4. Retrouvailles.
Ayden.
Je baisse les yeux sur la femme. Assise sur le trottoir, entourée de carnets et de feuilles éparpillées, elle tente de rassembler ses affaires en marmonnant quelque chose d'incompréhensible. Un mélange d'agacement et d'embarras, à en juger par la rougeur sur ses joues.
Je devrais m'excuser, dire un mot gentil, mais tout ce que je ressens à cet instant, c'est une étrange lassitude. Elle n'est qu'une inconnue, après tout. Une parmi des milliers que je croise sans jamais me souvenir de leur visage.
Pourtant, je reste figé.
Il y a un détail, peut-être sa manière nerveuse de pousser ses cheveux derrière son oreille ou la précision avec laquelle elle empile ses carnets, qui retient mon attention. Une rigidité dans ses gestes, comme si elle avait besoin que tout soit parfaitement ordonné pour reprendre le contrôle.
Je soupire, écrase ma cigarette sous ma chaussure, et me penche pour ramasser un livre tombé à mes pieds. En attrapant l'ouvrage, mon regard s'arrête sur la couverture : La pluie vient de tomber de Amanda Millet.
Mon cœur rate un battement, s'arrêtant net avant de repartir à toute vitesse. Mais c'est pas comme la sensation brûlante de la nicotine qui m'appelle, ni comme l'envie irrésistible de plonger dans les enfers.
Non.
C'est percutant. Violent. Mais en même temps... c'est doux.
Comme un lien nostalgique qui me serre la gorge. Une douleur familière, un éclat d'une époque que j'ai enfouie trop profondément. Je reste là, un instant, figé, les doigts crispés autour du livre comme si je pouvais retenir quelque chose de plus que du papier.
Je lève la tête vers elle, mon regard froid comme de la glace, mais sous cette façade, quelque chose de brisé se cache, de plus intense, de plus réel.
Elle est là, devant moi. Pas du tout comme celle que je connaissais. Ses traits sont plus durs, ses gestes sont vifs et assurés, comme si chaque mouvement était calculé, maîtrisé. Elle porte une froideur presque palpable, une sorte de barrière invisible qui la sépare du monde. Le temps a creusé des lignes profondes sur son visage, mais il n'a pas effacé l'essence de ce que j'avais connu.
Elle se relève en époussetant sa jupe, son sac à la main puis elle tend la main sans un mot, son impatience m'arrachant brutalement à mes pensées.
- Vous comptez me rendre mon livre ou le garder ?
Sa voix résonne, et pendant une fraction de seconde, le monde autour de nous s'efface. Tout ce que je vois, tout ce que je ressens, c'est elle.
Elle relève les yeux, nos regards se croisent. Et là, tout explose. Une onde de choc me traverse, brutale et incontrôlable. Comme si chaque fragment de mon passé, chaque émotion enfouie, venait refaire surface en un instant.
Son souffle se coupe, presque imperceptible, et le mien vacille. Ses yeux noisette, toujours aussi captivants, me scrutent avec une intensité qui me cloue sur place. Il y a de la curiosité, de la surprise, mais surtout cette reconnaissance indéniable, comme si nous étions des pièces d'un puzzle qui venaient enfin de s'emboîter.
Je sens une chaleur familière remonter, douce et violente à la fois, m'arrachant tout contrôle. Ses pupilles se dilatent légèrement, et cette lueur... cette lueur dans ses yeux me transperce. Je suis mis à nu, vulnérable, exposé à cette vérité que je ne voulais pas affronter.
Déjà ramené à tout ce qu'elle représentait, tout ce que j'ai fui.
Alors, je fais ce que je fais de mieux : je me referme.
Je masque ce chaos intérieur derrière un mur d'indifférence, cette façade que j'ai perfectionnée au fil des années. Mes traits se figent, mon regard devient froid, calculé. C'est une défense, un instinct, une habitude. Je verrouille chaque émotion, chaque frisson qui pourrait trahir ce qu'elle provoque en moi.
Je ne peux pas me permettre de vaciller, pas maintenant, pas devant elle. Alors, je reprends le contrôle, coûte que coûte. Je respire lentement, mes doigts se crispant légèrement avant que je ne les relâche, comme si ce simple geste pouvait chasser l'ouragan qui menace de m'emporter.
