10. Noirceur.

Ayden.

Gauche, droite, gauche... Droite, gauche... Droite, gauche, droite...Chaque coup donné me plonge un peu plus dans ces ténèbres où je croyais avoir enfermé mes démons. Mais je continue de frapper ce punching-ball, comme si je voulais qu'ils m'engloutissent pour l'éternité. Qu'ils fassent taire cette culpabilité qui me ronge jusqu'au sang, quitte à ce que je disparaisse moi-même.Mes muscles brûlent sous l'effort que je leur impose. Mon torse ruisselle de sueur. Ma respiration est désordonnée. Mes mains laissent des traces de sang à chaque coup que je porte.Et mon cœur, ce traître, bat plus vite que de raison. Cela n'a rien à voir avec la boxe.J'essaye de me libérer de ce poids qui pèse sur mes épaules, mais les souvenirs déferlent en moi comme une vague qui me noie.Je frappe plus fort, déversant ma rage, alors que je lutte pour ne pas sombrer dans cet abîme trop chaotique. Mais j'ai beau me battre contre mes démons, ils reviennent toujours. Et comme à chaque fois, je cède. Parce qu'il n'y a rien à faire contre le passé.Les chaînes les plus lourdes sont celles qu'on ne voit pas.Je reste immobile sur le trottoir, regardant la silhouette d'Amanda s'effacer à chaque pas. Je profite de ces derniers instants et me mets sur la pointe des pieds pour la voir encore. Mais le coin de la rue m'en empêche et je soupire en me caressant la joue.Là où elle m'a déposé un bisou.Je souris comme un idiot et fais demi-tour, me dirigeant vers la rue de ma maison. Plus je m'en approche, plus la douceur de la présence d'Amanda s'envole, pour être remplacée par une sensation qui me tord le ventre, et pas dans le bon sens.Chaque retour des cours est un supplice pour mon cœur, qui semble vouloir sortir de ma poitrine.Je serre les lanières de mon sac à dos, essayant de maîtriser ma respiration et de me préparer à la vision que je vais avoir, une fois la porte franchie.Je regarde ma montre et je commence à courir en voyant que j'ai deux minutes de retard.Je franchis la porte d'un coup sec, la faisant claquer contre le mur, alors que ma voix s'élève dans le salon où je vois mon père surplomber Amélia, sa ceinture en main.— Je suis là ! je crie en courant vers ma sœur, qui me tient le bras de toutes ses forces.Je me dresse devant mon père, du haut de mes douze ans, tremblant de peur mais m'efforçant de tenir bon, protégeant ma sœur de sa cruauté.— T'as deux minutes de retard, Ayden, gronde mon père, me toisant de son regard embué par l'alcool. Tu sais ce que ça veut dire...Je sens mon cœur manquer un battement, comprenant ce qui nous attend.— Non... je souffle, une boule d'angoisse se formant dans ma gorge.Je recule d'un pas pour éloigner Amélia, tandis que je vois ma mère pleurer en silence, assise dans son fauteuil roulant, collée au vieux canapé.Elle aussi a besoin d'aide, mais elle ne peut plus courir pour éviter les coups, ni fuir pour vivre loin de lui. Ma mère est déjà condamnée, alors elle laisse tomber. Je la regarde dans les yeux, j'appelle à l'aide, mais je sais qu'elle ne fera rien, trop sous l'emprise de lui pour nous protéger.Et je ne lui en veux pas. Mon père l'a détruite de l'intérieur, la manipulant, la tenant par la peur.— Maman... pleure Amélia derrière moi.Elle serre mon t-shirt aussi fort que possible, les larmes roulant sur ses joues rebondies.— Deux minutes de retard, reprend mon père en avançant d'un pas. Alors seulement deux coups de ceinture...Il laisse le silence s'étirer, et je sens mon cœur battre plus fort dans mes oreilles, mes jambes tremblent, soutenant à peine mon corps.Je vois cette lueur dans ses yeux. Il aime nous voir effrayés, sans défense, sans espoir.— Prends-moi à sa place, je m'exclame en cachant ma sœur derrière moi. C'est moi qui suis en retard, elle n'a rien à voir avec ça.