5. Secrets.

Amanda

Je rentre dans la maison et l'odeur du brûlé me parvient directement aux narines, je me presse de retirer mes talons avant de me rendre dans la cuisine.

Azalea est avec une planche à découper en train de chasser la fumée grise qui sort du four, un air paniqué sur le visage, ses cheveux attachés alors que le bas est détaché.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ici ? je gronde en avançant vers elle.

Ma fille tourne la tête vers moi et pousse un soupir de soulagement lorsque je lui prends la planche à découper des mains pour sortir une pizza noire et brûlée du four. Je la jette directement à la poubelle avant de secouer la tête.

- Il se trouve que j'avais un petit creux, m'avoue-t-elle en détournant le regard, ses mains se rejoignant devant elle. Alors, j'ai décidé de faire une pizza... et de me lisser les cheveux en attendant.

Je reste figée un instant avant de me tourner vers la fenêtre pour l'ouvrir. La fumée commence à s'échapper, mais l'odeur de brûlé s'accroche, tout comme mon agacement. Je me risque enfin à observer l'état de la cuisine.

Mauvaise idée.

Le plan de travail est recouvert de farine, de coquilles d'œufs cassés et de pâte crue. Une pile d'ustensiles encombre l'évier tandis qu'une flaque de lait s'étale sur le carrelage que j'ai nettoyé ce matin.

Je me passe une main sur le visage et ferme les yeux pour contenir un soupir. Les émojis affolés qu'elle m'a envoyés tout à l'heure prennent soudain tout leur sens.

- La prochaine fois, commande une pizza, je lance, le ton neutre, en la regardant saisir une éponge pour commencer à nettoyer. Ça t'évitera de mettre le feu à la maison.

- Mais tu es arrivée à temps ! se défend-elle, un sourire espiègle au coin des lèvres, comme si je venais de la sauver d'une catastrophe nucléaire. Mais t'inquiète pas, la prochaine fois, je m'aiderai d'internet.

- Et depuis quand tu te lisses les cheveux ? je demande en plissant les yeux, attirée malgré moi par sa coiffure vaguement ondulée.

Elle détourne aussitôt le regard, une mèche coincée entre ses doigts.

- Depuis toujours, réplique-t-elle d'un ton trop rapide pour être crédible.

J'incline la tête, arquant un sourcil. Ma fille, se lisser les cheveux ? Elle qui à peine daigne les brosser certains jours ? C'est à peine si elle sait où se trouve le sèche-cheveux.

- Depuis toujours, hein ? Je suis prête à parier qu'il y a une bonne raison à ce "toujours".

Azalea hausse les épaules, esquissant un sourire malicieux sans répondre. Sous la lumière vacillante de la cuisine, je remarque qu'elle évite toujours mon regard.

Je soupire, mais cette fois sans colère. En la regardant, ses cheveux à moitié lissés retombant en mèches rebelles et une trace de farine au coin de la bouche, je sens une pointe de tendresse percer mon irritation. Elle avait essayé, à sa manière.

- Allez, file te nettoyer pendant que je sauve ce qu'il reste de la cuisine. Mais je te préviens, la prochaine fois, il y aura des corvées en bonus.

Elle me lance un sourire éclatant, comme si j'avais annulé toutes les conséquences de son désastre culinaire, avant de s'éclipser. En la regardant partir, je ne peux m'empêcher de me demander ce qui se cache derrière cette soudaine tentative de pizza... et de cheveux lissés.

L'eau chaude coule sur mon corps, m'apaisant après une journée qui, pourtant, avait bien commencé. Je me laisse envahir par la sensation de détente, mais bientôt, des souvenirs envahissent mon esprit.

Je souris en repensant à la séance de dédicace avec mes lecteurs, tous si bienveillants et émouvants. Tout s'est déroulé comme dans un rêve.

Un rêve qui s'est transformé en cauchemar quand je l'ai revu.

Mon cœur se serre alors que je grimace, son visage apparaissant devant moi.

Il a tellement changé. Il n'a plus rien du gamin que j'ai connu. Celui qui souriait à toutes ces farces, qui m'embrassait la joue quand je me faisais mal et qui me suppliait d'aller sur le terrain de basket avec lui. Je me souviens encore de ses yeux pleins de vie, de la façon dont il dégageait une énergie pure, une insouciance qui me faisait sourire même dans les pires moments.

