Haute performance
Franz observait pour la première fois l'auditorium 360° de Radio France. D'ordinaire, de passage à Paris, il se produisait au Théâtre des Champs Élysées. Son style Art déco lui plaisait bien, contrairement à cette salle : trop envahissante, trop moderne, trop boisée à son goût. Trop proche du public aussi.
Son correspondant sur place l'avait convié à faire le jeu de la promotion : accepter une courte interview pour une émission radio. Aux questions concernant son retour, quelles réponses donner ? « Une mauvaise idée » sûrement. Qu'il avait cru, naïf, échapper ainsi à un tueur qui l'obligeait à payer pour des services rendus ! Lesquels ? Oh, juste dissimuler quelques meurtres. Non, il ne pouvait pas dire ça ! Alors, il inventa des justifications bancales, de toute façon ses paroles n'intéresseraient personne, pensa-t-il.
Lassitude. Voilà ce qui décrivait son état actuel depuis qu'il avait quitté la chambre de Lili. Il aurait aimé profiter de quelques minutes de plus avec elle, mais elle tenait à ce qu'on ne les voie pas ensemble. Au moins, il pouvait se réjouir qu'elle ait acceptée de passer la nuit avec lui. Pour cette raison il avait hâte de terminer le concert et la retrouver.
Après la courte interview, il participa à la répétition générale. Au programme, le Concerto pour violon en ré majeur op. 35 de Tchaïkovski et le Concerto pour violon en ré majeur op. 77 de Brahms. Fidèle à lui-même, il prévint qu'il improviserait si l'envie lui en prenait, comme autrefois. Il avait déjà fait son choix : le morceau de sa symphonie dédié à Lili. Le public serait conquis, même si sa sonate s'adressait principalement à elle.
Lors d'une pause, son regard se posa sur sa compatriote et lui fit signe de le suivre dans sa loge. Elle obéit discrètement, car elle ne voulait pas susciter de commérages. Pourtant, personne ne serait étonné de les voir discuter ensemble ; ils étaient Autrichiens tous les deux, anciens membres du même orchestre. Simplement, Lili n'aimait pas attirer l'attention.
Il s'avança en premier, jusqu'à sa loge, au bout d'un couloir. Dos à la porte, violon dans une main, archet dans l'autre, il l'attendait. La jeune femme vérifia qu'il n'y avait personne à la ronde, se précipita sur lui pour l'embrasser. Ils poussèrent la battante dans une étreinte passionnée et la refermèrent. Franz scruta tout autour, en quête d'un endroit où poser son instrument. Soudain, son attention se figea sur l'intrus au fond de la pièce.
— Bonsoir, Monsieur Schligg, visiblement vous n'avez pas reçu mon message ? l'interrogea Karl, de manière stoïque, après avoir consulté sa montre.
Le souffle coupé, le sang glacé, Franz ne sut que faire de Lili. Celle-ci se sentit gênée par cette interruption, mais ne remarqua apparemment pas le désarroi du violoniste, car elle sourit timidement en s'avançant.
— Un compatriote, ça fait plaisir ! Vous êtes son agent ? demanda-t-elle d'un ton amical, tandis que Franz voulait l'arracher de là et interdire à Karl de la voir.
— Tout à fait, Mademoiselle, répondit l'assassin. Vous faites les présentations, Monsieur Schligg ?
— Lili, peux-tu nous laisser seuls, s'il te plaît ? cracha-t-il d'un coup, comme s'il sortait d'une apnée.
Étonnée, la jeune femme quitta la loge, se retournant une dernière fois avant de fermer la porte. Elle fixa l'autre homme et remarqua l'attitude de Franz : avachi, poings serrés. Cela ne sentait pas bon.
— Elle est toute mignonne, votre copine, on dirait une petite souris.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
— Elle était bien cachée votre petite souris, poursuivit Karl. Quand je vous ai surveillé, je croyais que vous persuader s'avérerait compliqué : seul, sans attaches, difficile à cerner. Sans votre virée à la déchetterie, la petite souris serait bien restée cachée dans son trou.
— Qu'est-ce que vous voulez ? répéta Franz, le regard noir.
— Vous avez du travail ce soir. Rassurez-vous, ce sera après votre performance. Retrouvez-moi ici, mais ne vous attardez pas à réclamer des applaudissements, c'est pathétique.
— C'est tout ? demanda Franz, le fusillant du regard, l'index en direction de la porte.
— Vous avez intérêt à assurer ce soir. Je ne parle pas du concert.
*
Seul dans la loge, debout, perdu, Franz s'inquiétait pour Lili. Il ne supportait pas de la savoir si proche du danger.
Inspirer. Expirer. D'habitude, cela fonctionnait, mais pas maintenant. Au diable les répétitions ! Le câlin avec Lili attendrait lui aussi. Seule la musique pouvait l'apaiser. Dvorak tombait toujours à pic pour le calmer. Il prit son instrument et frotta son archet pour tirer les premières notes de l'Humoresque. Telle une berceuse, elle suffit à le rasséréner, se concentrer dans le néant, là où personne ne le dérangerait. Son unique priorité : sa prestation. Pour l'autre engagement, il verrait plus tard.
« Et puis, en quoi cela consisterait-il ? » se demandait-il.
Une femme à séduire ? Il bâclerait l'affaire pour rejoindre Lili rapidement... si elle le voulait. Il tenait à lui rappeler qu'elle avait le choix de le livrer à la police ou pas. L'option du lâche, car il n'avait pas le courage de le faire. Se dénoncer lui-même équivaudrait à assumer ses actes. Or, il ne s'en sentait pas capable. Tout comme il n'avait pas le cran d'en finir avec sa vie non plus.
Non ! Ni l'un ni l'autre. Ni la mort ni la prison. « Alors, que faire ? » se désolait-il. D'un geste de défoulement, il balança le violon en même temps que des coups résonnèrent à la porte. Lili.
Contemplant l'instrument abîmé par terre, il se maudit. « Encore un », dirait son luthier. « Un petit incident » répondit-il à Lili, quand elle pénétra dans la loge, étonnée, les yeux rivés au sol.
Mieux qu'un violon. Elle apparut comme le phare qui éclaire son chemin en pleine tempête, mieux que la musique ou les anxiolytiques. Habillée pour le concert, sa longue robe noire épousait sa taille à merveille. Il ne put éviter de s'attarder sur son décolleté.
— Tu es très belle ce soir !
La jeune femme sourit, contourna l'instrument agonisant sur le plancher. Elle le détailla avec une pointe de pitié et de curiosité, puis s'approcha du violoniste. Elle posa ses mains sur son visage et le caressa. Elle aurait aimé lire dans ses yeux et obtenir des réponses. Le mystérieux visiteur l'intriguait, elle était certaine qu'il devait s'agir du fameux Karl. À l'approche du concert, elle ne voulait pas le tracasser avec ses questions.
— J'aurai... des choses à faire après, annonça-t-il.
— Je t'attendrai.
Il l'embrassa sur le front et la serra fort dans ses bras. Soulagé, il soupira. Une angoisse en moins. C'était déjà ça.
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