Elle ne verra rien. Elle ne saura pas que son regard a failli tout briser. Je refuse de lui donner ce pouvoir.
C'est plus simple comme ça. C'est ce que je me dis, du moins.
Elle le range et je me racle la gorge et lui rends son livre, nos doigts se frôlent, et sa peau est aussi douce qu'il y a plus de vingt ans. Un instant suspendu, chargé d'une tension que je ne veux pas nommer.
- Merci, murmure-t-elle, presque machinalement, tout en serrant l'ouvrage contre sa poitrine.
Je hoche la tête, incapable de dire un mot, mais elle, elle ne bouge pas. Son regard revient vers moi, insistant, scrutant.
Elle ouvre la bouche et je sens mon cœur rater un battement.
- Ayden ?
Sa voix, ce murmure à peine audible, résonne en moi comme un coup de tonnerre. Mon nom, prononcé avec une hésitation mêlée de certitude, m'enveloppe d'un mélange de nostalgie et d'effroi.
Je déglutis, incapable de bouger ou de répondre tout de suite. Elle m'a reconnu. Pas moyen de nier l'évidence dans son regard. Cette lueur vacillante entre la surprise et... autre chose.
Autre chose que je n'ose pas nommer.
- Amanda, je prononce enfin, ma voix rauque, presque cassée.
Son nom glisse entre mes lèvres, hésitant, chargé d'un poids que je n'ai jamais su porter. Le silence qui suit est lourd, vibrant, comme si l'air entre nous avait une densité nouvelle. Ses yeux s'agrandissent légèrement, une onde d'émotion traversant son visage.
- C'est vraiment toi...
Sa voix tremble, comme si elle doutait encore de la réalité de ma présence. Elle se frotte nerveusement le bras, un geste presque inconscient, et je remarque qu'elle évite mon regard pendant un instant.
- Oui... c'est moi.
C'est tout ce que je parviens à dire.
Ce simple aveu me coûte déjà trop. Amanda fait un pas vers moi, puis s'arrête, comme si un mur invisible la retenait. Son regard revient à moi, plus intense cette fois, rempli de questions que je ne suis pas sûr de pouvoir affronter.
- Je pensais... je pensais que tu avais disparu pour toujours.
Sa voix se brise légèrement sur les derniers mots, et je ressens une douleur sourde dans ma poitrine. Elle n'essaie pas de cacher ce qu'elle ressent, et cela me désarme complètement.
Mon esprit se noie dans des souvenirs qui m'échappent, nous deux enfants. Le passé, tout à la fois douloureux et plein de cette insouciance qui me semble maintenant si lointaine, me revient en pleine face.
Mais ce qui me frappe le plus, c'est l'image de la Amanda de 13 ans, me regardant, furieuse comme un orage, alors que je brisais notre lien sans ménagement. Je détruisais son amitié avec une ignorance cruelle, avec la violence de mes gestes et de mes paroles.
Je ressens encore chaque pique, chaque coup porté, comme si tout cela venait de se passer. Elle ne dit rien, mais ses yeux... ses yeux me disent tout.
Elle se souvient de ce moment où j'ai tout foutu en l'air, où j'ai effacé son existence, où elle ne comptait plus pour moi.
Je détourne le regard, un frisson me traversant, et je fourre mes mains dans mes poches, ne sachant plus quoi faire. D'habitude, j'ai tout sous contrôle, mais là... je suis perdu.
Je m'apprête à dire quelque chose, une excuse, un mot maladroit, n'importe quoi pour combler ce vide entre nous. Mais mon portable vibre, brisant l'instant comme un coup de marteau sur une vitre fragile.
Je serre les dents, ma main glissant machinalement dans ma poche pour l'attraper. L'écran s'illumine, et je vois le nom affiché.
Pas maintenant.
Je souffle lentement, luttant contre l'envie de décrocher ou d'ignorer complètement l'appel.
Elle m'observe, silencieuse, son regard perçant directement à travers moi. Je ressens une étrange tension, comme si elle devinait l'agitation qui tourbillonne en moi.
- Désolé, je m'excuse en levant légèrement le téléphone pour justifier l'interruption.
Je rejette l'appel sans même regarder deux fois, ma main retombant le long de mon corps avec le poids d'une gêne que je n'arrive pas à chasser. Quand je relève les yeux, elle est toujours là, immobile, à scruter chaque nuance de mon expression.
