Chapitre 7. Virage Imminent.
« Étrainée par la foule qui s'élance et qui danse une folle farandole. Je suis emportée au loin. Et je crispe mes poings, maudissant la foule qui me vole, l'homme qu'elle m'avait donné et que je n'ai jamais retrouvé. » – La foule, Édith Piaf.
Point de vue de Gabriel.
La culpabilité est vicieuse. Tellement sadique dans son mode de fonctionnement qu'elle en devient même épatante. Elle me ronge les entrailles, me souffle mes mauvais choix à l'oreille pour qu'ils demeurent dans mes pensées. J'ai beau tout faire pour l'éradiquer, rien n'y fait. Elle est là. Bien installée au chaud dans mon esprit aux côtés de la solitude et l'insomnie.
Avachi au milieu de mon lit, encore vêtu du costard désormais froissé, je gratte les cordes de la guitare et improvise quelques accords. Tout me paraît faux. À vrai dire, je ne sais même pas pourquoi je joue. La musique camoufle le bruit sourd de mes doutes qui s'entremêlent, mais elle n'efface rien. Tout subsiste.
Bon sang, que j'aimerais faire taire cette foutue culpabilité qui me noue la gorge. Plus les minutes passent, plus elle devient douloureusement présente.
En me provoquant un sursaut, la porte d'entrée se claque avec brutalité. Je cesse tout mouvement et tends l'oreille. Des talons d'escarpins claquent sur le sol avec tant de rapidité que je lève un sourcil, troublé par cette fureur d'exécution.
Les pas se rapprochent, résonnent dans le couloir, et alors que je dépose la guitare à plat sur le parquet, ma porte de chambre s'ouvre si violemment qu'elle rebondit contre le mur.
— Gabriel Moretti ! C'est quoi ce putain de délire ?
Je suis foutu.
Inutile de préciser que lorsqu'on s'adresse à vous en utilisant votre nom complet, ce n'est pas bon signe. En rage, Romy retire son long manteau couleur camel, l'abandonne sur le sol et plaque ses mains sur ses hanches. Elle me dévisage comme le ferait une institutrice contrariée face au bonnet d'âne de la classe.
Démasqué, je déglutis, passe la main dans mes cheveux et improvise.
— Ah, tiens. Alors, ce restaurant ? Il était vraiment cool, hein ? Est-ce que tu as goûté le homard du menu Grand Chef ? C'était à se taper le cul par terre.
Dépitée par ma tentative stérile de noyer le poisson, elle secoue la tête.
— Gab, je rigole pas. Qu'est-ce que tu foutais là-bas ?
— Je dînais, j'ai pas le droit de dîner ?
Comme si elle ne supportait plus tout l'inconfort de sa tenue élégante, elle se tortille dans sa jupe taille haute, délaisse ses escarpins sur le tapis et s'assied au bord du lit.
— Oscar m'a raconté. Tes problèmes de fric et ce travail mystère qui te donne suffisamment d'argent pour payer deux loyers en même temps.
Je me demande ce qu'Oscar n'a pas bien saisi dans la phrase « N'en parle pas aux autres s'il te plaît ». Note à moi-même : ne plus jamais faire confiance à ce traître.
— Romy, je...
— Non, je veux même pas entendre tes explications, je veux juste que tu arrêtes ça. Alors oui, je sais, je suis personne pour te dire ce que tu as à faire, mais s'il te plaît, mets un terme à tout ce bordel.
Je baisse le visage, fuyant mes yeux en direction des motifs rayés de la housse de couette que mon index caresse avec précision.
— Est-ce que je peux au moins t'expliquer ?
— Je t'écoute, lance-t-elle en croisant les jambes.
— OK, bon, alors... Par où commencer... songé-je à haute voix en me grattant l'arrière du crâne. Tu vois le DJ du Lovely Club ? Un soir, je lui ai parlé de mes problèmes d'argent et il avait plusieurs pistes pour moi.
Sûrement troublée par toute cette situation, Romy joue avec les innombrables bracelets qui encerclent ses poignets, pendant que son pied s'agite et tourne dans le vide.
— Il a évoqué un travail qui consistait à se rendre dans un atelier de peintres amateurs. Bref. Arrivé sur les lieux, j'ai constaté qu'il fallait que je pose pour des pseudos artistes.
— Que tu poses ? répète-t-elle, interloquée.
— Nu.
La main devant la bouche et les yeux prêts à sortir de leur orbite, elle pouffe de rire dans sa paume.