Mais maintenant... il est devenu un étranger. Un être sans émotions, impassible. Son regard m'a frappée comme un coup de poing, aussi froid et glacial que la banquise. Il ne sourit plus, ne rit plus. Il est comme une silhouette figée dans le temps, figée dans ses blessures.

Je n'avais pas besoin de lui parler pour comprendre qu'il avait changé. Son aura percutante, glacée, me frôle comme un vent de froid. C'est comme si la distance de toutes ces années avait créé un abîme entre nous, et rien ne pourrait le combler.

J'essaye de chasser tous mes souvenirs en passant le jet d'eau sur mon visage, mais cela n'arrête pas mon esprit.

Lui et son sourire à couper le souffle, celui qui me faisait perdre mes mots et battait mon cœur plus fort.

Lui et ses paroles rassurantes, des mots qui semblaient toujours avoir le pouvoir de me guérir, d'apaiser mes angoisses.

Lui et sa présence, qui m'apaisait malgré tout ce que je portais en moi.

Lui et ses yeux, ceux que je reconnais encore, mais qui ne brillent plus comme avant, comme si leur éclat s'était éteint avec le temps.

Ses yeux... La seule chose qui n'a pas changé, c'est leur couleur. Une nuance d'ambré, ressemblant au whisky, avec des éclats plus clairs qui captent la lumière d'une façon presque magique. Je me souviens de la première fois où je les ai vus, à onze ans. Leurs teintes profondes m'ont instantanément captivée, me plongeant dans une sensation de chaleur que je n'avais jamais ressentie. Il y avait une douceur dans ses yeux, comme si, pour un instant, je n'étais plus seule au monde.

Ces yeux, à la fois chauds et intenses, étaient la seule chose que je reconnaissais encore chez lui. Ils étaient là, ancrés dans ses traits, à l'aise dans son silence, portant une histoire que j'avais oubliée et que lui seul portait.

Mais maintenant, ce même regard, d'une chaleur autrefois réconfortante, me glace le sang. Il n'est plus le même.

Je secoue la tête, comme pour chasser Ayden de mes pensées, mais son visage persiste, toujours présent dans mon esprit. Je me dépêche d'éteindre l'eau et de me glisser dans un pyjama confortable, espérant qu'il emporte avec lui cette agitation.

Le reste de la soirée se déroule comme d'habitude : un moment mère-fille devant un film, entourées de sucreries.

J'ai laissé de côté la bêtise d'Azalea, et nous avons commandé à manger. Assises sur le canapé, la télé allumée, deux cartons de pizza presque vides à nos pieds, nous partageons les récits de notre journée en sirotant du jus d'orange frais.

Azalea me raconte son contrôle surprise en sciences et décrit, avec une grimace exagérée, l'horreur du repas de cantine.

- C'était un mélange de vomi et de pâté pour chien, maman, je te jure !

Je ris à sa description imagée avant de lui parler de Margot, la vipère hostile que j'ai croisée, et des moments chaleureux vécus avec mes lecteurs, ces instants qui me rappellent pourquoi j'aime tant écrire.

Je ne mentionne pas Ayden. À aucun moment.

Ce secret reste bien au chaud dans mon esprit, là où il ne peut pas troubler la quiétude de cette soirée. Azalea n'hésiterait pas à me taquiner ou, pire, à imaginer des scénarios absurdes pour nous "caser".

Hors de question.

Je rigole encore lorsqu'elle se montre mauvaise joueuse après avoir perdu au Monopoly.

J'aime ces petits moments. Ils sont rares, précieux. Se raconter nos petits secrets, jouer à des jeux de société ou simplement regarder la télévision jusqu'à pas d'heure en grignotant du pop-corn. Pendant quelques heures, nous oublions tout : les problèmes sérieux ou les tracas du quotidien.

Ce n'est pas grand-chose, mais c'est notre bulle de bonheur.

***

La sonnerie de mon portable me réveille en sursaut. Je papillonne des yeux en le cherchant, légèrement perdue par ce brut réveil. Azalea dort sur le fauteuil, la tête en bas, ne se préoccupant pas du bruit autour d'elle.

Je trouve mon portable coincé entre deux oreillers et me dépêche de répondre en voyant le nom de Marc affiché.

- Allô, je réponds en baillant avant de m'étirer.

- Amanda, je peux savoir ce que t'as fait ? me salut-il, sa voix gutturale me parvenant sans peine à l'oreille.

Je me lève du canapé avant d'aller dans la cuisine pour commencer à préparer le petit déjeuner.

