Chapitre 28


Martin.


L'entraînement ne débute que dans une heure, mais j'ai préféré me rendre en avance à la salle. J'espérais y trouver Henry. C'est le premier obstacle de cette longue journée qui m'attend. Ensuite, il faudra que j'affronte mes coéquipiers qui ne manqueront pas de me chambrer. Enfin, l'ultime piège qui se dresse sur mon chemin : mon père. Après je ne sais combien d'années passées sous silence, il est sur Montpellier. Il désire me voir, renouer un lien. Aucune nouvelle, il a juste joué au mort pour revenir comme si de rien n'était ?

Je ne peux retenir un rire amer. Je n'ai pas cessé de relire en boucle ses mots. De les déchiffrer. De savoir ce qui se cache derrière cette envie de me retrouver, aujourd'hui et non avant, quand j'avais le plus besoin de lui ?

Mon grand-père est catégorique : je ne devrais pas y aller. Je ne dois pas m'épuiser pour un adulte qui a abandonné sa famille. Ma mère est plus mitigée. J'imagine qu'elle désire de connaître une réponse, malgré les années. Elle a certes tourné la page, mais une part d'elle exige d'en apprendre plus. Il aurait pu au moins la contacter. Lui expliquer. Mais non, le grand Mateo n'a pas à donner d'excuses, à croire que son statut de prodige argentin l'en a dispensé.

Je toque au bureau. J'espère qu'Henry n'est pas occupé et qu'il aura quelques instants à m'octroyer. Juste le temps de tout mettre au clair. Des réponses sont nécessaires.

— Je suis heureux de te revoir Martin, m'accueille-t-il.

— N'ai-je été qu'un pion dans cette histoire ? déclaré-je de but en blanc.

Il remonte ses lunettes et joue avec son alliance. Son regard évite le mien comme s'il anticipait les prochaines minutes. Le clavier de l'ordinateur décalé, j'accapare toute son attention désormais.

— Je ne sais pas de quoi tu parles. Tout ce que j'ai fait, c'était pour toi.

— Évidemment. M'envoyer en prêt dans un club dont les finances ne sont pas stables n'était pas une de vos manigances pour rapporter de l'argent comme si j'étais qu'une vulgaire bête de foire ?

— Tu ne peux pas comprendre Martin. Mais si je l'ai fait, c'était aussi pour te faire prendre conscience de tes actions. Je savais que Sylvain t'aiderait.

Je lève les yeux au ciel. Un soupir s'échappe de mes lèvres. J'attrape un stylo qui traîne sur le bureau et il tourne dans mes mains. Ma jambe tremble sans que je ne puisse l'arrêter.

— Comment vous pouviez en être sur ? J'aurais pu ne pas coopérer. Puis, ce n'est pas lui directement qui m'a aidé.

— Parce qu'il a été présent quand j'avais besoin de soutien, qu'il connaissait les problèmes du haut niveau. Il était cette personne qui te fallait.

Tu parles ! J'ai plus appris avec ma mère, à des kilomètres au téléphone, et même avec un gamin, qu'avec lui.

Je ressens une bouffée de frustration monter en moi. Henry élude mes questions, me donnant des réponses vagues et incomplètes. Je l'ennuie plus qu'autre chose. Des dossiers doivent l'attendre, plus importants que ma petite crise. Je m'efforce de garder mon calme, pourtant chaque mot qu'il prononce ne fait que renforcer mes doutes sur ses véritables intentions. Le visage d'un nouvel homme se dessine, bien loin de la personne que j'ai idolâtrée plus jeune. Devant moi, je ne vois plus que celui qui gère son club pour gagner le plus d'argent sans se soucier du reste.

— Je ne suis pas une marionnette maniable, vous auriez dû me consulter. Pourquoi avoir tant misé sur moi si c'est pour me jeter aux oubliettes ? craché-je.

Henry ne répond rien. Il garde le silence. Il réfléchit à ses prochaines paroles. Il prépare le beau discours pour mieux m'amadouer.

