3. Séance de dédicaces .

Amanda.

Pour la première fois, je suis incapable de boire mon café corsé. Pourtant accro à cette caféine, mon estomac me hurle que je vais vomir si j'en avale une goutte. Une boule d'anxiété s'est installée dans mon ventre, lourde comme une pierre froide que je traîne depuis l'aube.

Dans trois heures, je me rends à Golden Book pour ma séance de dédicaces.

J'ai déjà préparé toutes mes affaires : des stylos, mon ordinateur portable, des barres céréales, des marque-pages... Tout est dans mon sac depuis la veille. Et pourtant, j'ai vidé et re-rempli ce sac au moins cinq fois, comme si un stylo avait pu se volatiliser durant la nuit.

Et si personne ne venait ?

Cela fait plus d'un an que mes lecteurs n'ont eu aucun signe de vie de ma part. Plus d'un an qu'ils m'attendent (ou qu'ils m'ont oubliée). Marc a fait passer le mot sur les réseaux sociaux, mais j'ai été incapable de jeter un coup d'œil.

Et si les commentaires disaient que j'étais finie ? Que mon absence avait suffi pour les lasser de mes histoires ?

J'imagine la salle vide. Moi, seule, derrière une table, devant des chaises vides, le regard des employés de Golden Book me rappelant que je ne suis qu'une autrice bannie.

Je vide mon café dans l'évier, incapable d'en supporter l'odeur ce matin. Un bruit lourd dans l'escalier me fait lever les yeux. Azalea débarque comme une tornade, chaque marche protestant sous ses pas.

Elle s'installe en silence devant la tasse de chocolat chaud que je lui ai préparée. Quinze ans, et déjà, je sais qu'elle ne touchera jamais au café.

Rien que l'odeur lui donne des haut-le-cœur.

Ses cheveux en bataille partent dans tous les sens, des mèches rebelles s'échappant de chaque côté de son visage. Ses cernes témoignent de ses longues soirées "tchat" avec sa meilleure amie, Neya. Comme toujours, elle reste muette jusqu'à avoir avalé son petit-déjeuner, une habitude héritée de son père.

Je passe une main tremblante sur mon visage, espérant me calmer, alors que je vide une énième fois mon sac pour vérifier son contenu. Je murmure chaque élément à voix haute, fronçant les sourcils comme si réciter une liste pouvait chasser mon anxiété.

Manteau, chaussures... Je multiplie les allers-retours dans la maison, cochant une à une les tâches sur ma liste. Chaque coup de stylo devrait m'apaiser, mais c'est tout le contraire : le stress monte encore plus.

— Maman !

La voix d'Azalea me tire de ma spirale d'angoisse alors que je prépare un thermos de café que je ne boirai sans doute pas. Je me tourne vers elle, confuse, en reposant la cafetière. Son cri ressemble à une alerte, mais rien ne semble justifier une telle panique.

Elle se lève d'un bond, attrape mon poignet et m'entraîne vers la table. Avant que je puisse protester, elle me force à m'asseoir, une tartine tendue devant mon nez.

— Je peux savoir ce que tu fais ?

— Tu te fais trop de souci, voilà ce que je fais ! Maman, tu vas assurer, comme toujours, m'interrompt-elle d'un ton ferme. Arrête de tourner en rond, tu me donnes le tournis. Mange quelque chose, détends-toi. Il te reste trois heures, alors calme-toi.

Son sérieux me désarme. Un sourire vient malgré tout naître sur mes lèvres.

Azalea, ma bouée de secours. Depuis qu'elle est née, elle m'a offert une raison de tenir. Ses sourires d'enfant ont effacé bien des larmes, et chaque jour, je remercie la vie de l'avoir à mes côtés. Mon rayon de soleil.

Pour lui faire plaisir, je croque dans la tartine. Le goût du beurre m'arrache un soupir que j'espérais apaisant. Mais ma pause est de courte durée : mon téléphone vibre sur la table.

Je décroche en voyant le nom de Marc s'afficher.

— Amanda, no time to talk ! lance-t-il précipitamment. J'espère que tu es prête, ils ont changé l'horaire.

— Quelle heure ? je demande, une boule au ventre.

— Neuf heures.

Je me fige. Mon regard se porte immédiatement sur l'horloge de la cuisine : huit heures pile.

— Mais je ne serai jamais prête !

Le stress revient en flèche. J'enfile mon manteau, mon sac à moitié ouvert pendant que Marc continue de parler dans le vide.

— Je te tiens au courant si je me fais virer, je lance en raccrochant brutalement.

