revient, plus vive.
— Non, maman, sérieusement ! Tu sais combien de temps j'ai passé à te préparer ? Trois heures ! Trois heures à choisir ta tenue, à te coiffer, à te maquiller...
Elle s'interrompt une seconde, et je devine qu'elle cherche ses mots, son ton oscillant entre fermeté et une pointe de nervosité.
— C'est... c'est pas pour que tu rentres t'enrouler dans un plaid devant un vieux film. Tu es trop belle ce soir pour gâcher ça.
Je retiens un sourire. Elle essaie si fort d'avoir l'air mature, mais elle reste ma fille.
— Azalea, je répète doucement.
— Non, mais attends ! ajoute-t-elle précipitamment. Si tu n'y vas pas, c'est comme si j'avais fait tout ça pour rien. Et franchement, j'ai bossé dur pour te rendre canon !
Sa tentative de me culpabiliser me fait rire, mais elle continue, plus déterminée.
— Allez, maman, reprend-t-elle, plus déterminée. Fais-le pour moi, d'accord ? Tu peux y aller juste un petit moment. Ça ne te coûte rien d'essayer.
— Et si c'est nul ? je glisse malgré moi.
— Si c'est nul, je t'autorise à m'embêter avec ça jusqu'à la fin des temps, réplique-t-elle du tac au tac.
Un sourire étire mes lèvres. Sa petite voix autoritaire a toujours le don de me faire céder.
— Très bien, tu as gagné, je soupire en prenant mon sac et le portefeuille sur la table.
— Oui ! triomphe-t-elle avec une excitation non dissimulée. Tu verras, ce sera fun. Et n'oublie pas, maman : tu es magnifique.
Je raccroche, un mélange de tendresse et d'appréhension dans la poitrine. Azalea n'a peut-être que quinze ans, mais elle a ce talent indéniable pour me pousser hors de ma zone de confort.
Je reçois immédiatement l'adresse du speed-dating et quitte le restaurant après avoir payé mon verre de champagne.
Je traverse la rue d'un pas hésitant, l'esprit encore envahi par la déception d'Ayden. Comment a-t-il pu me laisser ainsi, sans un mot, sans un signe ? Un moment, je m'étais dit que tout allait peut-être bien se passer. Mais maintenant, l'amertume de sa non-présence me ronge. Un petit pincement dans ma poitrine me rappelle l'humiliation de cette soirée. J'essaie de repousser la sensation de vide qui me serre le cœur, mais elle reste là, tenace.
Je me force à sourire en pensant à Azalea. Elle croit en moi plus que je ne crois en moi-même. Et ce soir, peut-être que j'aurai besoin de cette illusion pour me relever. Je prends une grande inspiration et me dirige vers le speed-dating. Peut-être que cette soirée me permettra de tourner la page, même si c'est dans l'inconnu. Peut-être que ce sera juste une distraction, ou peut-être, si j'ai de la chance, un petit pas vers quelque chose de plus. Mais je suis prête à essayer.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top