- Calme toi Marc, je sais pas de quoi tu parles.

- Est-ce qu'il y a eu un problem yesterday, à Golden Book ?

Je fais couler la cafetière et le mets sur le haut parleur avant de sortir le pain et la confiture.

- Non, justement, je crois que ça m'a aidé à éclaircir mes idées par rapport à ma page blanche, je réponds en passant une main sur mon visage pour me réveiller.

- Alors pourquoi le directeur de Golden Book veut te rencontrer ?

Je me fige, ma main toujours agrippée à ma tasse de café. Les mots résonnent dans mon esprit comme un écho, sans que j'arrive à en saisir le sens. Mes lèvres restent suspendues au bord de la tasse, mes yeux clignent, incrédules.

- Comment ça, le directeur de Golden Book ? je finis par lâcher, la voix légèrement tremblante.

Margot, c'était une chose. Elle et son ton condescendant avaient déjà réussi à me faire sortir de mes gonds hier. Mais le directeur ? Pourquoi voudrait-il me voir, lui ?

- Himself, in person. Il n'y a rien d'autre dans l'email que son assistante m'a envoyé : juste le lieu et l'heure.

Je soupire en reposant ma tasse sur la table. Une gorgée de café plus tard, je bascule Marc sur haut-parleur et croise les bras.

- Et c'est quand, ce rendez-vous ? Histoire que je me prépare à me faire virer comme une moins que rien.

Je m'affale sur la table, une main soutenant ma joue déjà fatiguée de cette journée qui commence à peine. Mon esprit s'emballe, une avalanche de questions sans réponses me submerge, et le stress monte en flèche.

- Cet après-midi, à quatorze heures, au P'tit Gourmand.

Je bois une longue gorgée de café, grimace, puis ajoute deux morceaux de sucre dans ma tasse, comme si cela pouvait m'aider à trouver du courage.

- Très bien. Je te tiendrai au courant s'il décide de me jeter, Marc, je réponds avant de raccrocher.

Je termine mon café d'une traite, le liquide chaud me brûlant légèrement la gorge, puis je me sers une nouvelle tasse. Le bruit de pas légers me fait tourner la tête. Azalea entre dans la cuisine, portable à la main dès le matin. Elle m'embrasse rapidement sur la joue avant de s'asseoir sur une chaise.

- Je peux savoir ce qu'il y a de si intéressant sur ton téléphone pour que tu ne puisses pas le lâcher au petit-déjeuner ? je demande, une pointe de moquerie dans la voix.

- J'ai eu un message de Neya sur les réseaux, me répond-t-elle en posant son smartphone face contre la table. Rien d'important.

Je ricane en secouant la tête. Depuis hier, elle agit bizarrement. Entre ses cheveux soigneusement lissés et son comportement étrange ce matin, je me demande si elle n'est pas en pleine crise d'adolescence tardive.

- Assez important pour que tu y prêtes attention, je remarque en penchant légèrement la tête, un sourire en coin.

Elle se retient de lever les yeux au ciel avant de me répondre.

- Rien de spécial, maman, encore une histoire de fille.

Je plisse les yeux mais n'insiste pas, sachant que moi-même j'ai eu ma part de secret quand j'étais jeune.

Un paquet de secrets, même.

***

Je porte une robe cintrée marron, sérieuse mais pas austère, juste ce qu'il faut pour dire : "Je suis professionnelle, pas là pour séduire." Mon maquillage est simple : une touche de mascara et un rouge à lèvres rose pâle. Mes talons ? Pas trop hauts. Parce que, soyons honnêtes, les hommes adorent se sentir supérieurs, même quand il ne s'agit que de quelques centimètres. J'arrive avec dix minutes d'avance pour montrer que je suis ponctuelle.

Bref, tout ce qu'un directeur rêve d'avoir dans son équipe : de la rigueur, du contrôle et une pointe de soumission subtilement feinte.

Je m'installe à une table du P'tit Gourmand avec mon habituel café corsé. Je remarque que cela fait le quatrième que je bois et la journée est loin d'être terminée. Pour passer le temps, je décide de faire un tour sur mes réseaux sociaux.

Je scrolle machinalement, likant une photo ici, lisant un commentaire là. Rien de bien passionnant, jusqu'à ce que je tombe sur un post qui attire mon attention. Une autrice que je connais vaguement vient de partager une critique élogieuse sur son dernier livre. Je ne peux m'empêcher de ressentir un pincement d'envie, suivi d'un soupir.

