Haunted Properties Immobilier
— Nous voici à présent dans le grenier du bien, dont vous pouvez mesurer ici tout le cachet. Notez comme chaque latte du plancher émet un grincement à la moindre pression. Je me permets également d'attirer votre attention sur les nombreuses poutres qui soutiennent la charpente. Elles présentent le double avantage de créer des ombres dramatiques et de multiplier les risques de blessures et échardes.
Face à ma tirade enthousiaste, ma cliente laisse échapper un simple grognement. Je peux la comprendre : avec sa gorge tranchée, je ne suis pas certain qu'elle pourrait prononcer le moindre mot, même si elle le souhaitait. Tandis qu'elle flotte sur quelques mètres pour examiner la pièce dans les moindres détails, je me dis qu'au fond, les prospects dans mon existence précédente n'étaient guère plus bavards. Maintenant, au moins, je peux attribuer leur silence à autre chose qu'à de la pure impolitesse...
Je lisse de ma main fantomatique le coin de la fiche descriptive du manoir que je suis en train de faire visiter, accrochée à mon clipboard translucide frappé du logo de mon agence, « Haunted Properties Immobilier ». Sans me vanter, je crois pouvoir affirmer que je fais partie des meilleurs sur le marché foncier post-mortem. On sous-estime souvent les besoins des fantômes en matière de logement ; c'est pourtant une problématique qui a pris de plus en plus d'ampleur dans les dernières décennies d'urbanisation. Imagine-t-on un spectre hanter correctement une banale maison de banlieue pavillonnaire, avec son architecture stéréotypée, ses platebandes taillées au cordeau et ses charmantes palissades blanches ? Non, bien sûr que non. Il n'y a là rien de suffisamment inquiétant. Or, la demande en matière de lieux d'errance pour mes confrères revenants ne fait qu'augmenter, quand le taux de morts violentes n'a pas décru, lui, loin de là. On ne compte plus les assassinats, drames et autres incidents étranges dans les colonnes faits divers des journaux. Et tous les esprits projetés trop brusquement dans l'au-delà pour pouvoir se détacher immédiatement de cette Terre ont besoin d'un endroit bien à eux, où ils pourront chercher l'apaisement comme bon leur semble.
C'est là qu'Haunted Properties Immobilier entre en scène. Nous garantissons aux fantômes qui font appel à nous de leur trouver un bien à la hauteur de leurs attentes, lugubre à souhait, chargé de sombres recoins et de couloirs sinueux. Ce n'est pas une mince affaire que de repérer des lieux propices, et d'évaluer leur valeur. Ce parking souterrain dans lequel les enfants n'entrent aujourd'hui qu'en frissonnant, ne risque-t-il pas de perdre demain tout son attrait si la mairie décide de rénover ses éclairages ? Cette maison vieille de deux siècles, vaut-il la peine de la louer à l'un de nos clients alors qu'elle risque d'être démolie dans quelques mois seulement en vue de la construction d'un nouveau centre commercial ? Nous en venons à louer des placards juste parce qu'ils sont un peu profonds et obscurs, c'est pour dire la pression sur le marché.
Cela dit, le manoir que je fais visiter aujourd'hui à ma cliente fait partie de la crème des biens administrés par mon agence. Il dispose de toutes les commodités dont un esprit peut rêver : une grille en fer forgé pour clôturer le parc, une charpente en bois violine qu'on croirait prête à s'effondrer, une tourelle s'élevant haut dans le ciel, des arbres étendant leurs branches tordues comme autant de bras griffus... Les animaux de compagnie sont également les bienvenus : des chauves-souris ont d'ores et déjà élu domicile sous les toits, et les corbeaux de la précédente propriétaire n'attendent qu'une nouvelle maîtresse pour lui donner toute leur affection. Cerise sur le gâteau, la bâtisse est entourée dans le quartier par une sulfureuse légende, qui fait frissonner les vivants : la femme du premier résident des lieux serait morte à vingt ans d'une longue maladie, plongeant son époux dans un abîme de tristesse. Il aurait ensuite assassiné de jeunes demoiselles dans l'espoir d'utiliser leur sang afin de ramener sa bien-aimée à la vie, et mené des expériences occultes dans son laboratoire du premier étage. Il se murmure d'ailleurs que ce dernier serait allumé les nuits de pleine lune, hanté par les réminiscences des horreurs qui se sont déroulées ici.
