Le coeur battant à tout rompre, Harry se mit traversa la Grande Salle en luttant de toute ses forces contre son instinct qui lui hurlait de faire demi-tour et de s'enfuit immédiatement. Il fixait sans ciller la tignasse rousse de Ron -dont le propriétaire lui tournait pour l'instant le dos-, marchant vers son ami comme un marin désespéré se dirigerait vers un phare en pleine tempête.

Harry avait l'habitude d'attirer l'attention, généralement à cause de son célèbre passé ou d'une histoire horrible dans laquelle il serait récemment impliqué. Mais en dépit de tous ses efforts, jamais il n'avait réussi à trouver comment ignorer la curiosité indésirable de ses camarades.

Aujourd'hui ne faisait hélas guère exception. Harry avait beau se concentrer du mieux qu'il pouvait, il avait l'impression de sentir physiquement les regards interloqués des autres élèves se poser sur lui. Il n'arrivait pas à occulter les murmures étonnés qui s'élevaient sur son passage, les visages stupéfaits qui se tournaient vers lui, la rumeur qui enflait à chacun de ses pas.

Des sifflements en provenance de la table des Serpentards le firent soudain sursauter.

Harry tourna vivement la tête pour apercevoir Malfoy, écroulé de rire entre Crabe et Goyle.

- Plutôt radical comme changement de look, Potter, lui lança-t-il en ricanant. J'ai failli ne pas te reconnaître. Oups, pardon, se reprit-il avec une expression faussement contrite. J'ai dit « Potter », mais il faut t'appeler comment maintenant ? Potterette ?

Alors que Crabe et Goyle s'esclaffaient de plus belle, Harry jeta un bref coup d'œil vers la table des professeurs. Son regard croisa celui de Rogue, qui le toisait en affichant un petit sourire narquois. Les paroles de Mme Pomfresh lui revinrent aussitôt en mémoire.

« Je vais voir le professeur Rogue... »

Harry sentit une sourde vague de fureur monter en lui. Rogue, encore Rogue, toujours Rogue ! Naturellement, le maître des potions n'avait pas pu lui laisser le luxe de profiter de quelques minutes de répit supplémentaires avant que tout Poudlard n'apprenne sa mésaventure. Non, au contraire, il avait certainement dû se faire un plaisir de tout raconter à ses élèves favoris dès que l'infirmière avait eu le dos tourné, permettant ainsi aux Serpentards de se moquer de lui dès son retour.

Joues brûlantes d'embarras et poings serrés de rage, Harry soutint un instant le regard de Rogue, dont le sourire suffisant s'élargissait de seconde en seconde. Puis, secouant la tête avec impuissance, le jeune Gryffondor reprit sa progression sous les ricanements des Serpentards.

Et enfin, au bout de ce qui lui parut une éternité, il arriva au niveau de ses deux meilleurs amis.

Inconscient de la situation délicate dans laquelle se trouvait son camarade, Ron continuait de dévorer son repas comme si sa vie en dépendait. Assise de l'autre côté de la table, Hermione leva un regard distrait vers Harry avant de reporter son attention sur le contenu de son assiette. Puis, soudain, sa fourchette s'arrêta brusquement en l'air. Elle releva la tête vers Harry. Lentement. Progressivement. Comme si elle peinait tellement à croire les informations que lui renvoyaient son cerveau qu'elle préférait laisser à ce dernier le temps de s'assurer qu'il ne s'agissait pas là d'une erreur absurde. Elle dévisagea Harry avec incrédulité, ses yeux écarquillés sous l'effet de la surprise. Sa bouche s'ouvrit, se referma, s'ouvrit encore, sans que pour une fois rien n'en sorte.

- H-Harry ? balbutia-t-elle enfin d'une voix stupéfaite. Ce... C'est toi, Harry?

Le visage sombre, Harry approuva d'un bref signe de tête. Se redressant aussitôt, Ron se mit à parler la bouche pleine tout en pivotant sur son banc.

- Et ben, ché pas cro tôt, t'en a mis du t...

Découvrant soudain ce à quoi ressemblait Harry, Ron laissa échapper un gargouillis étranglé.

- Mais comment est-ce que... commença Hermione. Ah, la potion, s'exclama-t-elle en claquant des doigts, une expression compatissante se dessinant sur son visage. C'est la potion de Neville, n'est-ce pas ? Oh, Harry...

Se sentant s'empourprer de gêne devant les regards abasourdis que lui jetaient désormais tous les Gryffondors à dix mètres à la ronde, Harry hocha de nouveau la tête. Assis devant lui et le visage d'un rouge jurant terriblement avec ses cheveux, Ron était quant à lui toujours en train de s'étouffer avec sa bouchée de purée.

- Encore un truc à rajouter à ma liste de Pourquoi-je-hais-Rogue, déclara Harry d'un ton bravache qui, à en juger le coup d'œil acéré qu'elle lui lança, ne trompa pas Hermione.

Il enjamba le banc et prit place à coté de son meilleur ami - qui menaçait toujours de passer de vie à trépas-, tout en donnant à ce dernier une grande claque dans le dos pour lui permettre de respirer. Une horrible quinte de toux secoua le corps de Ron, qui mit plusieurs minutes à réussir à reprendre son souffle.

