Jenna

Au petit matin, je quitte la place du désastre pour le club automobile où je m'entraîne chaque jour. Ma dose d'adrénaline est devenue indispensable à mon bien-être, alors, je cours après ce moment de jouissance, de puissance si utile pour affronter mon quotidien. Malheureusement, c'est uniquement sur ce terrain que je me sens combative. Krista voudrait que je réduise mes heures de conduite, car cette tension permanente maintient mon corps en alerte, et contribue à mon sommeil perturbé. Mais pour l'instant, je roule sur cette piste fermée à la recherche d'évasion : sacré paradoxe !

Le compteur de vitesse dépasse allègrement les 200 km/h en entrant dans un virage. Pas de quoi m'intimider ! J'entame une nouvelle ligne droite. Je sens le sang circuler dans mes veines, l'excitation grandit, j'écoute mon instinct et guette le pic de liberté. Soudain, la sonnerie de mon téléphone retentit dans mon casque connecté. Les poils dressés, un mauvais pressentiment parcourt mon être et me force à ralentir.

Je m'arrête au milieu du circuit, coupe le moteur et respire profondément avant de décrocher.

— Allo ?

— Bonjour mademoiselle Collins, c'est Evelyn de la maison de retraite Webster. Je suis navrée de vous déranger si tôt... mais votre papa a fugué.

Les émotions m'envahissent. L'angoisse, la culpabilité, ainsi que l'amour se mêlent de façon désordonnée. Mes lèvres se pincent, j'inspire bruyamment. Je m'interroge. Sait-il quel jour nous sommes ? Est-il complètement désorienté ? Pour une fois, je préférais que ce soit le cas, que sa mémoire défectueuse ne fasse pas rejaillir des bribes de souvenirs douloureux et sa responsabilité.

Foutu, 20 avril, foutu anniversaire ! Papa m'avait organisé avec la complicité de Krista une petite fête au garage et aller savoir pourquoi, il a allumé des bougies. Depuis mon plus jeune âge, il me répétait que la moindre étincelle dans un tel endroit se transformerait en lance-flamme. Toutefois, à cet instant, son cerveau avait occulté ce danger. Ses troubles cognitifs, révélés plus tard, étaient sans doute déjà présents, et je n'ai rien décelé. Enfin, j'étais dans le déni. Je ne m'inquiétais pas lorsque je voyais les lumières toujours allumées, quand il perdait ses clés ou prenait les mauvais outils... J'ai mis ça sur le compte de la fatigue ou de son âge. Heureusement, personne n'était arrivé et papa a eu la présence d'esprit de sortir avant l'embrasement complet et la propagation de gaz.

— Mademoiselle Collins ?

— Excusez-moi Evelyn, je vous écoute. Dites-moi qu'il a sa montre connectée sur lui...

— Oui, mais pas son téléphone. Nous l'avons localisé au 2100 Geng avenue, notre équipe s'apprête à partir...

— Je préfère aller le chercher seule pour ne pas l'affoler, si c'est possible, demandé-je en rentrant rapidement l'adresse dans mon GPS.

— Mes collègues vont sur site, c'est la procédure. Ils resteront en retrait, mais faites leur signe au besoin.

J'ôte mon casque, file vers l'échangeur et m'engouffre dans les premiers embouteillages de la matinée. L'assistant Google me dit que cette adresse correspond au siège de l'American Motors Company. Je ne comprends pas pourquoi mon père est là-bas ni s'il y a une explication cartésienne à cela.

La vision de lui, errant dans la ville me comprime la cage thoracique. Chaque rue, chaque voiture représente un danger. Des images atroces traversent mon esprit, et mes remords me torturent un peu plus. Je suis une mauvaise fille, ingrate. J'aurais dû garder mon père près de moi, me battre lorsqu'il a refusé d'être un poids. Le jour où les médecins nous ont parlé de maladie dégénérative, il a vendu notre maison, a déposé une partie de l'argent sur mon compte et s'est inscrit dans cette résidence médicalisée. Mais le laisser passer cette porte, c'était le conduire au seuil de la mort.

Je pénètre dans le quartier d'affaires et borde les nombreuses sociétés où j'aurais pû avoir ma place. Quelques centaines de mètres plus loin, je l'aperçois, assis sur les marches ternes d'un bâtiment. Une jeune femme en tailleur beige lui tend un verre d'eau. Soulagée, j'expulse l'air que j'avais retenu pendant un long soupir ; mes épaules se relâchent et mon envie de le prendre dans mes bras devient la plus forte.

Pressée, je décide de me passer gentiment du créneau, je drifte alors en douceur, malgré la traction de ma Dodge. D'un geste, je m'excuse auprès des deux hommes à qui j'ai soufflé l'emplacement.

Je sors et m'approche, souris à l'adorable petite blonde et m'accroupis à la hauteur de mon père.

— Papa ? murmuré-je en prenant délicatement sa main fanée dans la mienne.

Il me dévisage un moment, mais le regard vide de l'oubli laisse peu à peu place à la lumière.

— Jenna, tu es enfin là ! Tu sais que l'hôtesse dit que tu ne travailles pas ici...

L'employée étire ses lèvres compatissantes et accepte mes excuses silencieuses. Je pose les yeux sur un magazine posé près de lui et alors, je comprends. Toutes les semaines, je lui ramène de la lecture, notamment des revues automobiles. Le cerveau de mon père a mélangé les informations sur L'American Motors Company en couverture du périodique et ses espoirs sur ma carrière avortée.

— Tout va bien ? demande une voix masculine derrière nous.

Je me relève et me tourne vers cette voix bienveillante. Ma bouche s'entrouvre, mais mes mots restent coincés dans ma gorge. Le PDG de cette entreprise est devant moi, aussi pâle que la mort. Son corps semble tétanisé, cadenassé par quelque chose de trop grand pour lui. Son regard empreint de peine et d'inquiétude m'atteint comme un uppercut et me renvoie le reflet du mien au cœur.

Je pourrais lui sortir une formule de politesse ou lui crier que mes sentiments me font trébucher chaque jour. Toutefois, je devine ses plaies aussi béantes que les miennes. Contre toute attente, la réponse vient de papa et rejoint ma pensée.

— Non, monsieur, ça ne va pas. La vie est une garce !

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