— Martin, je comprends ta frustration. Je n'ai peut-être pas agi convenablement. Non, c'est même évident, ce n'était pas correct envers toi. Cependant, il faut que tu acceptes que ta situation était remise en question, beaucoup trop de personnes doutaient de tes capacités. Oui, c'était une décision prise en début de saison avec Sylvain. Oui, c'était une solution pour ramener un peu d'argent à Nousty. Mais, je l'ai fait aussi pour toi. Pour que tu ne sois pas sous le feu des critiques. Tu as du talent, un énorme potentiel, sauf que tu n'as jamais cessé de vivre dans une illusion que ton père à laisser. Il ne reviendra pas. Personne ne sait ce qu'il est devenu, pourquoi il a tout abandonné du jour au lendemain. Et pourtant, tu continues de t'accrocher à cet espoir qui te ronge de l'intérieur. Ce prêt était la meilleure des options qui s'offraient à nous. Sinon, c'était te vendre et risquer de te perdre.

Mon regard le fixe. J'encaisse les mots sans que je ne puisse ajouter quelque chose. Oui, j'ai été naïf de m'enfermer dans cette illusion, néanmoins puis-je dire que c'était totalement vain ? Mateo Gomez m'a envoyé un message hier soir. Mon père m'a contacté. Et ce goût amer ne quitte pas ma bouche. J'ai toujours cru que ce moment serait épique ou digne des fichues comédies romantiques où l'un des protagonistes se réconcilie avec sa famille. Sauf que je n'y trouve pas la joie tant espérée. Seulement de la peur, du doute quant à ses nouvelles.

— Est-ce que vous m'avez fait revenir à Montpellier parce qu'il était là ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, Martin. Tu es rentré car l'équipe a besoin de toi.

— Mon père. Il est ici, et il m'a demandé de le retrouver dans l'après-midi pour une discussion. Vous voulez me faire croire que vous n'y êtes pour rien ?

La tension entre Henry et moi atteint son paroxysme alors que mes accusations deviennent plus directes. Son expression reste impénétrable, mais dans son attitude, il se crispe, signe qu'il est conscient de la gravité de la situation.

— Martin, je comprends que tu sois bouleversé par cette nouvelle, mais crois-moi, je n'ai pas orchestré ton retour à Montpellier en fonction de ton père, répond-il d'une voix calme, bien que teinté d'une légère irritation. Qu'aurais-je à y gagner ?

Rien. Évidemment il aurait tout à perdre.

— Tu peux remettre en cause ma décision, mais je reste sérieux quant à tes capacités. Je ne suis pas le seul à le dire, beaucoup le reconnaissent, mais ton comportement a rapidement jeter un froid. Même ici, au sein du club, c'est compliqué de plaider ta cause. Ils ont accepté ton retour parce que la situation est complexe, mais au moindre faux pas, je ne pourrais plus faire grand-chose pour toi. Quant à ton père, je n'y suis pour rien. Je n'ai jamais été en contact avec lui. Je ne t'empêcherais pas de le rencontrer, c'est ta décision, mais reste prudent.

J'acquiesce par automatisme. Je sens une vague de résignation m'envahir alors que je réalise que je ne pourrai peut-être jamais savoir avec certitude si Henry dit la vérité. Peut-être est-il sincère dans ses propos, ou peut-être me manipule-t-il habilement pour me convaincre de ses bonnes intentions. J'ai déjà fait mon choix : j'irai rencontrer mon père. Je ne peux pas laisser cette chance me passer sous le nez, même si l'enthousiasme n'est pas au rendez-vous comme je l'espérais.

— Je ne sais pas si je peux vous faire entièrement confiance, avoué-je. Pour être franc, je ne sais même pas si j'ai envie de poursuivre l'aventure avec le MHB.

Henry écoute mes paroles avec une certaine gravité, ses yeux exprimant une compréhension teintée de regret. Il accepte avec difficulté les mots que j'ai prononcés. Moi-même, je n'arrive pas à croire que j'ai pu faire cette annonce. Pourtant, je suis sérieux. Je ne me vois plus continuer si c'est dans ces conditions. Je terminerai la saison. Je ne laisserai pas l'équipe, mais je ne compte pas prolonger le contrat.