- Si c'est urgent, ne te prive pas, ajoute-t-elle avec une neutralité forcée.
Je secoue légèrement la tête, esquissant un sourire qui ne parvient pas à masquer mon malaise.
- Pas vraiment. Rien qui ne puisse attendre.
C'est faux. Mais je ne peux pas gâcher ce moment avec elle. Pas comme ça.
Elle plisse les yeux, pas tout à fait convaincue, mais elle n'insiste pas. Un silence s'installe entre nous, lourd, presque palpable. Je devrais dire quelque chose, n'importe quoi pour briser cette tension, mais les mots m'échappent.
- Toujours aussi secret, hein ? lâche-t-elle finalement, un soupçon d'ironie dans la voix.
Je cligne des yeux, surpris par son ton. Ce n'est pas une attaque, juste une constatation. Pourtant, ça me pique, comme une vieille blessure qu'on rouvre sans le vouloir.
- Et toi, toujours aussi... captivante, rétorqué-je doucement, mon regard se perdant une fraction de seconde sur ses lèvres avant de revenir à ses yeux.
Elle écarquille légèrement les yeux, comme prise au dépourvu, puis détourne le regard, un sourire effleurant ses lèvres avant de disparaître aussi vite. Son regard revient à moi, plus intense cette fois, et je sens un frisson inexplicable parcourir ma colonne vertébrale. Elle croise les bras, mais ses doigts effleurent son poignet dans un geste lent et presque absent, un mouvement qui attire toute mon attention.
- Tu as toujours eu un don pour les mots, murmure-t-elle, sa voix plus basse, presque inaudible, mais elle n'évite plus mon regard.
Je reste un moment sans rien dire, captivé par la manière dont elle effleure inconsciemment son poignet, un geste qui ravive d'autres souvenirs, d'autres silences partagés. L'atmosphère entre nous s'alourdit, chaque seconde semblant suspendue, et je me rends compte qu'à cet instant, tout me semble à la fois trop proche et infiniment lointain.
Elle se redresse lentement, et je vois le changement dans son regard, cette lueur d'incertitude qui se mêle à quelque chose de plus profond, de plus intime.
Elle ouvre la bouche pour répondre, mais cette fois, c'est son portable qui vibre dans sa poche, nous tirant de ce moment suspendu.
Ironique.
Je vois ses yeux s'assombrir un instant quand elle regarde l'écran. Elle hésite, puis prend une profonde inspiration, comme si elle se préparait à affronter quelque chose. Elle ne répond pas immédiatement, son regard se perdant dans le vide, ses doigts effleurant son téléphone, mais elle ne l'attrape pas.
Je l'observe, intrigué par cette soudaineté. Il y a quelque chose dans son attitude qui change, comme si ce message avait réveillé une autre facette d'elle, une part que je ne connais pas.
Elle garde les yeux rivés sur son téléphone un moment, puis, finalement, elle soupire en regardant vers moi.
- Je dois y aller, dit-elle d'une voix plus calme, mais avec une nuance d'impatience que je ne comprends pas entièrement.
Je hoche la tête, mais ça ne change rien.
Tout ce qui la concerne me bouscule, comme une putain de tornade. Je déteste ça. J'essaie de rester calme, de garder cette façade de contrôle que j'ai toujours, mais merde, c'est comme si elle secouait tout à l'intérieur de moi. Chaque mot, chaque geste, chaque regard qu'elle me lance... c'est comme une gifle en plein visage, et je ne peux pas l'arrêter.
Je la regarde disparaître sans pouvoir bouger, une partie de moi se sentant soudainement perdue, vulnérable même.
Je ferme les yeux un instant, tentant de remettre de l'ordre dans ce merdier dans ma tête. Mais ça ne marche pas.
Rien ne marche.
Je serre les poings, l'intérieur de mes bras tendu, comme pour contenir l'incompréhension, la frustration, la colère qui commence à gronder.
Merde, pourquoi ça m'affecte autant ?
Je dois être plus fort que ça. C'est ce que je me répète, mais même dans cette putain de logique, tout part en vrille.
Je me force à respirer calmement, mais c'est juste un truc en surface. À l'intérieur, c'est le chaos. Je suis en train de perdre le contrôle, et je déteste ça.
