Chapitre 6 (partie 4)
L'équipe du Bureau, Vince, Minh et moi passons plusieurs heures à récolter tout ce que nous pouvons trouver sur le terrain de Lucien.
Il doit être passé 2 heures du matin lorsque nous décidons d'arrêter les fouilles. Nous choisissons de laisser les spots en place, nous reviendrons les chercher durant la journée. Tous autant que nous sommes, nous avons bien trop hâte d'aller dormir pour ranger. Fabiola somnole déjà sur le coin de la table à pique-nique et Minh et Vince appréhendent le réveil de leurs filles respectives. Nous convenons de revenir le lendemain vers dix heures pour conclure tout ça.
Nous sommes sur le point de repartir lorsque Dahlia s'échappe de ma voiture et court en direction de la rivière comme une furie.
— Dahlia, non! M'écrié-je, en même temps que Luka, sans succès.
Nous la regardons, impuissants, s'élancer dans la rivière comme seule une golden qui a attendue toute la soirée sur la banquette arrière d'une Mazda 2 peut le faire.
— C'était quoi l'idée d'emmener ce chien sur une scène de crime, aussi, gronde Axel.
Je suis surprise lorsque Saunders prend ma défense.
— Je te rappel que ce n'était pas supposé être une scène de crime. Nous venions questionner Roberge car il était le dernier à avoir été vue avec Barbeau.
Axel se tait, mais n'a pas l'air d'humeur. Quelque part hors de notre champ de vision à tous, Dahlia aboie comme une déchaînée. Luka fait donc signe qu'il va voir et se dirige vers le vieux quai que Lucien avait l'habitude de laisser à l'eau tout l'hiver. Nous nous doutons bien qu'il cache des filets de pêche illégaux, mais parfois, dans le coin, il vaut mieux fermer les yeux si on veut la paix.
Nick suit Luka et tout d'un coup, mon ami se met à sacrer comme un bûcheron.
— Eh quoi encore! soupire Axel.
— On va vraiment passer la nuit ici, commente Minh.
Luka fait sortir Dahlia de l'eau et l'attache près de la roulotte. Pendant ce temps, Nick revient, le regard baissé.
— C'est Madeleine Barbeau, dit-il, l'air sombre. Cette fois, il n'y a aucun doute.
Nous n'avons pas beaucoup d'équipes médicales d'urgence dans la région. Il n'y a qu'une ambulance et puisque Barbeau n'a plus besoin de soutien médical depuis longtemps, nous ne les réveillons pas pour ça. En revanche, Luka et ses collègues sont tous former et équipés pour secourir des gens pris dans des situations périlleuses. Il fait appel à deux de ses collègues qui sont également plongeurs afin d'extirper le corps de Madeleine de sa mauvaise posture. Les deux gars ont une bonne demi-heure de route à faire avant d'arriver, mais nous ne pouvons plus, en toute connaissance de cause, laisser le corps en place.
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Je me suis assise sur la table à pique-nique de Lucien, recroquevillée dans mon hoodie et j'observe les gars redoubler d'ingéniosité pour libérer le cadavre de sa prison de filet. On ne voit pas grand-chose, sans compter que la faim et le manque de sommeil commencent à faire leurs ravages. J'ai renvoyé Minh et Vince dès qu'il a été évident que nous ne quitterions pas les lieux de sitôt. Il vaut mieux pour eux qu'ils tâchent de dormir car Émilie, Mattie et Lara ne changeront pas leurs habitudes car leur parents ont passé la nuit debout.
— A-t-il fait ça ailleurs, demandé-je à Saunders.
Il vient tout juste de me rejoindre et s'appuie contre la table à pique-nique à mes côtés. Une énième pomme à la main – je me demande vraiment d'où il les sort! –, il détache son regard de la berge pour tourner les yeux vers moi.
— Quoi?
— Jeter les femmes dans l'eau. Ce matin, nous avons trouvé Mercedes Arcand sur la grève près des chantiers et maintenant, celle-là se prend dans les filets de Lucien.
J'ai probablement imaginé, mais il me semble avoir perçu un malaise effleurer le visage de mon interlocuteur à la mention de Mercedes Arcand. Ce sont des gars du Bureau, c'est évident qu'ils nous cachent des détails. Heureusement pour lui, je n'ai plus l'énergie de me révolter.
Saunders prend un moment pour réfléchir. Je le sens à la fois distant et proche, comme un coyote croisé au hasard d'un sentier lors d'une course en forêt. Il n'y a pas de jugement, pas d'idées préconçues seulement cette indifférence prédatrice qui attend de voir ce que je ferai pour réagir.
— Non, reprend-t-il. Mais il n'y avait pas autant d'eau à proximité dans les autres endroits où il a sévi.
— Bon, très bien. Ce n'était pas vraiment une piste de toute manière.