— Je comprends ta méfiance et ta déception, admet-il finalement d'une voix calme. Je ne t'empêcherai pas de quitter le club, c'est ton choix. Si tu penses qu'il vaut mieux que tu changes, je respecte ta décision. Je veux juste que ce ne soit pas sur un coup de tête. Il faut que tu réfléchisses bien. Je sais que je ne suis pas le mieux placé aujourd'hui, mais je reste disponible pour t'aider et te soutenir. Je crois en toi, je sais que t'iras loin, même si ce n'est plus sous les couleurs du MHB.

Je sens un poids se lever de mes épaules alors que je réalise que, quelle que soit ma décision, Henry sera là pour m'encourager. Il a cru en moi. Et il croit toujours en moi. Si ce n'était pas la meilleure des méthodes, je suis malgré tout important.

— Merci, lui dis-je sincèrement. Je vais réfléchir à tout cela et je vous ferai savoir mon choix dès que possible.

Il acquiesce, conscient que j'aurais besoin de quelques jours pour tout encaisser. La conversation avec Henry m'a laissé avec un mélange de sentiments. D'une part, j'apprécie qu'il ait pris le temps de m'écouter et de reconnaître ses erreurs, mais d'autre part, je reste méfiant quant à ses motivations réelles. Cependant, une chose est sûre : je dois prendre du recul et réfléchir sérieusement à mon avenir, que ce soit avec le MHB ou ailleurs.

Je quitte le bureau. Les réponses ne m'aident pas à y voir plus clair. À l'inverse, je suis encore plus perdu. Que vais-je faire ? Les questions sur mon père, ma carrière et ma relation avec le club tourbillonnent dans ma tête, et je sais que je ne pourrai pas trouver de solutions dans l'immédiat.

— Vu ton visage, c'est pas fameux, non ?

Thibaut me suit en direction du terrain. Muet, je suis plongé dans mes pensées. Il est encore trop tôt pour que le reste de l'équipe soit présente. Il est le seul qui arriverait autant en avance. Pas uniquement pour m'accompagner, mais pour éviter ses parents aussi.

— C'est pas comme si je venais d'apprendre que le club n'avait pas spécialement envie de me voir et que mon père n'avait pas repris contact hier soir, soufflé-je.

Mon meilleur ami se tait. Ses yeux scrutent mes mouvements alors que je joue avec mon ballon. Il cherche les bonnes paroles, mais je sais que dans cette situation, il n'y a pas de mots magiques qui pourront effacer mes soucis.

— Il t'a dit quoi ? Ton père, ajoute-t-il.

— Qu'il souhaitait discuter cet après-midi.

— Ta mère, elle est au courant ?

— Oui, elle était là quand j'ai reçu le message. Elle n'est pas emballée, mais en même temps, elle espère que j'aurais des réponses. Je ne sais même pas pourquoi il a décidé de se réveiller aujourd'hui. Pile quand rien ne va. À croire qu'il a su attendre le pire moment pour me voir.

— Il veut peut-être juste renouer contact ? tente de me convaincre Thibaut.

— Pourquoi maintenant et pas avant ? C'est débile... J'aurais eu besoin de lui avant, pas aujourd'hui.

— Parce qu'il doit suivre de loin ta carrière et qu'il a jugé bon de te soutenir et de t'aider, car justement tout va mal ?

Je n'arrive pas à accepter cette possibilité. J'avais besoin de lui avant, pas qu'à l'heure actuelle où les doutes m'assaillent de toute part. Malgré ses paroles, lui-même n'y croit pas. Il essaye de rester optimiste, de trouver du positif, la situation le laisse perplexe. Mon père qui réapparaît soudainement après tant d'années de silence, cela ne peut pas être simplement une coïncidence, n'est-ce pas ?

— Qu'est-ce que tu comptes faire ?