Bien évidemment, une histoire d'une telle qualité se doit d'être préservée, si bien que dans le cas où ma cliente choisirait de louer ce manoir, une clause du bail précisera qu'elle sera tenue de faire clignoter les antiques ampoules aux dates stipulées dans le contrat. Il est hors de question que le lieu perde de son aura de terreur en raison d'un manque d'entretien. C'est pour cette raison que j'ai étudié les dossiers qui m'ont été envoyés en réponse à mon annonce concernant ce bien avec le plus grand soin, et que j'ai trié sur le volet les spectres qui seraient autorisés à le visiter. Je dois dire que le palmarès de celle que je mène à travers les lieux actuellement est impressionnant. Dans la grotte où elle officiait jusque-là, elle est la responsable directe de trois accidents de spéléologie. Elle mérite bien de prendre du galon. D'autant que, comme le précisait sa lettre de motivation, elle était victime de rhumatismes fréquents puisque les brumes humides souterraines se mélangeaient à sa propre substance éthérée – un désagrément que je sais irritant.
D'un grognement, elle m'indique avoir fait le tour du grenier, et nous repassons dans le couloir, décoré d'une tapisserie jaunie.
— Voyons maintenant la bibliothèque, j'annonce. Il vous sera aisé de faire voler à loisir les pages des nombreux livres en prétextant un courant d'air, voire de faire tomber des ouvrages, en fonction de votre degré de corporalité.
Ma cliente hoche la tête et balaye rapidement les lieux du regard. Nous nous hâtons cependant de sortir de la pièce ; je dois dire qu'il s'agit du maillon faible de la visite. L'endroit est un peu trop chaleureux pour que les mortels s'y laissent prendre par l'angoisse. D'ailleurs, c'est ici que la précédente propriétaire a fini par s'évaporer, coupant les liens qui la reliaient encore à la Terre. C'était une femme qui s'était suicidée après avoir été quittée par son fiancé. En lisant les histoires d'amour entreposées sur les étagères de cette bibliothèque, elle s'est projetée dans d'autres vies, jusqu'à en oublier sa rancœur. Je ne me plains pas, cela dit : il faut bien que des spectres se libèrent du purgatoire de temps en temps pour que la pression sur les lieux à hanter reste soutenable. Et ainsi, de nouveaux biens désirables retombent régulièrement dans l'escarcelle d'Haunted Properties Immobilier.
De retour dans le salon où nous avons commencé la visite, ma cliente inspecte une fois de plus les lourds rideaux de velours rouge, qui bloquent efficacement la lumière du soleil lorsque celle-ci brille. De nuit, comme à présent, ils dessinent des formes propres à rendre nerveux tout humain qui s'aventurerait hors de son lit pour aller se chercher à boire à la cuisine. À voir la manière dont ma cliente les manipule, s'en drapant comme s'il s'agissait de toge, un sourire étire mes lèvres. Je la sens conquise par les lieux ; elle ne m'a encore rien fait savoir explicitement, mais je suis presque certain qu'elle va signer le contrat de location. Il est vrai qu'au vu du prestige de ce bien, j'avais peu de doutes à ce sujet ; cependant, j'ai à cœur de ne jamais considérer une mission comme accomplie tant qu'une empreinte spectrale n'a pas été apposée en bas de la paperasse que je transporte avec moi sur mon clipboard.
C'est à cause de mon goût pour le travail bien fait que je suis là, d'ailleurs. J'étais déjà agent immobilier de mon vivant – c'est un impératif, car les cerveaux défunts ont une inertie qui rend quasiment impossible l'apprentissage de notions nouvelles. Je suis mort en pleine visite d'appartement, d'une crise cardiaque. Je n'ai rien senti : j'étais en train de faire admirer les marbres de la cuisine et l'instant d'après, paf, mon corps était allongé, sans vie, sur le carrelage. Si bien que je ne me suis rendu compte de rien : j'ai continué mon speech pendant plusieurs minutes comme si de rien n'était, avant de remarquer que mes clients ne m'écoutaient plus et s'étaient précipités vers une forme étrange gisant au sol.
La première chose à laquelle j'ai pensé, c'est que je n'allais pas obtenir le bonus que mon patron avait promis d'accorder au meilleur employé de l'agence à la fin du mois.
Mon travail, c'était toute ma vie. J'ai toujours eu de grandes ambitions : je rêvais de mettre assez d'argent de côté pour monter ma propre entreprise, voire de la développer pour en faire une franchise. Trouver une femme, avoir des enfants, j'y songeais mais c'était une perspective plus lointaine. Je n'ai pas regretté de ne pas y être parvenu quand j'ai compris que j'étais mort. En revanche, être fauché là, en plein élan professionnel, je ne l'ai pas accepté. C'est d'ailleurs pour cela que j'erre encore sur cette Terre, alors que je suis décédé d'une manière somme toute assez banale, sans quelconques responsables que j'aurais envie de traquer depuis l'au-delà pour réclamer vengeance. Le sentiment d'inachevé qui m'habite est bien trop fort. Et tant que je me sens utile en trouvant à mes confrères et consœurs spectraux d'exquises demeures à hanter, je sais que mon temps de m'effacer ne sera pas encore arrivé.