— C'était l'enfer, expliqué-je entre deux gloussements. Tous ces regards posés sur moi, j'te jure comme je me sentais comme un Steak devant un troupeau de chiens errants.
— J'imagine, ouais. Depuis combien de temps ça dure tout ça ?
— Quelques semaines. Personne n'est au courant. Pas même Emma.
Pour me débarrasser de ma veste de costume trop encombrante, je me lève du lit et la dépose sur le dossier de ma chaise du bureau. Romy ne me lâche pas du regard, suivant le moindre de mes mouvements avec attention, tandis que je glisse les mains dans les poches de mon pantalon.
— Ce soir, après l'atelier, l'une des femmes du groupe m'a invité dans ce restaurant super chic pour une proposition d'emploi. Je me suis mis sur mon trente-et-un, j'étais persuadé que j'allais enfin avoir un job, un vrai. Tu parles... J'ai vite compris ce qu'elle attendait de moi. Alors je me suis tiré après le repas.
J'ai l'air tellement naïf que j'ai envie de me foutre des baffes. Comment ai-je pu croire une seconde que cette pieuvre allait m'offrir un travail décent ?
— Tu me juges là, pas vrai ?
— Pas du tout, affirme-t-elle dans un hochement de tête.
— Tu devrais.
— Non, et d'ailleurs, tu vas arrêter de bosser dans cet atelier parce que moi je vais t'aider à trouver un travail convenable qui ne t'obligera pas à exhiber... tout ça, propose-t-elle en désignant ce qui se trouve sous ma ceinture.
En cadence, nous poussons un rire crispé. Dans une bienveillance qui lui est propre, la jolie brune se garde de me faire une quelconque morale. J'imagine qu'elle a bien conscience que ma dignité à suffisamment été souillée pour les prochaines années à venir, pas la peine d'insister avec ça. Malgré tout ce qu'elle vient d'apprendre, j'ai la sensation que le regard qu'elle porte sur moi n'a pas changé. J'ose espérer que je ne suis pas descendu en chute libre dans son estime.
— Très bien, mais avant ça...
Je contourne le lit, attrape la guitare abandonnée sur le parquet et la tends en direction de Romy.
— Il me semble qu'on avait convenu d'un rendez-vous musical toi et moi.
Hésitante, elle louche sur l'instrument durant un léger instant avant de s'en emparer et de le coller sur ses cuisses. Pour être honnête, je dois avouer que cette échappatoire me permettra d'oublier l'épisode de ce soir. J'ai besoin de mettre mes pensées en sourdine, focaliser mon esprit sur la musique. C'est le meilleur remède.
Après avoir saisi la partition noircie de ratures et d'annotations, je la dépose sur le matelas, sous les yeux de Romy, et m'assieds sur le tabouret posé devant mon piano numérique.
— Pour l'intro, j'ai imaginé que la guitare et le piano jouent en même temps les accords que j'ai notés en rouge, tu vois ? Sauf que j'arrive pas à me rendre compte du rendu si personne ne le fait avec moi.
Sans prononcer le moindre mot, elle hoche la tête, focalisée sur la feuille de papier.
— On essaye ? demandé-je en déposant les mains sur le clavier.
Elle me répond d'un raclement de gorge. Enjoué à l'idée d'entendre le résultat, je plaque les premiers accords sur les touches, mais Romy ne me suit pas. Je retente l'opération. La guitare reste silencieuse.
Je pivote sur le tabouret et constate que la jeune femme est restée figée. Ses doigts caressent les cordes, sans les gratter, comme si elle découvrait son instrument pour la première fois. Curieux, je me lève et la rejoins en m'asseyant en douceur à côté d'elle.
— Tu as un blocage ?
Au ralenti, elle relève son visage vers le mien. Une pellicule brillante a nappé ses yeux habituellement si rieurs.
— Ouais, avoue-t-elle sans sourciller.
— Pourquoi ?
Pour que je ne surprenne pas la fragilité dépeinte dans son regard, elle tourne la tête vers la porte en calant son menton contre son épaule.
— Je sais pas trop, bafouille-t-elle alors que les larmes inondent sa voix.
— Vraiment ?
En me penchant un peu plus vers elle, je constate qu'elle se tord les lèvres pour contrôler les émotions qui la submergent sans ménagement.
— Hey, chuchoté-je en attrapant son menton pour qu'elle m'affronte. Qu'est-ce qu'il y a ? C'est le dîner avec tes parents, il s'est passé quelque chose ?
Elle me répond par la négative. Après un court silence, elle tapote l'éclisse de son instrument du bout de ses ongles vernis.
— C'est cette guitare qui te met dans cet état ?
