2. Cauchemars.

"Le cours du véritable amour ne s'est jamais déroulé sans heurts."

William Shakespeare.

Ayden


J'écrase le mégot de ma cigarette dans le cendrier rempli en jetant un regard à ma soeur. Amélia est assise dans le fauteuil en face de mon bureau, ses yeux me fusillent sur place alors que j'aborde un air blasé.

- Qu'est-ce que t'as ? je lance en arquant un sourcil, ma posture nonchalante dissimulant la froideur qui me caractérise d'ordinaire.

Elle commence à dessiner quelque chose dans l'air, ses gestes amples et méticuleux. Ça pourrait être une fleur, un cercle... jusqu'à ce que je comprenne la forme du mot. Idiot.

- Tu es un idiot, dit-elle finalement, comme pour signer son chef-d'œuvre invisible.

Je secoue la tête en souriant légèrement. Ma sœur a cette manie bizarre, mais fascinante. Elle fait des dessins dans l'air, comme si elle croyait que ses mots prenaient forme de cette manière, qu'ils étaient plus réels une fois dessinés. C'est sa façon à elle de structurer ses pensées quand elles sont trop chaotiques. Elle ne peut pas les dire à voix haute tout de suite, alors elle les dessine, comme si l'air pouvait les porter mieux que ses mots.

- T'as fini ? Parce que ça commence à ressembler à un tableau, là, je la taquine.

Elle me répond par un doigt d'honneur, auquel je réponds en éclatant de rire.

- T'as aucun cœur, Ay', dit-elle en se redressant dans son fauteuil. Cette pauvre femme avait un rêve en tête, et tu l'as brisé en cinq minutes.

Je ricane, attrapant mon paquet de clopes pour en sortir une.

- Arrête de dire des conneries, Amélia, tu sais très bien qu'elle n'avait pas le niveau pour faire partie de l'équipe.

- Et c'est une raison pour la traiter comme de la merde ? réplique-t-elle, se levant et faisant le tour du bureau.

Je la suis des yeux, voyant une lueur dorée frôler ses contours, une énergie calme, presque lumineuse, qui semblait défier les lois de la réalité. Je sens mon agacement croître, cette pression familière dans ma poitrine. Je prends une bouffée de cigarette comme pour calmer le tumulte intérieur, la fumée s'échappant de mes lèvres. Elle ne semble pas y prêter attention, car elle se penche vers moi, traversant la fumée avant de me la retirer pour l'écraser sous son talon.

- Tu crois pas qu'un paquet par jour c'est trop ?

Elle trace une flamme dans l'air, mais avant même qu'elle n'ait fini, elle l'efface d'un coup de doigt, comme si elle voulait symboliser la disparition d'une volonté ou d'un rêve qui venait juste de s'éteindre, tout comme la cigarette qui a été écrasée sous son talon.

- Tu vois un ring de boxe ?

J'incline la tête avec un sourire arrogant sur les lèvres en sachant qu'elle m'insulte intérieurement alors qu'elle dessine dans le vide.

Ses gestes sont fluides, gracieux, presque comme une danse, mais je sais que derrière cette apparente sérénité, elle me jette des flèches invisibles.

Elle trace des formes dans l'air, chaque mouvement marqué par une colère silencieuse qu'elle ne dit pas. Je pourrais presque entendre les mots qu'elle refuse de prononcer, leurs échos résonnent dans l'espace entre nous, mais je préfère ignorer cette tension palpable. Ce n'est pas la première fois qu'elle me fait ça. Je sais que dans son esprit, elle me le crie déjà.

- Quoi ? je lance, un air faussement désinvolte, tout en arquant un sourcil. Ma main joue avec le briquet, un geste machinal, presque apaisant.

Elle me fixe, ses yeux étincelants de défi, avant de m'adresser un regard glacé, comme si elle me punissait de ma propre arrogance.

Je sais ce qu'elle pense, elle me l'a déjà dit un millier de fois. Je pourrais mettre un terme à cette discussion d'un simple geste ou mot, mais une part de moi refuse.