Un grognement attire mon attention. Ma cliente est revenue près de moi et me fait signe de la main. Son pouce et son index joints forment un « O » dont je devine aussitôt le sens.
— J'en étais sûr ! je m'exclame. Vous le prenez, n'est-ce pas ?
Elle acquiesce. Je brandis mon clipboard et lui lance :
— Parfait. Alors nous n'avons plus que quelques formalités administratives à remplir.
C'est vite dit. En réalité, entre l'état des lieux à valider (quelle quantité de poussière s'accumule dans chacun des recoins des différentes pièces ? Le courant d'air du premier étage permet-il de fermer brutalement les portes dans un claquement lugubre ?) et les clauses du contrat à passer en revue (permanence de hantise obligatoire les nuits de pleine lune, montant des charges afin d'assurer le dépôt de croquettes pour chauves-souris, degré minimal de tapage nocturne, et j'en passe), l'aube point lorsque nous en venons enfin au paiement d'avance de la première mensualité. Ma cliente tend le bras vers moi, et un peu de son éther se détache de son corps spectral pour flotter dans ma direction. Je l'absorbe de la paume de la main et d'un coup, je sens ma prise se raffermir autour de mon clipboard. De l'énergie vitale, voilà ce qu'elle vient de me donner. Nous les morts en manquons cruellement, alors que c'est ce qui nous permet d'interagir encore avec le monde humain ; si bien qu'il s'agit là de la principale monnaie d'échange entre nous.
— Merci beaucoup, dis-je avec une courbette. J'ai été ravi de faire affaire avec vous. N'hésitez pas à contacter Haunted Properties Immobilier si vous rencontrez le moindre problème avec votre nouvelle demeure. Je vous laisse notre carte de visite avec notre adresse si vous souhaitez nous adresser un message par corbeau voyageur.
Je tends le rectangle de carton à ma cliente, qui le prend et le glisse entre les plis de sa robe en lambeaux. Ensuite, je lui serre la main et me dirige vers la porte. Il est temps pour moi de retourner à mon bureau – dans les locaux d'une ancienne agence immobilière en faillite, fort pratique pour être hantée par des fantômes de ma profession. Je suis certain que nombre de volatiles porteurs de requêtes m'attendent déjà là-bas, et je préfère ne pas trop traîner, au risque de trouver les lieux couverts de fientes... Une véritable plaie à nettoyer, surtout lorsque l'on n'a plus de corps physique.
Il n'empêche que je ne pense pas à ces désagréments en remontant l'allée envahie de mauvaises herbes qui mène vers la grille fermant le parc du manoir : je me laisse aller à savourer ma fierté d'avoir logé un fantôme dans une résidence à sa convenance, une fois de plus. L'une des grandes déceptions lorsqu'on arrive dans l'au-delà est de constater l'absence d'un quelconque paradis ou enfer, mais sans tenants officiels du titre, je m'efforce de jouer le rôle d'ange gardien pour les pauvres hères qui se retrouvent coincés avec moi dans cette dimension étrange où nous demeurons.
Un bruit de moteur attire soudain mon attention. Une voiture vient de se garer en face de moi, dans la rue, juste devant la grille. Je souris en reconnaissant le logo qui orne sa carrosserie. C'est celui de mon ancien employeur, l'agence immobilière au service de laquelle je suis littéralement mort en fonction... Je n'ai jamais vu l'homme qui s'extrait de la place du conducteur, en revanche. Peut-être s'agit-il de mon remplaçant ? Quoi qu'il en soit, je lui adresse un signe de la main alors qu'il passe devant moi sans me voir pour se diriger vers le manoir – mon décès n'est pas une excuse pour me montrer impoli envers mes collègues.
La vue de la bâtisse le fait soupirer. C'est sûr, celle-là n'est guère enviable pour les vivants... Mais je n'ai aucun doute quant au fait qu'il saura se montrer professionnel et déployer tous ses talents pour convaincre une famille bien sympathique mais un peu juste niveau finances d'investir.
Et alors, tous les ingrédients seront réunis pour qu'une délicieuse histoire d'Halloween puisse commencer...
***
Bonjour à tous !
Pour Halloween 2021, le challenge a été lancé aux Wattpad Stars d'écrire une nouvelle à partir d'une image... Celle qui m'a inspirée représentait une maison hantée, et voici le résultat ! J'avais envie d'écrire un texte un peu décalé, pas dans l'horreur mais dans l'humour. J'espère que vous avez apprécié votre lecture ; si oui, je vous conseille d'aller lire ma nouvelle précédente Comment devenir éleveur de lamas qui est un peu dans le même esprit.
Happy Halloween à tous, et à bientôt !
Camille Versi
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