Je ferme l'application pour éviter de sombrer dans des pensées inutiles et regarde autour de moi. Le P'tit Gourmand est relativement calme pour l'heure. Quelques clients sirotent leur boisson, perdus dans leurs propres univers. Je joue nerveusement avec la cuillère de mon café, les yeux fixant la porte d'entrée.

Quand le directeur de Golden Book arrivera-t-il ? Et surtout, à quoi dois-je m'attendre ? Une vague de stress monte en moi, et je prends une longue gorgée de café pour tenter de l'étouffer.

Je croise mes jambes pour paraître détendue, mais mon stress se coupe brutalement quand je le vois entrer dans le café. Pourquoi le destin est-il toujours contre moi ? À chaque fois que je pense que ça ne pourrait pas être pire, il arrive et transforme ma journée en enfer.

Je devrais l'ignorer, faire comme s'il n'existait pas. Mais non, je reste là, bloquée sur lui.

Il s'accoude au bar, discutant avec le barman. Malgré la confusion de mes sentiments, je ne peux m'empêcher de l'observer de loin. Il respire le luxe à des kilomètres avec sa chemise noire qui souligne ses muscles et sa chaîne en argent, visible grâce aux deux boutons ouverts de son col.

Il passe une main dans ses cheveux en bataille en riant avec le barman, et mon cœur se rappelle de ce son si mélodieux autrefois. J'essayais toujours de le faire sortir de sa bulle silencieuse pour l'éclater avec mes répliques piquantes, qu'il s'amusait à répondre, ses lèvres s'étirant pour former un sourire arrogant que j'aimais en secret.

À un moment donné, nos yeux se croisent et mon traître cœur rate un battement alors que je soutiens son regard whisky. Je recule dans ma chaise, croise les bras et garde un visage neutre.

Tu peux toujours chercher, mais tu ne trouveras pas mon âme. Elle est partie depuis longtemps.

Il incline légèrement la tête, un rictus dédaigneux se formant sur ses lèvres. Puis, après un instant qui me paraît durer une éternité, il avance vers moi. Je me redresse, prête à m'armer pour ne pas lui laisser l'occasion de me bouleverser comme la dernière fois.

- Amanda, commence-t-il de sa voix rauque qu'il avait déjà à l'adolescence. Comment tu vas ?

Je tique sur sa question mais réponds avec politesse.

- Bien.

J'ai dit avec politesse, à aucun moment j'ai dit que je devais être gentille.

Il soupire légèrement, les mains sur le dossier de la chaise en face de moi, je remarque qu'il tapote dessus à un rythme régulier.

Je remarque les traits durs de son visage, sa mâchoire carrée et sa bouche fine qui se pince naturellement, comme si elle était constamment tendue. Ses lèvres, toujours légèrement serrées, semblent presque incapables de sourire. Et sa cicatrice, elle est toujours là, inchangée, malgré les années.

Preuve que j'ai compté pour lui, au moins une fois dans sa vie.

Elle part de sa pommette droite, suit une ligne courbée jusqu'à son arcade, et finit son trajet en se perdant dans ses cheveux en bataille.

Un souvenir m'assaille alors que je repense à cette journée, me laissant une nostalgie amère, jusqu'à ce que sa voix me tire de cette bulle d'enfant innocente.

- Je peux m'asseoir ?

- Non, j'ai un rendez-vous important, je claque froidement.

Il ne semble même pas m'entendre et déplace la chaise avant de s'asseoir, impassible, tandis que le serveur lui sert sa boisson dans un gobelet à emporter.

- Je suis sérieuse Ayden, si tu veux me faire chier, fais-le après, je répète en le fusillant du regard. J'attends le...

- Directeur de Golden Book, me coupe-t-il en me tendant sa main pour se présenter.

Je cligne des yeux, stupéfaite, mon esprit mettant quelques secondes à encaisser ses mots. Un silence lourd s'installe, et je me surprends à déglutir, mon cœur battant plus vite.

Malgré moi, une chaleur m'envahit, contrariée, comme une vague qui déstabilise une mer calme. Je me fige, me forçant à retrouver mon calme, mais il est trop tard. Ma façade impassible se fissure déjà alors que j'essaye de me reprendre.

Il peut me déstabiliser autant qu'il veut, mais je n'ai pas survécu à tout ça pour me laisser briser par un regard. Aussi envoûtant soit-il.

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