Peut-être parce que, au fond, je sais que je mérite ce reproche.

- Les clopes et la boxe ne vont pas régler ton problème, Ay', rétorque Amélia en fronçant des sourcils. Pourquoi tu ne reprends pas le basket ?

- On en a déjà parlé, je soupire. Alors arrête d'insister, le basket et moi c'est terminé et je fais ce que je veux de ma vie.

Ces deux choses toxiques comme elle aime les appeler sont des distractions à ma colère et ma culpabilité, faisant en sorte que je reste à la surface malgré qu'on me tire vers le bas.

Je vois une pointe d'affliction dans ces yeux et je sens mon cœur se serrer à la rage qui s'y mélange malgré elle. Elle déteste mes vices, ces clopes et cette violence, parce qu'ils la ramènent inévitablement à l'ombre de notre père. Elle préfère l'harmonie, les discussions posées, même quand tout autour d'elle semble partir en vrille. Son regard cherche toujours un échappatoire, comme si éviter la confrontation pouvait réparer les choses. Mais il y a des moments où même elle ne peut plus fuir, et c'est là qu'elle se fige, son visage marbré d'une tension qu'elle cache derrière un sourire forcé.

Alors je capitule, pour elle.

Je serre le briquet dans ma paume, hésitant. Ce petit objet me relie à un semblant de calme, une illusion de contrôle. Pourtant, son regard... ce regard qui me transperce et me rappelle tout ce que je lui dois...

Il finit par gagner.

Avec un soupir, je lâche prise, le briquet tombant sur le bureau dans un claquement sourd.

Sa main effleure ma joue avec une douceur presque fragile, comme si elle essayait de m'ancrer dans une réalité où elle croit encore que je peux changer. Un éclat de fierté passe dans ses yeux et j'en profite car je sais que dans l'heure qui suit, je serais avec une cigarette coincé entre les dents, brisant une fois de plus cette promesse silencieuse faite entre nous.

- Tu sais que même si t'es un idiot sans coeur, je t'aime quand même Ay', déclare-t-elle en riant.

Elle me claque un baiser sur la joue avant d'enfiler son manteau. Son rire léger résonne encore dans la pièce, vibrant comme une mélodie qui tente de percer l'épaisseur de mon silence.

Et puis, elle disparaît.

Le vide revient, lourd et familier. Je me passe une main sur le visage, m'enfonçant un peu plus dans ma chaise. Un jour, peut-être, j'arrêterai de la décevoir.

Mais pas ce soir.

Son absence laisse un vide, comme à chaque fois. Mais ce vide, je l'ai apprivoisé depuis longtemps.

Je reste immobile, mes yeux fixant un point invisible dans le vide.

Je devrais travailler. Rédiger ces contrats, remplir ces formulaires, trier toute cette paperasse. Mais mes pensées s'embrouillent, s'enroulent autour de souvenirs et de regrets, me paralysant. Un soupir m'échappe tandis que je me pince l'arrête du nez.

La fatigue, lourde et ancienne, s'installe sur mes épaules comme un manteau mouillé.

Depuis mes douze ans, le sommeil est une chimère. À peine quelques heures volées entre deux crises d'angoisse ou des cauchemars qui me laissent vidé. Quand je dors, ce n'est jamais un repos. Ce sont des fragments brisés, des éclats de rêves tourmentés qui m'épuisent davantage.

Je tourne mon fauteuil pour me placer face à la baie vitrée. Dehors, la ville lumière s'étend, vivante, contrastant violemment avec le silence oppressant de mon bureau. Mes mains agrippent les accoudoirs. Mon index, nerveux, commence à tapoter.

Un, deux, trois... Un, deux... Un, deux, trois... Un, deux.

Ce rythme m'obsède autant qu'il me calme, une tentative dérisoire pour canaliser la tempête.

Les souvenirs reviennent, implacables. Les années d'innocence volées, méthodiquement détruites pour façonner ce que je suis aujourd'hui : un être taciturne, impassible, et brisé.