— Sauf que ça n'aurait pas le même impact si je te punis, ajoute-t-il, le regard dur.Je ferme les yeux. Il a raison. La culpabilité m'envahit, se rajoutant aux autres poids qui m'écrasent.C'est de ma faute. Je suis resté trop longtemps avec Amanda, arrivant en retard. Si je ne l'avais pas attendue qu'elle termine de parler au prof de français, ma sœur ne serait pas là, à subir mon erreur.D'un geste vif, il saisit le bras d'Amélia et la tire vers lui. J'essaye de l'arrêter, mais mon père me gifle si fort que je tombe à terre.Je reste là, immobile, le bruit de la ceinture et les cris de ma sœur résonnant dans ma tête, comme un écho que je ne réussirai jamais à faire taire.— Tu devrais arrêter de frapper contre ce pauvre sac qui n'a rien demandé, retentit la douce voix familière de ma soeur que je vois du coin de l'œil. Je lève les yeux au ciel et frappe une dernière fois juste pour la narguer avant de reprendre ma respiration, m'appuyant contre le punching ball, sentant mes mains brûler sous les craquelures. Sans le savoir, elle vient encore de me sauver, de me tirer hors de l'abîme dans lequel je m'enferme. Encore une fois.— Tu sais que cet enfoiré a failli se suicider, je ricane amèrement en secouant la tête. Amélia se détache du mur pour s'approcher de moi, elle a toujours cet air céleste quand elle se déplace, semblant être un ange descendu du ciel pour éclairer ma route alors que je fais tout pour l'enfoncer encore plus. — Je sais, confirme-t-elle en levant sa main pour tracer des lignes brisées dans l'air. T'es pas comme lui Ay', tu peux gérer toute cette violence.Je serre les poings, mais la sensation de fureur se dissipe un peu, comme si sa voix apaisait une partie de la tempête en moi.— C'est pour ça que j'ai voulu briser une vitre blindée pour le tuer de mes propres mains, j'ironise en attrapant mon paquet de clopes et mon briquet dans ma poche de jogging. J'en sors une pour l'allumer directement, me foutant du regard accusateur de ma soeur. Elle me fusille du regard, sans un mot, mais je sais ce qu'elle pense.— T'en aurais pas été capable Ay', réplique Amélia en me fusillant du regard. À la place, tu tapes dans ce sac au lieu d'utiliser des vraies personnes, ça prouve que tu ne lui ressemble pas. — Qui te dis que je l'aurais pas tué s'il n'y avait pas eu de vitre ? je lance encore sur les nerfs malgré ces heures de sport intense n'ayant pas apaisé la rage en moi.J'expulse la fumée en m'appuyant contre le mur, sentant mon corps être encore tendu par toute cette merde. Mon regard se durcit malgré la chaleur qui commence à envahir mon corps sous l'effet de la clope, mais elle a raison. Je me cache derrière la violence contrôlée de ce sac, mais c'est tout ce que j'arrive à maîtriser.Rien de plus.Amélia place alors sa main, froide comme de la glace, sur mon torse. Elle enserre mon cœur avec son geste, le touchant d'une douceur infinie qui me fait mal.— Ça, insiste-t-elle, en fermant les yeux un instant. Je le sens battre et vivre pour nous alors que tu aurais pu abandonner. T'es pas comme papa, Ay'. Toi, tu arrives à écouter ton cœur.C'est là, dans cette caresse glacée, que je me sens brisé. Parce qu'elle a raison. Parce que malgré tout, j'entends encore ce putain de cœur qui bat, qui essaie de me rappeler qu'il y a autre chose que cette douleur.Je baisse la tête, les yeux fermés, pour lui accorder ce moment. J'ai l'impression qu'il me faut une éternité pour accepter l'idée qu'elle m'est venue, cette lumière dans l'obscurité. Elle a toujours été là, et pourtant, je me suis toujours réfugié dans le noir.C'est ces yeux ambré qui m'ont maintenu debout alors que tout s'effondrait autour de nous. Elle m'a toujours encouragé, poussé dans mes retranchements pour que je m'élève toujours plus haut. Et moi, je l'ai entraîné dans ce monde ténébreux