Assis sur un rocher, les pieds échoués dans l'eau, je joue avec mon sceptre au bout duquel brille une pomme rouge. Sur le sable, les yeux clos, se trouve le corps d'Adam, cette vieille enflure, dont l'âme damnée vient de s'écraser mollement sur mon territoire. Sa toge blanche, imprégnée de sable, colle contre son corps gonflé d'eau. Ses cheveux pendant négligemment de chaque côté de son visage bleu. À moitié mort et évanoui, il n'a plus rien d'imposant. Le chef des anges va avoir une drôle de surprise en se réveillant.

— Adam !

Je l'appelle, avec le vague espoir de provoquer une réaction. Aucun mouvement. Aucun tressautement de paupières. J'en déduis que soit il dort, soit il est mort. N'ayant pas envie de passer la journée entière assis sur mon rocher, je saute à terre, époussette les manches de ma chemise blanche rayée de rouge et avance. Mes pieds s'enfoncent dans le sable. Je me retrouve proche de ce visage d'où percent deux cornes imposantes et le tâtonne de mon sceptre.

— Adam ! répète-je d'un ton mielleux.

Toujours rien.

Bon... Je commence à en avoir assez.

Brutalement, j'enfonce mon sceptre dans son ventre et appuie fortement.

— ADAM !

— AAAAAAAAAARRRRRRRRRGGGGGGGGGGHHHHHHHHH !

— Oups.

Le chef des anges se relève brutalement, confus et groggy, les mains serrées sur son estomac. L'instant d'après, il se penche sur le côté et vomis une bille jaune peu ragoûtante qui me fait plisser le nez de dégoût. Berk ! N'aurait-il pas pu se retenir quelques instants ? Je recule pour prendre un peu de distance et en profite pour sortir un petit canard de la poche de mon manteau. Il brille au soleil et son regard limpide m'arrache un sourire me permettant d'oublier les souillures sur le sable. Je lui gratouille la tête, le temps qu'Adam se remette de ses émotions.

Lorsque ses yeux noirs percés de jaune tombent sur moi, je remarque que son auréole est de travers et qu'il a l'air légèrement en colère.

— Lucifer ! crache-t-il. Sale enflure ! Qu'est-ce que tu m'as fait ?

Ah ! Ça y est. Le Premier Homme vient de se rappeler qui je suis. A-t-il aussi compris où il se trouve ? Son regard balaie la plage, remonte vers le rocher, puis s'arrête sur mon corps. Il me dévisage de ses gros yeux noirs, dans ce casque qui lui mange sa tête bleutée. Décidément, cet homme n'a rien de ragoûtant. Il s'est toujours étonné que Lilith me préfère à sa place, mais quand je le regarde, je comprends pourquoi. S'il se regardait dans un miroir, il prendrait peur.

Je croise les bras, calle mon sceptre contre le rocher, pose mon canard sur mon épaule et déclare :

— Je n'ai rien fait, je suis innocent.

— Menteur.

Le pire, c'est que c'est vrai. Un sourire machiavélique étire mes lèvres. Il est temps que je lui révèle le piège dans lequel il est lui-même tombé et la faute qu'il a commise. Pauvre petit ange déchu. Ça va lui faire tout drôle d'apprendre ça....

Mais ne dit-on pas : œil pour œil, dent pour dent ?

Il est temps qu'il sache que ça fait !

— Sache, mon ami, que je ne mens jamais, commencé-je. J'imagine qu'il est inutile de faire les présentations, nous nous connaissons depuis des siècles. Je suis Lucifer, chef des Enfers, et tu viens d'accéder à mon territoire. Félicitations, ton âme est désormais damnée pour l'éternité. Ou plutôt, jusqu'à l'extermination.

Mon sourire s'accentue alors qu'il se décompose. C'est beaucoup trop drôle, je dois continuer.

— Évidemment, tu peux toujours intégrer le Happy Hotel dans l'optique de te racheter et d'accéder au Paradis. Enfin, sauf si tu trouves toujours le concept aussi... comment tu disais déjà ? Ah oui. Has Been ! Mouhahahaha !