Une envie familière me saisit, me tirant comme un aimant. Je résiste, mes jointures blanchissant sous la tension. Mon cœur s'emballe, ma respiration s'alourdit.

Chutant toujours plus bas dans mes ténèbres.

Luttant toujours plus fort pour remonter à la surface.

- Putain...

Ma main tremble légèrement quand j'attrape une cigarette. Je l'allume, regardant la flamme vaciller un instant avant de l'éteindre sur mes lèvres. Une taffe, puis une autre, la fumée envahissant mes poumons. J'aimerais croire qu'elle emporte avec elle mes démons, qu'elle chasse cette culpabilité qui me ronge. Mais la vérité est cruelle.

Ils restent. Inaltérables. Insatiables.

***

Je claque la portière de ma voiture, garée devant le parking bondé du gymnase où mon meilleur ami va jouer son match de basket-ball. Je regarde mon portable, il reste dix minutes avant que ça commence, alors je m'allume une clope en m'appuyant contre le capot de ma voiture. Je regarde le bâtiment faire fasse, me rappelant les journées entières que je passais dans ce gymnase à tirer des paniers pour être le meilleur. Je sens une douleur au sternum alors que je m'avance à l'entrée, la même sensation à chaque fois que je viens.

Les bons comme les mauvais souvenirs refont surface et un mal de tête me fait grimacer. J'enferme toute cette merde dans un coffre fort en jetant ma clope à peine entamé au sol et rentre dans le gymnase où l'air est lourd de sueur et de caoutchouc, mélangé à l'odeur de popcorn et de snacks qui flottent dans la foule. Le brouhaha des gens augmente ma migraine quand je me faufile parmi le public, ce qui n'est pas trop dur quand on mesure 1m90. Je monte les gradins et trouve ma place, en haut, près de l'issue de secours.

J'ignore la sensation de revenir dans ce lieu où j'ai connu mes premiers succès avant que tout ne s'écroule, je suis là pour voir le match de Clément, point final.

Quelques minutes plus tard, sur le terrain, les chaussures des joueurs crissent en résonnant dans l'air sous les acclamations du public alors que je me redresse légèrement pour chercher mon ami des yeux.

Je vois cette tête de con sourire aux femmes du premier rang en agitant la main. De loin, on pourrait le confondre avec un militaire. Tout est carré, de ses cheveux rasés au millimètre près à sa carrure de sportif. Il a tout pour fonder une famille : le physique, l'argent et cet instinct paternel qui l'habite. Pourtant, il clame qu'il est encore trop jeune pour se poser

Quand son fils l'appellera "papi" alors qu'il n'aura que sept ans, je ne manquerai pas de me foutre de sa gueule.

Ce mec est aussi calme dans sa vie qu'un philosophe. Il ne boit pas, ne fume pas, et les seules femmes dans sa vie sont sa mère, sa sœur, et quelques coups d'un soir.

Malgré son cabinet d'avocat, il a encore le temps de participer à des matchs, grâce à sa gestion parfaite de son emploi du temps et à la délégation de certaines tâches. Il sait que maintenir un équilibre entre travail et loisirs est essentiel pour rester performant, et le basket reste pour lui une priorité, une manière de se détendre et de garder l'esprit clair.

Il lève le regard et me sourit comme un fou en me voyant. Chaque fois qu'il joue, il sait que je dois faire un effort surhumain pour venir le voir, supportant la pression de mon mal de tête et cette douleur qui me transperce le sternum.

Je hoche la tête dans sa direction, restant impassible. Cela ne le dérange pas, il est habitué à ma gueule taciturne. Il crie mon nom malgré la foule en délire et retourne vers ses coéquipiers alors que le match débute.

Je l'observe, et je vois tout.