Azalea reste interdite. Quand je lui explique la situation, elle écarquille les yeux, puis réagit sans hésiter.

— Je t'aide.

En un rien de temps, elle m'épaule pour charger la voiture, pieds nus en pyjama, ignorant complètement le regard des voisins. Ce contraste entre son calme face à l'urgence et mes gestes désordonnés me fait rire malgré moi. La situation est un chaos total, mais au moins, elle est avec moi.

***

Le froid de septembre me fouette le visage, mais dès que je pousse la porte de Golden Book, la chaleur réconfortante des lieux m'enveloppe.

Ce contraste saisissant me rappelle pourquoi j'aime cet endroit.

Malgré mon anxiété, je me force à marcher d'un pas assuré. Mes talons claquent sur le sol, un son presque rassurant, tandis que je me dirige vers l'accueil. Derrière le bureau, un jeune homme, Éric d'après son badge, est au téléphone. Le combiné coincé entre son oreille et son épaule, il griffonne frénétiquement sur un petit carnet.

Ses gestes désordonnés, ses sourcils froncés, et son bégaiement trahissent son état : un stagiaire, manifestement dépassé par ses responsabilités.

Je jette un coup d'œil à mon smartphone : neuf heures passées.

Un soupir m'échappe. Je déteste être en retard. Cela donne une impression de négligence, et je ne supporte pas l'idée qu'on puisse me trouver peu fiable.

Pourtant, me voilà, tapotant nerveusement mes ongles manucurés sur le bois du comptoir. Éric lève une main pour m'intimer d'attendre, sans même me regarder, ce qui m'agace encore davantage.

La patience n'est pas mon point fort dans ces moments-là. Je peux supporter une aiguille capricieuse refusant le fil ou même les bavardages interminables de Rosalie au téléphone.

Mais le retard ? Non. Le retard, c'est impardonnable.

L'idée de me débrouiller seule me traverse l'esprit, mais je ne connais pas les lieux. Ma dernière visite ici remonte à mon enfance, et ce bâtiment a bien changé depuis.

Alors j'attends.

Mon esprit, lui, n'attend jamais. Pendant le trajet, il s'était déjà amusé à imaginer des scénarios catastrophiques : un accueil glacial à cause de mon retard, une absence totale de lecteurs à ma séance, ou pire, des questions insistantes sur ma disparition médiatique et mes futurs projets.

J'avais tenté de me calmer.

Musique, radio, même la fenêtre ouverte sur l'air frais. Rien n'avait fonctionné.

Ironique, tout de même. Mon cerveau peut concevoir en quelques secondes des situations angoissantes et irréelles, mais reste bloqué dès qu'il s'agit d'écrire un nouveau pitch.

Éric finit par raccrocher, visiblement soulagé. Je me présente avec un sourire forcé, exposant rapidement les raisons de ma venue. Après un moment d'hésitation, il fouille dans ses dossiers, en sort un document bleu et m'invite à le suivre à l'étage.

Je m'exécute, mon esprit toujours en ébullition, mais au moins, les choses avancent.

Nous traversons un couloir, et il frappe contre une porte avant d'entrer. La pièce est simple, avec une table longue recouverte d'une nappe blanche et des piles de mes livres soigneusement alignées. Quelques chaises sont disposées devant, et une banderole à mon nom pend au mur du fond.

Tout est agencé comme les séances de dédicaces où je me rendais avant que le syndrome de la page blanche vienne me rendre visite.

Éric toussote pour signaler notre arrivée, et une femme brune pivote lentement, comme si chaque mouvement avait été soigneusement calculé. Sa jupe marron claire effleure le sol à chacun de ses pas, mais elle ne fait aucun bruit, comme si le silence lui appartenait.

Ses traits restent parfaits, mais cette subtile nuance trahit un vitiligo qu'elle semble dissimuler avec soin grâce à du fond de teint. Son regard, d'un noir profond, m'enveloppe d'une froideur qui semble aspirer toute la chaleur de la pièce. Aucun clignement, aucune étincelle d'humanité. Chignon tiré à la perfection, lèvres pincées et impeccablement peintes, corps figé dans une posture droite et stricte.

Elle n'a pas besoin de hausser le ton pour se faire entendre. Son silence seul exige l'obéissance. Cette femme ne sourit pas, ne trébuche pas, et ne tolère probablement aucun défaut.

Je suis face à un mur de glace, impénétrable et inébranlable.

Margot Delaney, directrice adjointe de Golden Book en personne.