J'éclate de rire. La tête que fait Adam est beaucoup trop drôle. Lui qui a osé rire au nez de Charlie, ma tendre et chère fille, quand elle est venue lui présenter son projet de rédemption, doit s'en mordre les doigts.

Sa seule façon d'échapper aux Enfers sera désormais de faire confiance à ma douce enfant et de céder à mes caprices (mais ça, je lui expliquerai plus tard).

Sinon, il ira brûler dans mon volcan.

J'hésite d'ailleurs à lui faire une petite démonstration des flammes de l'Enfer, mais je vais garder un peu de spectacle pour plus tard. Ce serait triste de tout dévoiler maintenant. J'ai besoin de suspense. C'est pour cela que j'ai tenu à l'accueillir sur cette plage. J'aurais pu faire venir son âme directement dans mon palais, ou démarrer son histoire au cœur du volcan, mais j'aurais manqué d'originalité.

— Menteur ! répète Adam. Je ne te crois pas. Je n'ai pas été damné. On ne peut pas damner le chef des anges.

— Dommage pour toi, mais si !

Il me jette un regard noir. Qu'est-ce qu'il est drôle !

— Où est-ce qu'on est ? crache-t-il. C'est encore l'un de tes subterfuges, c'est ça ?

— Même pas ! m'exclamé-je en riant. Figure-toi que tes anges sont passés ici hier. Gabriel a fait lui-même le déplacement avec Saint Pierre, et nous avons statué sur ton sort. Si tu veux retourner au Paradis, tu dois gagner ta place et te racheter. Me convaincre que tu as vraiment changé, tout ça, tout ça... N'est-ce pas palpitant ?

— Je ne peux pas le croire.

— Il le faudra bien pourtant.

— Nous ne sommes pas aux Enfers ! s'exclame-t-il. Je sais à quoi ressemblent les Enfers, et ce n'est certainement pas ça.

— Ah ? Tu n'aimes pas la plage ? Tant pis.

Puisqu'il le faut.

Soudain, le décor change.

Le sol se met à trembler. La plage, le sable, la mer, cèdent leur place à un palais géant, hérissé de piques, perché sur un promontoire rocheux donnant sur une ville en contrebas. Derrière, un volcan entre en éruption, charriant avec lui ses flammes, sa lave et de grosses pierres noires qui grondent en même temps que les éclairs zèbrent le ciel. Je me retourne vers Adam, les yeux sombres, la main serrée autour de mon sceptre. Il se met à trembler, le corps parcouru de spasmes qui s'accentuent quand mon sceptre vient se poser sous sa gorge :

— TU ES EN ENFER ! grondé-je. JE SUIS LE CHEF DE CES LIEUX ET TU VAS M'OBEIR OU CREVER DANS LES FLAMMES !

J'ajoute des éclats de rire tonitruant, pour le spectacle.

Je ne suis pas un grand fan de prestation et démonstration d'autorité, mais puisqu'il le faut. Heureusement, je me calme aussi vite que je m'énerve. Je reprends donc mon sourire, retire mon sceptre et prend mon petit canard dans mes mains pour l'embrasser.

Ça m'aide à me canaliser.

— Voilà ! C'est tout ce que j'avais à dire. L'hôtel Happy est par là, indiqué-je le sceptre pointé vers le pied de la montagne. Alastor et Charlie t'attendent. Tu as de la chance, ils sont prêts à t'accueillir et t'ont déjà préparé ta chambre.

— Je n'irai pas là-bas.

— Tu n'as pas le choix, Adam chéri. C'est moi qui commande ici, pas toi. À ce propos, mon palais est là. Je t'attendrai demain pour la suite des festivités. D'accord ? 17h. Pas avant. Je ne suis pas très matinale et mes canards non plus.

J'embrasse la tête du dit canard. Il viendra parfaire ma collection.

Puis, je me retourne, grand roi, prêt à m'éclipser...

— Attends ! Lucifer ! REVIENS !

La voix d'Adam se meurt dans mon dos, alors que je disparais dans mon palais.

J'ai hâte de voir où toute cette histoire va nous mener.

Et de le revoir, lui.