— Écouter ce qu'il a à me dire et voir si ça vaut le coup. Enfant, j'ai tant attendu cet instant, quand aujourd'hui, je ne suis pas si impatient.

— T'en as discuté avec Henry, s'il savait qu'il était là ?

— Il était surpris d'apprendre qu'il était là, je ne serais pas étonnée s'il avait essayé d'en savoir plus avant que j'aille le rencontrer.

— Tu crois qu'il t'interdirait de le voir ?

— Non, c'est pas dans son intérêt. Je suppose qu'il veut juste s'assurer que je ne me déconcentre pas pour dimanche. De toute manière, je ne suis là que pour le match, il n'en a pas grand-chose à faire du reste.

Il hoche la tête et analyse la situation pour trouver la meilleure solution possible. Il connaît l'enjeu derrière cette rencontre. Elle est cruciale même si ce n'est qu'encore le début de saison.

— Tu crois vraiment qu'il va te distraire ? demande-t-il sceptique. Qu'aurait-il à y gagner ?

— Je ne sais pas. J'ai l'impression que s'il est venu, ce n'est pas pour juste reprendre contact. Je ne peux pas l'ignorer, mais je ne lui laisserai pas cette chance de me déconcentrer. J'ai bien l'intention de donner tout pendant le match, prouver que je mérite cette place.

Au point de pénalty, je tire quand il essaye d'intercepter le ballon. Le temps s'écoule dans le silence. Nous répondons seulement aux mouvements du handball. Rien d'autre ne peut nous interrompre.

— Et avec Axelle, tu comptes faire quoi ?

Je soupire. Je ne sais pas. Si je le pouvais, je retournerais sur Pau lui parler. Sauf que le match est dimanche soir, son train est lundi matin. Jamais je n'aurais la possibilité de faire l'aller-retour. La rejoindre sur Barcelone est la meilleure option qui m'est venue, mais acceptera-t-elle de me voir ?

— Toujours en avance à ce que je vois !

Je détourne mon regard pour découvrir la majorité de nos coéquipiers qui arrivent. Chacun à leur tour, ils me saluent avant que l'entraînement ne débute. Tout s'évapore le temps de la séance. Comme si rien ne s'était passé, tout est revenu à la normale. J'oublie tout. Une seule chose existe : le hand. Rien d'autre n'a autant d'importance en ce moment même.

Essoufflé, je récupère ma gourde pour me désaltérer. La session vient de se terminer et je suis crevé. Vidé de toute énergie, je me laisse retomber sur le banc. D'une oreille distraite, je perçois les discussions de mes coéquipiers, mais je n'y accorde pas d'intérêt. Ma main fouille mon sac à la recherche de mon portable. Au fond de moi, j'espère un message d'Axelle. Qu'importe ce qu'elle me répond. Je veux juste m'assurer que tout se passe bien de son côté.

— Tu te fais trop de soucis, elle doit mettre en ordre ses idées, annonce Thibaut.

— Après, aurait-elle tort de m'ignorer ? soupiré-je. Je n'ai pas envie de lui faire vivre ce qu'il a fait vivre à maman.

— Sauf que tu n'es pas ton père. Tu ne l'abandonneras pas sans explication.

Je viens quand même de rentrer alors qu'elle avait besoin de moi. Certes, j'ai une excuse, mais tout de même. J'ai l'impression de l'avoir laissée seule.

— Arrête de te prendre la tête, ça ira entre vous deux. Faut juste que tu sois moins idiot.

— Eh ! J'te permets pas, boudé-je.

— Ose dire le contraire !

Il a raison, sans doute. Cependant, jamais je ne l'avouerais à voix haute, encore moins devant lui.

Je jette un dernier coup d'œil à l'écran avant de suivre les retardataires en direction des vestiaires. Je devrais arrêter de me torturer l'esprit, pourtant, je ne peux pas. J'ai besoin d'elle pour affronter mon père. J'ai la certitude qu'elle aurait eu les bons mots pour m'apaiser, pour m'empêcher de sombrer.