- Ouf, merci, Harry, réussit-t-il à articuler péniblement, tout en écrasant les larmes qui perlaient encore aux coins de ses yeux. Wouha, reprit-il en scrutant son ami de haut en bas, c'est dingue. C'est... Wouha...

Manifestement incapable de trouver les mots justes pour exprimer l'ampleur de sa surprise, Ron laissa mourir sa phrase. Il n'en continua cependant pas moins de dévisager son meilleur ami, ouvrant parfois la bouche comme sur le point de dire quelque chose, puis se ravisant, puis l'ouvrant de nouveau, comme un poisson hors de son bocal.

Hermione fusilla Ron du regard et se tourna vers Harry pour le presser d'expliquer ce qui se passait. Ce dernier attrapa le premier plat venu, l'utilisant comme diversion le temps de trouver ses mots. Puis après s'être copieusement servi, il résuma la situation aussi succinctement que possible : les conséquences désastreuses de la mixture de Neville, l'impuissance de Mme Pomfresh à lui rendre son apparence d'origine, l'absence d'un quelconque reste de potion, Rogue sur lequel reposait tous les espoirs de l'infirmière...

- Rogue ? s'exclama Hermione, livide d'horreur. Alors que c'est à cause de ce sale type que tu, que tu... Oh, ce n'est pas possible, il doit bien y avoir un autre moyen...

- Ouaip, approuva Ron d'un air sombre. Parce que si on doit attendre le jour où Rogue aura envie de te rendre service...

- Tu ne dois pas être le premier à qui ça arrive, reprit Hermione en fronçant les sourcils. Peut-être qu'à la bibliothèque... Oui, mais là c'est une potion fabriquée par hasard, ce n'est pas un cas classique... poursuivit-elle sur sa lancée, son débit se faisant de plus en plus rapide à mesure qu'elle parcourait les différentes hypothèses qui lui venaient à l'esprit. Il faudrait que je regarde dans l'Histoire de Poudlard si un cas du même genre ne s'est pas déjà produit. Ou dans les Milles et une potions pour Sorcier Farfelu, peut-être ? Je ne connais pas très bien ce livre, il n'y a rien qui concerne le programme scolaire dedans. Mais si on trouve quelque chose sur les potions de transformation déjà répertoriées, il est possible qu'on puisse tomber sur un remède qui fera effet... Mais il ne faudrait pas qu'on se trompe et qu'on te transforme définitivement en fille...

- Si ça ne t'ennuie pas, j'aimerais bien manger sans qu'on en parle, s'il te plait, l'interrompit Harry, soudain nauséeux.

Bien qu'il soit profondément reconnaissant à son amie pour le soutien inconditionnel dont elle faisait preuve, il sentant que sa tête aller exploser si quelqu'un lui expliquait encore pourquoi il ne lui serait pas facile de retrouver sa forme originale.

- Oui, oui, approuva Hermione en rougissant un peu. On pourra voir ça plus tard.

Harry se servit une ample proportion de purée, accompagnée d'une viande en sauce qu'il aurait été bien incapable d'identifier. Il planta sa fourchette dans le contenu de son assiette, la porta à sa bouche... et mordit dans une généreuse portion de cheveux qu'il avait happée sans même s'en apercevoir. Toussant, crachant, Harry sortit ces quelques mèches rebelles de sa bouche et les balança rageusement par-dessus son épaule, faisant du même coup cascader tout un autre pan de sa chevelure devant son visage.

Plus que contrarié par ce désastre capillaire, Harry tenta maladroitement de ramener ses longs cheveux dans son dos, espérant ardemment qu'ils y resteraient quand il se pencherait pour essayer de manger. En vain. Dès qu'il esquissait le moindre geste, dès qu'il inclinait la tête, de nouvelles mèches soyeuses venaient obscurcir son champ de vision. Harry était à bout. Mais comment les filles faisaient-elles donc pour ne pas avaler les trois quarts de leur chevelure quand elles étaient à table ?

- Oh, Harry, soupira Hermione en voyant ses efforts. Attend.

Sans un mot de plus, elle se leva et contourna la table se placer derrière son ami. Ce dernier la sentit ramener en arrière ses mèches vagabondes, rassemblant peu à peu ses cheveux d'une main experte. Hermione sortit un élastique d'une de ses poches et quelques grimaces de la part de Harry plus tard, ces cheveux dont il ne savait que faire se retrouvèrent attachés en une haute queue de cheval.

- Merci, Hermione, s'exclama Harry, sincèrement reconnaissant.

- De rien, répliqua son amie avec un sourire satisfait.

Alors qu'Hermione regagnait sa place, Harry baissa les yeux vers son assiette. A son grand soulagement, la nausée qu'il avait ressentie jusque-là avait fini par se dissiper. La tension qui avait vrillé ses nerfs toute la matinée lui laissait désormais une sensation de vide dans l'estomac qui ne demandait qu'à être comblée et le jeune homme ne doutait pas un instant qu'il aurait besoin de force pour affronter le reste de sa journée.

Alors, à présent impeccablement coiffé grâce aux bons soins d'Hermione, Harry ne perdit guère plus de temps et se jeta sur son repas.