— Ton idée se tient, dit Saunders en me tendant une tranche de pomme. Avec tous ces cours d'eau dans la région, il brouille ses pistes, masque son odeur.
— Tu parles comme s'il s'agissait d'un animal, remarqué-je en acceptant le fruit planté au bout de son couteau.
Il a la manière la plus étrange que j'ai vue de ma vie de manger ces fruits. Il découpe de fines lanières avec son couteau tout en s'assurant de laisser le plus minuscule des morceaux rattachés et ensuite, il pique le pétale de pomme et le détache délicatement du cœur.
— Pas vraiment. Mais je me dis que dans la région, vous devez certainement utiliser des chiens.
Je ne peux m'en empêcher, j'éclate d'un grand rire qui le fait hausser les sourcils.
— Tu parles comme si on n'avait le budget d'engager des maîtres-chiens! Bien sûr, il y a quelques habitants du coin qui pratique le Search and Rescue avec leur chien dans leurs temps libres, et ils nous prêtent main forte lorsqu'il faut organiser des battues pour retrouver des gens égarés, mais aucun d'eux n'est formé pour traquer un tueur comme votre Dorion.
J'éclate de plus belle, en raison de la faim, du froid et du manque de sommeil. Il est quatre heures du matin passée et je ne partirai pas tant que les plongeurs n'auront pas terminé. Le feu que quelqu'un a allumé dans le petit foyer extérieur de Lucien ne me réchauffe plus depuis longtemps et le mercure flirte avec le point de congélation. Fabiola est allée somnoler dans la voiture des agents depuis longtemps déjà et seuls Nick et Luka semblent être immunisés contre le froid.
— Ça va, j'ai compris, fait Saunders, l'air sérieux.
— Désolée, je suis crevée.
Je fais un énorme effort pour retrouver mon sérieux.
— Votre Dorion, on va le retrouver parce que nous sommes intelligents et que nous connaissons la région mieux que lui, dis-je. Les étrangers ne sont pas nombreux dans le coin, il finira bien par faire une erreur. Il faut juste espérer qu'il la fasse avant de tuer une autre fille...
— Il faut, confirme Saunders.
C'est à cet instant qu'une ambulance ultra-moderne dans laquelle une équipe qui m'est totalement inconnue fait son apparition, aussitôt suivi d'une voiture noire d'où descend ma mère et ses sempiternels talons hauts. Je n'ai pas besoin qu'on m'explique, je suis assez intelligente pour comprendre que le Bureau vient de mettre le pied dans mon enquête. Quoi qu'il arrive ensuite, je sais une chose, Harry ne touchera pas à ce cadavre-là.
Victoria vient vers moi, mais dès qu'elle aperçoit mon air, elle s'arrête net.
— C'est bon, j'ai compris, dis-je en me levant. Je vous laisse travailler. Je vais aller prendre quelques heures de sommeil, comme ça, j'aurai peut-être la force de faire semblant de collaborer lorsque tes agents reviendront me refiler des miettes.
Sur ce, je vais chercher Molson et Labatt dans leur enclos puis rapatrie également Dahlia. Ce sera un peu serré dans la Mazda, mais ça devrait fonctionner.
— Sara! M'interpelle Luka en courant vers moi. Veux-tu que je te ramène, t'as pas l'air en état de conduire.
J'accepte volontiers. Mon ami se met au volant tandis que Dahlia et moi nous entassons du côté passager. Je jette un dernier regard sur la scène et aperçoit, sous un des projecteurs qui illumine la jetée de Lucien, le corps de Madeleine Barbeau. Je lance un juron bien senti en posant la main sur celle de Luka. J'ai beau me dire que ce n'est que pour l'arrêter dans son geste, pour qu'il ne désactive pas le frein à main, c'est sans doute aussi parce que, sur le moment, j'ai besoin de m'ancrer dans la réalité.
Quelqu'un, j'en suis persuadée, a tué cette femme avec ses dents.
Luka retourne sa main afin d'englober la mienne dans une prise familière et rassurante. Mais les paroles qu'il prononcent n'ont rien pour m'apaiser :
— Sara, il faut qu'on parle...
Je détache mon regard de la victime et me tourne vers lui. L'angoisse et quelque chose comme de la peur et du regret se lisent sur son visage. Constatant qu'il ne me rassure pas, il se penche vers moi et m'embrasse le front.
— Pas ici, souffle-t-il, et pas maintenant. Viens au camping, allons dormir quelques heures et je te raconte tout après.
Victoria a beau être ma génitrice, les Sévigny sont la famille que j'ai choisi. J'acquiesce en silence et Luka m'embrasse à nouveau le front avant de se concentrer sur la route. Nous laissons les autres derrière, qu'ils s'organisent avec leur cadavre bouffé. Je ne tarde pas à m'endormir, épuisée par cette journée interminable forte en émotions.
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