— Gère un problème à la fois, ton père, le match et après Axelle, OK ?

J'acquiesce. Je dois me concentrer sur un sujet à la fois. En l'occurrence, mon père. Sauf que je ne suis plus aussi sûr de le vouloir. La discussion avec Henry et l'entraînement m'ont permis de me focaliser sur d'autres points, mais plus le temps s'écoule, plus la boule au ventre monte en moi. J'ai peur de ce qu'il va me dire. L'enfant au fond de moi a tant attendu, mais je ne suis plus ce gamin de huit ans qui a tant patienté pour le voir apparaître de nouveau dans sa vie. Je veux juste avancer, ne plus être comparé à lui. Vivre pour moi sans courir derrière un nom qui ne représente plus rien, aujourd'hui, si ce n'est des rumeurs pour les journalistes.

*

Je ne quitte pas des yeux l'écran de mon portable. Je relis pour la dixième fois l'adresse au point de la connaître par cœur. La pression monte de plus en plus. Comment devrais-je me comporter ? Je n'en ai strictement aucune idée. Je ne sais pas si je le reconnaîtrais. Bien sûr que si.

Les mains moites, je poursuis mon chemin pour rejoindre le petit café qu'il a choisi. Je ne fais même pas attention aux rues. Montpellier m'avait manqué, mais j'ignore les alentours. Le bruit des passants ne m'atteint pas, pas plus que les remarques de ceux que je dépasse un peu brusquement. Je me concentre sur l'adresse. Je me répète en boucle que tout se déroulera bien. Comment la rencontre pourrait-elle tourner au désastre ? Parce qu'il n'aurait aucune excuse valide à me donner. Parce qu'il ne serait pas là pour moi. Pour beaucoup trop de raisons.

J'inspire. J'expire. Tout ira bien. Et si ce n'est pas le cas, je ne dois pas perdre de vue l'objectif : rester focalisé pour le match de dimanche. L'extérieur ne doit pas impacter ma performance. Pas si je souhaite partir dans un nouveau club à l'issue de la saison.

L'air frais du mois de novembre me caresse le visage alors que je suis enfin arrivée devant la porte du café. Mon souffle se coupe. Ce n'est pas le moment de dérailler. Pas encore.

Le calme règne dans la salle presque vide du café. Quelques clients sont attablés çà et là, plongés dans leurs pensées, absorbés par un livre ou en discussion. Personne pour faire attention à moi, à nous.

Mon regard balaye rapidement la pièce, à la recherche d'une silhouette familière. Je scanne toutes les individus. Mon ventre se contracte à la simple idée qu'il ne vienne pas. J'y ai songé, toute ma nuit a été hantée par cette supposition. Je ne sais même pas à quoi il ressemble. Je n'ai qu'un lointain souvenir de lui quand il représentait encore mon idole quand aujourd'hui, il n'est plus qu'un ancien handballeur professionnel comme il en existe tant.

Mon corps se fige au milieu de la salle. Un serveur manque de me percuter. Je bégaye quelques excuses et me décale. Assis à une table isolée près de la fenêtre, mon père. Enfin, je crois. L'homme est de dos, le visage tourné vers la vitre, plongé dans ses pensées. Pourtant, mon instinct me crie que c'est lui. Qui d'autre porterait un sweat de l'équipe argentine ? Personne. C'est ce que j'essaye de me persuader.

Je m'approche lentement. Mon cœur bat la chamade dans ma poitrine, tandis que des sentiments contradictoires me submergent. La vue de mon père éveille en moi un mélange complexe d'émotions, mêlant l'espoir d'une possible réconciliation à la colère et à la frustration accumulées au fil des années.

Je m'efforce de garder mon calme, mais l'anxiété serre ma gorge et rend mes mouvements hésitants. Chaque pas vers lui semble être un pas vers l'inconnu.

