Matthew

Depuis plusieurs semaines, je respire à son rythme, ou plutôt à celui des râles crépitants du respirateur. Je prends de grandes inspirations pour la pousser inconsciemment à faire de même, mais je n'arrive plus à expirer ; mon air reste bloqué dans ma poitrine de plus en plus compressée.

Les médecins viennent de trancher et maintenant je retiens mon souffle pour arrêter le temps, pour la garder encore un peu près de nous. Ma sœur... Je m'étouffe d'angoisse, desserre ma cravate, m'acharne sur la poignée de la fenêtre coincée... En vain !

Mes parents rentrent dans la chambre avec une nouvelle pile de livres et de CD. La dernière. Je devine à leurs larmes qu'ils ont parlé avec les docteurs. Maman secoue la tête, redresse les épaules et s'approche du lit.

— Tu as été forte ma chérie, tu as réussi... dit-elle submergée par les pleurs. Tu vas bientôt partir en paix et nous confier le meilleur à venir.

Sa voix ne devient que soupirs et sanglots, papa la serre dans ses bras tendrement, mais fermement pour l'empêcher de vaciller. Son visage, vallée des larmes, se tourne vers moi, son sourire crispé m'encourage à les rejoindre. J'hésite. Un pas de plus vers eux, vers elle, m'enverrait dans le temps des adieux. À présent, le tic tac du réveil sur la table de chevet décompte le temps jusqu'au deuil.

Sous les nombreux branchements avec ses traits apaisés, ma sœur Amélia semble écouter. Je m'approche d'elle et caresse ses mèches dorées trop longues.

— Ma chrysalide..., dis-je sans pouvoir ajouter un mot.

Je lui ai donné ce nom pour adoucir la vérité. Pour que la mort se métamorphose en vie, insuffler un peu de poésie dans ce corps harnaché de tubes et maintenu en vie pour le petit cœur qui bat en elle, celui de son enfant. De sa fille.

En réponse, son ventre se déforme gracieusement et pendant un court instant, je devine un coude ou une main sous le tissu de la blouse. Mes doigts créent le contact, je m'autorise à m'extasier quelques secondes, mais je suis sur la réserve. De nature à envoyer valser les conventions, Amélia aura même réussi à faire un pied de nez à la mort, avec ce petit bout en elle. Cependant, je m'interdis de m'attacher, d'aimer cet enfant dès maintenant. Le risque de la perdre n'est pas exclu, je n'aurai pas la force d'y faire face.

Papa, les lèvres soudées par la douleur, dépose un doudou près de la joue de son ange et le laisse s'imprégner de son odeur pendant encore quelques heures.

Le corps médical a programmé, la naissance du bébé en début d'après-midi, car son rythme cardiaque est trop rapide. Cette fabuleuse et désastreuse nouvelle me met le cœur en l'air et la tête en vrac. Soudain, tout me paraît trop blanc : le voile devant mes yeux, les murs de la chambre, les draps, les cheveux de mes parents. Le blanc, symbole de pureté, ne sera désormais qu'un manque de couleurs dans mon quotidien sans Amélia.

Aujourd'hui, la vie va se télescoper avec la mort. Un cri silencieux me pousse à quitter la pièce. Mon estomac se tord, mes jambes ont pris le contrôle de mon corps. Je longe les couloirs, j'entends vaguement des infirmières me demander si j'ai besoin d'aide, car je pleure encore et encore.

Je trouve refuge sur un banc dans le parc de l'hôpital. Mes parents, les yeux rouges, ne tardent pas à me rejoindre avec des cafés. Je laisse le liquide me brûler à bas bruit.

— Matthew, commence mon père hésitant. Il faut que l'on parle du bébé...

Cette phrase est tellement impersonnelle. Je réalise alors où ils veulent en venir, nous devons lui trouver un prénom. Le bon. Ma sœur et son mari Lucas avaient gardé leur choix secret ; mes proches et moi n'en avions pas encore discuté pour éviter de rendre les choses plus réelles et complexes.

— J'ai déjà un peu réfléchi dans mon coin, annonce maman. J'aime beaucoup Lucy, cela signifie lumière, mais c'est toi son parrain, c'est à toi que revient ce choix !

Ce statut me rend fébrile. le fil des dernières semaines défile dans mon esprit : l'événement de la grossesse, le bonheur éclatant de ma sœur et de mon beau-frère, leur proposition d'être le parrain de leur enfant... et l'accident.

Ils venaient tout juste de quitter ma résidence lorsque j'ai entendu un crissement de pneus suivi d'un terrible bruit de collision. De la fumée a commencé à envahir le virage situé près de la maison. J'ai couru, poussé par un mauvais pressentiment tellement violent qu'il était déjà ancré dans ma réalité. C'était viscéral.

Lucas est décédé sur le coup. Je culpabilise de ne pas avoir fait le deuil de la mort de celui qui était mon ami, un époux attentionné et sans doute un futur papa merveilleux. Cependant, le temps ne m'a pas laissé de répit. De plus, accepter sa disparition me rapprochait de celle d'Amélia. Ce soir-là, le visage ensanglanté, elle avait rassemblé ses dernières forces pour s'accrocher à la veste de Lucas. Ses doigts étaient crispés sur le tissu, elle refusait d'être séparée de lui. Et leur bébé était là, déjà confronté à ces épreuves. Alors oui, elle sera lumière.

 Lucy, Lucy, Lucy...

Je répète inlassablement ces deux syllabes pour la faire exister. Ce sera celui-ci, c'est même une évidence !








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