Je sors mon paquet de cigarettes sans même y réfléchir, mes doigts tremblants mais contrôlés, comme une sorte de dernier rempart contre ce bordel intérieur. La nicotine me calme avant même que la première bouffée ne me brûle la gorge.
C'est con, mais ça marche.
Je suis encore là, à l'intérieur de ma tête, enfermé dans ce putain de silence qui pèse lourd. Mais au moins, j'ai la nicotine pour faire taire un peu le bazar.
J'inspire profondément, mais ce putain de chaos intérieur, il ne part jamais.
Je termine ma clope, la jetant au sol d'un geste mécanique, avant de prendre mon portable pour rappeler celui qui a osé interrompre ce moment. Le genre de moment que je ne partage avec personne. Pas depuis longtemps.
Je porte le téléphone à mon oreille tout en me rapprochant de ma voiture, mes pas résonnent sur l'asphalte.
- Monsieur Johnson, ici la Prison de Val-de-Lys.
Les mots s'écrasent contre moi comme une vague glacée. Je sens le sang quitter mon visage, ma mâchoire se contracter à en faire grincer mes dents. Une boule énorme se loge dans ma gorge, m'étouffe presque.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ?
- Que me vaut cet appel ? je lâche, d'un ton si glacé qu'il pourrait geler l'air.
- Votre père souhaite entrer en contact avec vous, répond la voix monotone de l'autre côté.
Mon silence est lourd, oppressant, même pour moi. Le vent souffle, et pourtant tout semble figé. L'air refuse d'entrer dans mes poumons.
- Il a demandé une rencontre, poursuit la voix, insensible à la tempête qui rugit en moi. Il dit que c'est important.
Un rire m'échappe. Pas un vrai rire. Plutôt un bruit rauque, amer, presque cassé. Il résonne dans l'air comme une menace.
Important.
L'ironie m'écrase. Ce mot, il ne l'a jamais compris. Pas quand il s'agissait de préserver ce qu'il avait. Pas quand il s'agissait de s'excuser pour ce qu'il a pris. Pas quand il s'agissait de sauver Amélia.
Je serre le téléphone si fort que mes doigts blanchissent. La tremblement léger de ma main me trahit, mais personne ne le verra. Personne ne le saura.
- Dites-lui d'aller se faire foutre.
Et je raccroche avant qu'ils ne puissent répondre.
Je reste là, adossé à la portière de ma voiture, le téléphone toujours dans ma main. Le froid mord ma peau, mais je ne bouge pas.
Amélia.
Son visage apparaît dans mon esprit, lumineux et insupportable. Trop proche. Trop réel. Une brûlure vive derrière mes paupières. Mes lèvres bougent, murmurant son nom sans un son.
La culpabilité gronde, sourde et impitoyable. J'ai échoué. J'étais censé la protéger, et je n'ai pas été là. Pas quand ça comptait.
Et maintenant, cet homme ose encore respirer. Ose encore prononcer mon nom, comme si je lui devais quelque chose.
Mes jambes fléchissent sous le poids de ma rage et de ma honte, mais je me rattrape au capot de la voiture.
Respire, Ayden.
Une injonction inutile. Chaque inspiration est une lutte, chaque souffle une lame qui s'enfonce un peu plus dans ma poitrine.
Je le hais. Pas seulement pour ce qu'il a fait, mais pour ce qu'il me fait encore. Après vingt ans, il a toujours ce pouvoir sur moi.
Mais ça ne durera pas.
Je me redresse finalement, les muscles tendus, comme si mon corps refusait de céder sous le poids de ce passé qui revient me hanter. Je glisse le téléphone dans ma poche, mais l'écho de l'appel résonne encore dans ma tête. Il croit pouvoir m'atteindre, me forcer à revenir en arrière. Mais ce qu'il ne sait pas, c'est que ce pont a brûlé depuis longtemps.
L'air glacé mord ma peau tandis que je m'installe au volant. Le contact de mes mains sur le cuir du volant me ramène au présent, à ce que je peux contrôler. Je mets le moteur en marche et fixe la route devant moi, mais le chemin est flou, comme voilé par les ombres d'une nuit qui refuse de mourir.
Cette fois, il n'aura pas le dernier mot.
Pas cette fois.
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