— Vous êtes en retard, constate-t-elle d'une voix tranchante, ses mots résonnant comme une gifle.

Le souvenir des mots de Marc s'impose à mon esprit : Margot est ton passe-droit pour obtenir l'approbation du directeur. Alors, pas de faux pas.

Je serre les dents. Pas de faux pas. Je sais qu'il a raison, mais le ton condescendant de Margot et son regard accusateur me donnent envie d'exploser.

— Et vous pensez que c'est acceptable ? continue-t-elle en approchant d'un pas.

La froideur de son ton est presque un défi. Un silence tendu s'installe, mais je refuse de me laisser déstabiliser. Je redresse les épaules, relevant légèrement le menton pour soutenir son regard glacial.

— Je pense surtout que l'imprévu arrive à tout le monde, je me défends calmement, en enroulant mon manteau sur mon bras. Si vous voulez blâmer quelqu'un, je vous suggère de commencer par votre organisation.

Sa mâchoire se crispe imperceptiblement, et une étincelle glaciale traverse ses yeux noirs.

— Est-ce une tentative de justification ? demande-t-elle d'une voix dangereusement calme.

Je sais que je devrais m'arrêter là. Que je devrais m'excuser, sourire et entrer dans ses bonnes grâces. Mais son attitude hautaine m'empêche de ravaler ma fierté.

— Non, c'est une tentative d'honnêteté, je rétorque, en croisant les bras. Si vous attendez de moi que je sois parfaite, alors je pense que vous serez déçue. Mais si vous attendez de moi que je sois professionnelle, alors vous verrez que je suis ici pour faire mon travail, et je le ferai bien.

Un silence lourd s'installe. Éric, mal à l'aise, regarde partout sauf dans notre direction. Margot, elle, reste immobile, son visage toujours aussi inexpressif, mais je peux sentir la tension dans l'air.

— Intéressant, finit-elle par murmurer, un léger sourire glacé se dessinant sur ses lèvres. Voyons si vos actions seront à la hauteur de vos paroles.

Elle pivote sans un mot de plus, me laissant là, le cœur battant. Je fixe la table devant moi, les romans empilés comme des briques d'un mur qu'il me faut franchir. Les mots de Margot résonnent encore, un poison qui tente de s'infiltrer, mais je refuse de céder. Pas cette fois.

J'inspire profondément, mes ongles s'enfonçant dans la paume de ma main. La douleur est là, tapie sous la surface, prête à m'avaler, mais je ne la laisse pas gagner.

Pas ici. Pas maintenant.

Un souvenir me traverse, la voix de Marc lors d'une de ces soirées où tout semblait vaciller :

— Amanda, ta force, c'est d'être toi. Même brisée, tu as cette lumière que personne ne peut éteindre. Alors avance, montre-leur.

Il a raison. Il a toujours raison.

Je lève la tête, balayant la foule du regard jusqu'à croiser des yeux. Ceux d'une adolescente qui me dévisage, ses bras serrant un exemplaire écorné de mon premier roman comme si sa vie en dépendait.

Un feu s'allume dans ma poitrine, consumant mes doutes.

Je redresse les épaules et je souris, sentant quelque chose se solidifier en moi. Margot n'aura pas le dernier mot.

Pas sur moi, pas aujourd'hui.

Vingt heures sonne et la dernière fan avance vers moi, ses pas hâtifs trahissant son excitation. Ses mains serrent avec une telle intensité son exemplaire de "La pluie vient de tomber" qu'elles en blanchissent presque. Je peux sentir l'adrénaline qui émane d'elle avant même qu'elle ne parle. Ses yeux brillent d'un éclat que je reconnais bien : l'adoration pure, celle que seuls les vrais fans connaissent.

— Oh mon Dieu, Amanda ! s'écrie-t-elle, sa voix tremblant légèrement d'émotion. C'est... c'est vraiment vous ?

Un frisson me parcourt à l'entente de son enthousiasme, et mon sourire se fait plus large malgré moi. Il est impossible de rester indifférente face à une telle effusion.

— Oui, c'est moi, je réponds doucement, cherchant à calmer la nervosité qui commence à naître en moi face à tant d'attention. Vous voulez une dédicace ?

Elle hoche la tête vigoureusement, presque incapable de cacher son excitation débordante. Ses doigts frôlent le livre qu'elle dépose devant moi, et je perçois la délicatesse de son geste, comme si ce livre était un trésor.

