Matthew

Recroquevillé, l'homme abîmé répète plusieurs fois sa phrase. Il prend sa tête entre ses mains, baisse son regard avant de s'isoler dans le silence. Toutefois, j'entends ce qu'il ne dit pas, son corps fatigué parle pour lui.

La jeune femme devant moi, le front plissé, m'observe pendant quelques secondes avant de reporter son attention sur l'individu. Ses iris reflètent un besoin que je partage, l'envie de se soustraire du monde juste quelques secondes pour souffler un peu.

Quelques minutes plus tôt, alors que la place de stationnement nous passait sous le nez, j'ai traité silencieusement cette fougueuse conductrice de folle. Tyler, la bouche grande ouverte d'admiration, a trouvé au contraire sa tenue de route très maîtrisée. Les jambes tremblantes, j'ai préféré descendre et laisser mon ami chercher un nouvel emplacement. J'aurais voulu réprimander cette demoiselle pour son inconscience, mais maintenant, je devine la légitimité de son impulsion.

Olivia, ma collaboratrice, s'éloigne d'eux et m'invite discrètement à me mettre en retrait. Elle confirme ensuite la situation. La propriétaire de la voiture « Rainbow » est en premier lieu un être préoccupé et attentif, une proche aidante vouée à la sécurité et au bien-être de son père.

Cette situation me rappelle ce que je vais vivre avec Lucy : lui expliquer d'où elle vient et qui elle est... Malheureusement, je suis à mon tour une personne dépendante des autres. Incapable de conduire depuis plusieurs jours, je me contente de la place du passager. Je gère les trajets, comme je peux. Mon corps agit avec l'entêtement d'un enfant prié d'être sage, mais qui n'arrive pas à se taire.

Mon médecin m'a diagnostiqué un stress post-traumatique, une vraie bombe à retardement et à présent, je suis phobique. Un sacré comble pour un constructeur automobile !

— J'ai garé la voiture au sous-sol, m'informe Tyler en descendant les escaliers de l'immeuble. J'ai aussi récupéré les CV que ton assistante a sélectionnés, mais je crois qu'on a déjà trouvé la perle rare qu'il te faut.

Espiègle, il fixe lourdement la pilote aux yeux tristes, mais à la conduite sportive.

— Même pas en rêve. T'es complètement taré ! grommelé-je en pinçant mon nez.

Mes parents m'ont suggéré de prendre un chauffeur, le temps d'aller mieux. toutefois, la recommandation de mon ami relève du pur délire. Intuitive, la jolie brune se sent observée et tourne son visage troublé vers nous. Ses traits associés à sa beauté pudique expriment un mélange de douceur et d'interrogation. Cependant, son style de conduite laisse deviner une quête d'adrénaline. À ces simples pensées, mon corps se contracte, me refusant ainsi cette éventualité en bloc.

— Je la connais cette fille ! m'assure Tyler.

— Oui, comme la moitié de la population féminine de cette ville.

Je souris, car j'arrive à plaisanter. Un peu. C'est devenu rare, ces dernières semaines. Tyler et son aura de séducteur constituent le sujet parfait pour me remettre en selle. Mon ami voit d'abord chez chaque personne une image idéalisée qui, inévitablement, lui cause des déboires.

À nouveau, ma bouche grimace devant les larmes qui ruissellent sur les joues creuses du vieil homme. Sa fille pose son front contre le sien et fusionne avec l'amour de son père.

— Tu es là ? chuchote-t-elle

— Oui, je suis là.

À travers ces mots, je saisis qu'il a retrouvé le chemin de la réalité. Il renifle, embrasse son enfant et se lève, décidé. J'assiste à ce moment fort d'intimité, mon cœur se froisse en comprenant qu'il sera éphémère. Ils vivent aussi des jours avec et des jours sans.

L'homme s'approche de moi avec un soudain aplomb, agrippe ma main. Bienveillant, je referme mes doigts sur les siens.

— Vous devriez embaucher ma fille, Jenna est un petit génie en mécanique, me suggère-t-il près de mon oreille.

Les étoiles brillent dans ses yeux, mais sa fierté s'efface devant une autre émotion à contre-courant que je n'arrive pas à déchiffrer. Jenna gênée par les efforts touchants de son père, vire au rouge cramoisi.

— S'il te plait, arrête d'importuner ce monsieur, je suppose qu'il a mieux à faire.

Elle frôle ma peau, en retirant la paume de son père des miennes. Ce contact fugace me réchauffe, craquelle un peu le ciment de mes souffrances.

— T'inquiète pas papa, reprend-elle. Je te promets de redessiner les plans de mon prototype.

— J'ai trouvé, hurle Tyler ! Vous êtes l'étudiante aux vidéos !

— Houlala, c'est fini tout ça !

— C'est quoi cette histoire, Tyler ? demandé-je intrigué.

— Tu te souviens de mon oncle, le doyen de l'Université de Californie à Berkeley ? Il m'a parlé des prouesses de Jenna. J'ai insisté pour voir les films parce que j'aime bien connaître les noms des futurs talents. Alors, où en êtes-vous aujourd'hui ?

Torturée par un poison invisible, elle ne répond pas, lance un coup d'œil inquiet en direction de son père. Les lèvres de ce dernier s'entrouvrent, mais elle le supplie du regard de se taire.

— Je n'ai pas pu finir mon doctorat pour des raisons personnelles, souffle-t-elle.

Elle se perd dans ses pensées sûrement liées à son papa. La culpabilité les ronge tous les deux. Je ne connais pas leur histoire, mais son examen sacrifié me contrarie fortement . Va-t-elle s'oublier encore longtemps ?

Une pulsion d'empathie me dépasse et prend le pas sur ma peur. Sous le regard encourageant de Tyler, je sors une carte de visite de ma poche et la tends à Jenna.

— Venez à cette adresse, demain à 11 heures.

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