Clément est un bon joueur, je ne peux pas le lui retirer, mais moi, je vois les détails. Comme cette passe qu'il a envoyée trop haut, alors que son coéquipier était déjà dans la bonne position pour la recevoir. Ou cette défense où il a tardé à fermer son homme, offrant une ouverture facile. Des petites choses, mais qui, à ce niveau, font toute la différence. Je ne peux m'empêcher de remarquer ces imperfections. C'est pas grand-chose, mais c'est ça qui me fous un léger agacement. C'est comme si ces micro-fautes étaient invisibles pour lui, alors que moi, je les vois toutes.

Deux heures après, le match se finit et Clément gagne. Je ne perds pas de temps et sort par la sortie de secours en allumant une clope. Je tire une taffe et ferme les yeux en expirant la fumée.

Je ne peux pas rester plus longtemps dans ce gymnase qui a connu mon succès et mes défaites, celui qui me rappelle à quel point le basket était important pour moi.

Après 10 minutes, j'entends la porte s'ouvrir et je range mon téléphone en voyant Clément.

J'esquisse un sourire léger et le félicite pour sa victoire alors qu'il me frappe l'épaule.

- T'as vu comment on les a écrasés ! se vante-t-il en mettant son écharpe.

Je lève les yeux au ciel et commence à marcher pour rejoindre ma voiture.

- C'était pas mal mais t'as foiré ta passe à la fin du troisième quart-temps, je réplique en jetant ma clope avec un sourire de connard sur les lèvres.

Il se tourne vers moi, la mine outrée. Il sait que j'ai raison mais il faudra qu'il soit menacé par une arme pour me l'avouer.

- N'importe quoi ! C'est Andrew qui s'est rien rattrapé, on aurait jamais dû prendre un nouveau joueur deux semaines avant le match aussi, se défend-t-il.

On atteint ma voiture alors qu'il continue d'argumenter sur son mauvais jeu, les excuses pleuvent à chaque pas.

- Franchement, si Andrew avait été à la hauteur, tout ça aurait été différent. Mais bon, je suis un mec magnanime, je vais pas lui en vouloir.

Je roule les yeux, déjà fatigué de ses explications.

- Ah ouais, bien sûr, continue de blâmer les autres. C'est jamais ta faute, hein ?

Je m'arrête devant la porte de ma voiture, le regardant une dernière fois.

- La prochaine fois, essaie de pas foutre la balle dans les pieds de ton coéquipier, ça pourrait vraiment aider, je nargue en sachant que mes critiques l'énervent mais l'aide malgré leur brutalité.

- Où la prochaine fois on pourrait avoir un joueur performant qui sait exactement comment jouer, propose-t-il en jouant avec ses sourcils.

J'ouvre la portière en soupirant, voyant très bien où il veut en venir. Son regard brille d'espoir que je me dois de tuer directement pour ne pas attiser le mien.

- C'est non, Clément et on en a déjà parlé, je rétorque en montant dans le véhicule.

- Mais allez Ayden ! se lamente-t-il. C'est juste des sélections, t'auras juste à jouer une heure pour...

- J'ai dis non, je répète, ma voix se durcit alors que je ferme la porte d'un coup sec.

Ses épaules s'affaisent alors qu'il abandonne son idée stupide et irréaliste.

- Okay, reprit-il en levant les mains en signe de capitulation. Je te laisse tranquille.

Il ne le fera pas, si l'occasion se présente, il insistera encore, comme depuis des années. Clément se recule de la voiture et je démarre en trombe pour m'introduire dans la circulation agitée de Paris.

Il fait la gueule mais il sait comment je suis alors cela ne l'atteint pas, d'ici demain il m'appellera pour me raconter son nouveau coup d'un soir.

Je roule parmi les klaxons et les éclats de voix des passants résonnent autour de moi. Je reste plongé dans mon silence, mes mains fermement agrippées au volant. Ce monde avance trop vite, et moi, je me contente de tenir bon, de ne pas sombrer. Mon boulot, c'est tout ce que j'ai. Le reste, les distractions, les attaches... ce ne sont que des poids inutiles. Alors, je fonce, comme toujours, sans jamais regarder en arrière.

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