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point vos livres ont changé ma vie, continue-t-elle, son regard se perdant un instant dans le vide, comme si elle revivait un souvenir précieux. Rose... elle... elle m'a sauvée. C'est comme si vous aviez écrit mon histoire, vraiment.

À cet instant, je ressens un pincement au cœur, un mélange de gratitude et d'humilité. Ses mots flottent dans l'air, lourds de sincérité, et me touchent plus profondément que je ne voudrais l'admettre. Mais je dois rester calme, continuer de jouer ce rôle qui m'a été attribué, celui de l'écrivaine appréciée.

— Vous me touchez beaucoup, je dis en posant mon stylo pour lui rendre son livre signé. Merci. C'est pour des gens comme vous que j'écris.

Elle prend une grande inspiration, et ses mains tremblent légèrement alors qu'elle reprend le livre signé, comme si elle n'en croyait pas ses yeux. Son regard se voile un instant, mais c'est un voile d'émotion pure.

— Vous êtes ma source d'inspiration... je... je ne sais même pas comment vous remercier, ajoute-t-elle, sa voix se brisant légèrement sur les derniers mots.

Je hoche la tête, cherchant à dissimuler la chaleur qui monte en moi. Je me sens à la fois fière et vulnérable sous l'intensité de son regard.

— C'est moi qui vous remercie, je murmure. Si mes livres peuvent vous aider, alors je sais que tout ce travail en valait la peine.

Ses lèvres se crispent dans un sourire large, puis, dans un élan de spontanéité, elle prend son téléphone et s'approche de moi, presque timide malgré toute son énergie.

— Vous permettez que je prenne une photo avec vous ?

Je souris en la voyant, émue par la simplicité et la sincérité de son geste. Bien sûr, je lui fais un signe affirmatif. Elle se précipite à mes côtés, son visage rayonnant. Un instant, elle ferme les yeux, probablement pour graver cette image dans sa mémoire, avant de poser son téléphone et de se figer en attendant.

La photo prise, elle me regarde une dernière fois, ses yeux brillants, presque pleins de larmes.

— Merci, merci infiniment, chuchote-t-elle, son regard encore accroché à moi. Vous êtes la meilleure...

Je hoche la tête, mon cœur battant un peu plus vite, touchée par sa réaction. Alors qu'elle s'éloigne, je la vois encore jeter des coups d'œil furtifs vers moi, comme si elle voulait vérifier qu'elle n'avait pas rêvé de tout cela. Et moi, je me permets de me laisser envahir par une vague de gratitude.

Peut-être que, dans ce monde où tout semble si incertain, écrire est un moyen de faire une réelle différence dans la vie des autres.

Je prends une grande inspiration, mes épaules se relâchent enfin. L'anxiété que j'avais ressentie au début de la journée, celle de ne pas être à la hauteur, d'être perdue dans ce tourbillon de doute et de syndrome de la page blanche, semble s'éloigner.

Peut-être que j'avais simplement besoin de voir que mes mots comptent encore, que malgré mon année d'absence et la peur de ne plus être à la hauteur, je suis toujours là, toujours capable de toucher les autres.

Je regarde mon carnet, posé devant moi, comme un rappel silencieux de tout ce qui reste à accomplir. Mais cette fois, au lieu de la panique qui m'étreint habituellement à l'idée de le remplir, je ressens une lueur de sérénité. Un peu comme si, après des mois d'absence, je retrouvais enfin le chemin vers ce qui me passionne.

Je me redresse, un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Ce n'est pas une guérison miracle, pas une solution instantanée à mes angoisses, mais c'est un début.

Un début de retour.

Un signe que les choses peuvent s'arranger, que je peux recommencer. Peut-être que ce livre, qui m'a si longtemps échappé, n'est pas aussi loin de moi que je le croyais. Peut-être que je suis juste en train de le retrouver, petit à petit.

Je me permets de m'attarder sur cette pensée, savourant la sensation d'être, à cet instant, exactement là où je dois être. Pour la première fois depuis longtemps, le poids du passé et de mon syndrome de la page blanche semble moins lourd, et un mince rayon de lumière éclaire mon avenir d'écrivaine.

Je sors de Golden Book, le pas rapide et l'esprit encore agité par cette réunion interminable. Mon téléphone vibre dans ma poche. En le sortant, je découvre un message d'Azalea, ponctué d'émojis alarmants : alerte rouge, explosion, sirène.

Qu'est-ce qui peut bien se passer, encore ?

Je commence à taper une réponse quand je percute quelqu'un de plein fouet. Avant d'avoir le temps de comprendre, je me retrouve assise sur le trottoir, sonnée par le choc.

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