Mes pieds m'approchent de la table où mon père m'attend. Chaque détail de sa posture résonne avec les souvenirs de mon enfance, mais c'est l'incertitude qui domine à présent. Les paroles échangées avec Henry vibrent dans mon esprit, ajoutant une couche supplémentaire de confusion à mes pensées déjà tumultueuses. Je cherche des explications, pourtant je crains de ne trouver que plus de questions encore.

Suis-je prêt à affronter ce moment ?

Oui. Non. Je ne sais pas.

J'ai peur. Je refuse d'avancer un pas de plus. Je me retourne. La fuite est toujours possible. Qu'est-ce que j'y perdrais ? Rien. Il s'est échappé sans réponse, sans annonce, l'écouter n'est pas dans mes obligations. Il ne représente plus qu'un espoir envolé.

Je déglutis. Je pèse le pour et le contre dans mon esprit. Je pars ? Je reste ? La curiosité d'en découvrir plus m'appelle, pourtant, au fond de moi, je sais que je risque d'être déçu. Thibaut a beau m'affirmer que c'est une bonne nouvelle, que ce sera l'occasion de repartir de zéro pour reformer une famille, je n'y crois pas. Je n'y crois plus. Pourquoi attendre précisément aujourd'hui quand il aurait pu la sauver il y a des années ?

— Martin ?

Je sursaute à l'entente de mon prénom. La marche arrière n'est plus permise. Mon père me fait face. Ses yeux marron rencontrent les miens avec une intensité que je n'aurais pas pu anticiper. Son regard est empreint d'une émotion indéfinissable, mélange de nostalgie, de crainte, mais aussi d'espoir.

Ma bouche s'assèche. Je suis incapable de formuler la moindre parole. Toutes les questions, tous les reproches, tous les sentiments refoulés affluent en moi, mais je reste paralysé, figé, toujours au milieu de la salle. Les clients m'observent, certains râlent pour mon manque de réactivité, mais je n'y prête pas attention. Plus rien n'existe. Tout ce qui compte en cet instant, c'est la présence de cet homme qui a marqué ma vie de son absence. J'ai tellement imaginé ces retrouvailles, toutes étaient si différentes de ce moment même. Je m'attendais à beaucoup de choses ; des excuses, des remords, des explications. Là, je n'ai rien d'autre qu'un homme qui se tient devant moi, guettant une réaction de ma part, comme si j'étais le fautif.

— Père, prononcé-je dans un murmure.

Je m'approche, mais je conserve une distance entre nous. S'il gardait un visage neutre, j'arrive à discerner une sorte de tristesse. Une boule se forme dans ma gorge, je contiens les émotions contradictoires qui m'envahissent pour ne pas me laisser submerger. Je ne peux pas provoquer une scène. Pas ici, pas maintenant. Surtout pas pour lui. Il n'a pas le droit de m'en vouloir d'ériger une barrière. Pas quand il n'a jamais daigné m'accorder de l'importance.

— J-je suis content de te voir.

Il articule avec difficulté et cherche ses mots en français, l'accent argentin reprend le dessus. Il ne développe pas le fond de sa pensée. Il patiente, me scrute, jauge si je suis réceptif ou non. D'un signe de la main, il m'invite à me mettre à l'aise, à profiter de ces retrouvailles.

— Pourquoi ?

La question s'échappe sans que je réfléchisse. J'ai besoin de savoir. D'obtenir un semblant de réponse, même si elle ne me convient pas. Assis, j'attends qu'il prenne la parole. Qu'il m'explique. Que ce soit en français ou en espagnol, je souhaite juste une réaction.

— C'est compliqué, commence-t-il.

— Je suis plus un gamin, craché-je agacé, je peux comprendre.

Il entame une phrase avant de laisser tomber. Je soupire. Je revois sans difficulté Henry, avant l'entraînement, me ménager comme il le fait actuellement. Sauf que je n'ai pas besoin qu'on me materne, je veux qu'on m'accorde assez de confiance et qu'on me dise la vérité, qu'importe si elle me blesse. Je préfère avoir toutes les cartes en main pour que j'arrête de croire en de faux espoirs.

— Je n'étais pas prêt. Je ne pouvais pas vous apporter le bonheur que vous méritiez.