sans la protéger comme un grand frère devrait le faire. Je sais que je devrais la laisser partir, casser ce lien entre nous pour qu'elle arrête de vouloir me sauver, de s'arracher les cheveux à chaque fois que je m'enfonce. Mais égoïstement, je veux qu'elle reste à mes côtés, pour que j'ai toujours cette lumière à laquelle me raccrocher quand je me sens perdu. — Qu'est-ce que je ferais sans toi... je lâche en esquissant un léger sourire. Je glisse ma main sur sa joue pour poser mon front contre le sien, sentant cette rage s'évaporer petit à petit, rien qu'avec sa présence. Elle est froide, comme d'habitude. Amélia, toujours cette fille qui aime l'hiver et ses flocons, qui trouve dans le froid une forme de réconfort. Moi, je me perds dans la chaleur.— Tu serais sûrement dans un bar à te saouler jusqu'à ne plus te souvenir de la soirée, se moque-t-elle en me repoussant avant de me frapper légèrement à l'épaule. Je ricane face à son faible coup en lui frottant les cheveux jusqu'à la décoiffer. — Ay', se plaint-elle en se dégageant, feignant d'être vexée alors que j'éclate de rire. Tu sais j'ai mis combien de temps à me coiffer ? — Parce que t'es coiffée ? je charrie en terminant ma clope avant de la jeter dans le cendrier sur la table. Amélia me tire la langue et trace des lettres dans l'air alors que je ricane en comprenant le mot "loser". Chaque rire accompagné de ma soeur, retire un infime poids de mon dos car c'est la seule personne qui me comprends mieux que moi-même, celle avec qui je peux effacer ce masque impénétrable. Je ris à ses côtés, parce qu'enfin, cette douleur est un peu plus légère. Un peu.La sonnerie de mon téléphone fixe retentit et je fronce les sourcils en allant dans le salon pour décrocher. — Bah enfin ! s'exclame la voix de Clément. Ça fait des heures que je cherche à te joindre sur ton portable pour savoir comment s'est passé ton rencard avec ton Heaven.— Désolé, j'avais plus de batterie, je réponds en sentant mon enclume s'enfoncer encore plus profondément dans mon océan de noirceur. J'entends Clément ricaner à travers le téléphone, ne me croyant sûrement pas vu comment je suis irréprochable avec mon portable au cas où on aurait besoin de moi pour le travail. — Mais bien sûr, et le castor met le chocolat dans le papier d'alu. Dis plutôt que tu voulais pas quitter la demoiselle.Je ferme les yeux face à ses paroles en passant une main dans mes cheveux, il me fatigue des fois. — Déjà, c'est une marmotte. Et non, je n'ai pas passé la soirée avec elle. Je te raconterai plus tard, je termine en anticipant sa prochaine question. Je raccroche sans attendre et me tourne vers ma soeur, cherchant un soutien que je ne reçois pas. — Elle va te le faire payer, rigole-t-elle en s'asseyant sur mon canapé pour allumer la télé, mettant son dessin animé préféré : Les Razmoket.— Non, sans blague, je rétorque en allant chercher mon portable pour le charger au plus vite pour la joindre et lui présenter mes excuses. — Je ferais pas ça, si j'étais toi, taquine ma soeur en jouant avec la télécommande. Vaut mieux la laisser diriger le coup que tu viens de lui faire. — Je dois rattraper le coup.Les secondes s'éternisaient tandis que je fixe l'écran noir, comme si mon regard pouvait accélérer le redémarrage.— Pour lui dire quoi ? ajoute ma soeur. Je m'excuse de t'avoir planté dans le resto où les arômes dansent avant même la première bouchée, mais mon père a failli mourir...Je la vois porter sa main à son front en faisant semblant de s'évanouir alors que je soupire en tapotant du doigt sur le meuble. — Okay, je m'excuserai en personne, la prochaine fois que je la vois. — Si prochaine fois, il y a, continue de m'enfoncer Amélia alors que je lui jette un oreiller en pleine tête.

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