Je savais que c'était ça, mais ça fait mal de l'entendre. Je n'étais pas assez pour lui. Une simple distraction, voilà ce que nous étions. Une putain de distraction. Pourtant, ça n'explique pas le départ si précipité de Nantes.

— Je devais retourner en Argentine, continue-t-il.

— Comme ça ? Sans en avertir personne ? T'aurais pu au moins en parler avec maman, non ?

— Nous en avions discuté un peu, mais ce n'était pas possible de vous amener. Elle avait déjà quitté sa famille pour venir à Nantes, je n'allais pas lui demander de déménager à l'autre bout du monde quand je ne savais pas combien de temps j'y resterais. Je sais que ce n'est pas une excuse, que tu t'attendais à mieux.

Je me mords la lèvre pour éviter toutes remarques sarcastiques. Oui, j'avais un faible espoir. Son explication, bien que teintée de regret, ne parvient pas à apaiser complètement l'indignation et la frustration qui bouillonnent en moi. Ses paroles soulèvent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses, et je tente de comprendre ses motivations.

— Tu aurais pu essayer au moins, dis-je finalement, contenant ma colère. Tu aurais pu trouver une solution. Mais non, tu as préféré partir sans même essayer.

Je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe d'amertume à l'égard de mon père. Ses excuses, bien que sincères, ne suffisent pas à effacer les années d'absence et de silence. J'ai grandi sans lui, me construisant dans l'ombre de sa disparition, et maintenant qu'il est là, face à moi, je me sens désemparé.

— Tu n'as jamais essayé de nous recontacter, de prendre de nos nouvelles, de nous voir, poursuis-je d'une voix tremblante. Tu as préféré rester loin, à l'autre bout du monde, sans même te soucier de ce que nous devenions. Comment peux-tu prétendre vouloir renouer aujourd'hui, après toutes ces années ?

Mes mots sont empreints de colère et de frustration, mais aussi de douleur. Je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi il a choisi de revenir maintenant, alors que tant de temps s'est écoulé. Est-ce par regret ? Par culpabilité ? Ou simplement par curiosité ? Je souhaite des réponses, mais je crains de ne jamais les obtenir.

— Je t'ai suivi. J'ai vu toute ton évolution, je n'étais certes pas présent, mais je n'ai jamais cessé de regarder tes matchs, de te voir grandir au point de devenir un joueur d'exception.

— Vraiment ? interrogé-je sceptique. Alors, pourquoi n'être jamais venu ? Même un simple message, un signe de vie ou je ne sais quoi ! J'avais besoin de toi...

Quand j'allais au plus mal. La fin de la phrase reste en suspens dans l'air.

— Je comprends que tu sois en colère contre moi, Martin, souffle-t-il finalement. Mais je suis là maintenant. Peut-être que c'est égoïste de ma part de revenir ainsi, mais tu restes mon fils. Je veux m'assurer que tu mérites le meilleur.

— Et moi ? Je n'avais pas besoin de te voir avant ?

Ma voix est empreinte d'amertume et de déception.

— Tu ne sais même pas à quel point tu m'as manqué, à quel point j'ai eu besoin de toi. Mais tu étais trop occupé à vivre ta vie, à poursuivre tes rêves, pour te soucier de nous.

Les mots sortent de ma bouche avant même que je puisse les retenir, alimentés par des années de ressentiment et de frustration. Mon père baisse la tête, comme accablé par mes reproches, mais je ne peux pas m'arrêter maintenant. Il faut que je lui dise tout ce que j'ai sur le cœur, même si cela fait mal.

— Tu ne sais rien de moi, de ce que j'ai vécu, de ce que j'ai ressenti. Tu n'étais pas là quand j'ai eu besoin de toi, quand j'ai eu des doutes, des peurs, des questions. Tu n'étais pas là quand j'ai eu besoin d'un père, d'un modèle, d'un soutien. Tu n'étais pas là, point final.

— Je sais que je ne peux pas effacer le passé, murmure-t-il d'une voix empreinte de tristesse. Je sais que j'ai commis des erreurs, que j'ai été absent, que j'ai manqué à mes responsabilités. Mais je t'ai toujours observé, j'ai gardé un œil sur toi, et je sais à quel point Montpellier et la France gâchent ton talent.

Il ne poursuit pas son explication. Il la laisse en suspens, dans l'attente d'une réaction. Je déglutis. Montpellier, je peux comprendre, c'est assez tendu en ce moment, mais la France ? Qu'en sait-il bordel ? Il n'a jamais été là, je ne peux pas croire qu'il ait suivi de loin mes performances. Si c'était le cas, pourquoi ne pas me contacter, me parler, m'aider tout simplement ? Je ne demandais rien, si ce n'est un signe de vie.

— J'ai une opportunité pour toi, continue-t-il. L'Argentine te veut, elle t'offre cette chance de montrer ton talent au monde entier.

— Pourquoi j'irais là-bas ? Rien ne m'y rattache, puis il y a la France.

— La même équipe qui ne t'a pas sélectionné au dernier rassemblement.

Certes, mais j'ai joué avec le feu aussi. J'ai mérité cette mise à l'écart. Même si elle fait mal, je comprends le choix, et j'ai assez confiance en moi pour être appelé. Si ce n'est pas cette année, ce sera la prochaine, c'est tout. Je ne risquerai pas tout pour des idées de grandeur en Amérique latine.

— Je ne partirai pas. Ce n'est pas mon pays, c'est le tien. Et si les Bleus ne veulent pas de moi, tant pis. Mais je n'abandonne pas maman. Je n'abandonne pas cet espoir. Si toi tu l'as fait, je ne referais pas la même erreur que toi en fuyant à l'autre bout du monde.

Ma main frappe avec force la table, attirant la curiosité des clients. Je m'enfonce au fond du siège et essaye d'éviter leur regard. Comment ai-je pu penser une seule seconde qu'il voulait renouer ? Forcément, l'idée était beaucoup trop utopiste. Il ne s'intéresse à moi que pour le côté sportif, le reste ne l'importe peu.

— Martin, attends, insiste mon père. Réfléchis-y au moins, c'est une opportunité en or. Tu pourrais devenir le futur prodige...

— Comme toi tu l'as été ? Pour que je reste dans ton ombre et que tu assumes enfin ton rôle après dix ans d'absence ? Non merci. J'ai réussi à me débrouiller seul, j'ai plus besoin de toi.

Je me lève. Je ne peux pas rester plus longtemps ici. Ce n'est pas le moment de perdre le contrôle.

— T'aurais pu au moins contacter maman.

Après avoir prononcé ces mots, je quitte le lieu sans un regard en arrière. Ce qu'il pense actuellement ne m'intéresse pas. Il peut dire ce qu'il veut, je ne le suivrai pas. Quelles seraient les chances que je réussisse ? Je ne sais pas, mais elles sont beaucoup trop faibles pour que je m'enfuie loin. Surtout que cela signifierait être loin d'Axelle, et je ne veux pas. Du moins, pas tant que les choses ne seront pas mises au clair entre nous. Il est hors de question que j'abandonne tout pour lui. Ce n'est plus qu'un inconnu, une vieille idole de mon enfance. J'ai tourné la page. J'ai accepté de n'être qu'un putain de pion dans leur échiquier de merde.

J'ai envie de tout envoyer valser.

Henry. Montpellier. Mon père.

Je vais prouver que je suis un joueur de hand français et non une simple copie de l'ancien prodige argentin.

Je gravirai les podiums, sans son aide. Grâce à mon talent et la confiance de mes coéquipiers.

Je serais reconnu en tant que Martin Gomez et non plus seulement comme le fils de Mateo Gomez, le joueur en déclin.

Je veux voir les yeux des jeunes briller.

Je veux être cet espoir, cette idole.

Et je le serais.

Dimanche lancera la marche.

Je suis de retour, et je ne compte pas lâcher avant d'atteindre les sommets.

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