— Entre autres, murmure-t-elle de manière presque inaudible.
Alors que je songe à la meilleure façon d'agir face à sa tristesse soudaine, elle reprend :
— Enfin, je crois que ça doit venir d'un truc qu'il s'est passé y'a un petit moment. Mais c'est pas grave, je vais me reprendre, va t'installer au piano, ça va aller, assure-t-elle en reniflant et en se redressant sur le matelas.
— Comment tu veux que je fasse comme si de rien n'était en te voyant comme ça ? Dis-moi ce qu'il y a, je peux peut-être t'aider.
Elle secoue sa tête de gauche à droite. À travers un regard insistant, je lui fais comprendre que je n'ai pas envie de passer à autre chose. Alors, après avoir fixé le plafond pendant quelques secondes, elle tape sur sa cuisse et inspire.
— Au lycée, je jouais tous les jours dans l'atelier musique avec mon meilleur ami. Il était doué. Si tu avais vu ça, tu aurais été mort de jalousie, Moretti, plaisante-t-elle en claquant son poing dans mes côtes. Oh ouais, Théo était tellement talentueux.
Ses yeux sont perdus dans le vide, comme si elle était possédée par les souvenirs qu'elle me narre.
— C'est lui qui m'a transmis l'amour de la musique. Il jouait de tout, tout le temps. On voulait monter notre groupe, aller sur scène et faire hurler les foules, tu vois ? J'ai jamais été aussi épanouie. Mais il y'a trois ans, il a décidé que sa vie ne méritait plus d'être vécue.
J'avale ma salive avec difficulté, surpris par cette annonce que je n'ai pas vu venir. Submergée par une tristesse palpable, Romy fait une pause dans son récit, le menton frétillant et les yeux clos.
— Quelle baffe, je te jure, crache-t-elle, la voix tremblante. Et le pire dans l'histoire, c'est que ses parents ont refusé que ses amis du lycée se rendent à la sépulture. Tu te rends compte ? J'ai même pas pu lui dire au revoir. Je demandais pas grand-chose. Juste l'accompagner. Une dernière fois.
— Ça a dû être terrible...
— Depuis ça, j'ai plus jamais voulu retoucher à un instrument. J'aurais eu l'impression de le trahir en jouant sans lui. Je sais, ça paraît complètement con...
Si j'avais su, je n'aurais jamais insisté comme un gros lourd pour qu'elle accepte de me donner un coup de main. Je m'en veux. Je ravive ses anciennes blessures, je l'oblige à se confronter à tout ça. Alors que je me blâme intérieurement d'une panoplie d'insultes, Romy se frotte le visage.
— Laisse tomber, soupire-t-elle. Je sais même pas pourquoi je te parle de ça maintenant. On s'en fout complètement. Excuse-moi.
— Arrête, on s'en fout pas du tout. Je suis désolé pour ce qu'il s'est passé et de t'avoir proposé ça. J'aurais pas dû.
— Tu pouvais pas savoir, c'est de ma faute. Et putain, ce que je déteste me placer en victime à chouiner alors que je suis loin d'être la plus à plaindre. Rassure-moi, tu me prends pas pour une pleurnicheuse, hein ? Parce que ça fait clairement deux soirs de suite que tu me vois comme ça.
Du bout de ses index, elle essuie les larmes restantes sur le bord de ses paupières. Tout s'explique. L'état dans lequel elle se trouvait hier soir sur le balcon a forcément été engendré par ce traumatisme omniprésent.
— Je te promets que non. Je te trouve très forte.
— Tu veux que je chiale à nouveau ? Nan parce que je peux encore pleurer si tu me dis des trucs comme ça, plaisante-t-elle dans un rire couplé d'un sanglot.
Je lui envoie un sourire, amusé par sa sensibilité attachante. Pour qu'elle éponge ses yeux encore pluvieux, je me lève, me saisis d'un paquet de mouchoirs rangé dans la table de chevet et lui tends. Elle me remercie et tempère son chagrin.
— Regarde-nous, avec nos histoires mélodramatiques on a gâché la soirée. On est pas des grands rigolos, hein, constate-t-elle en cachant le mouchoir auréolé de larmes dans sa paume.
— On est pas au top de nos capacités. Parce qu'en temps normal, je suis poilant.
— Tu es surtout ringard. Qui dit « poilant » de nos jours ?
— Tu as de la chance que j'ai de la peine pour toi, parce que ce genre d'attaque mérite un retour.
Elle me répond d'un rire franc. Un rire si rayonnant qu'il illumine son visage anciennement assombri dans la seconde. Contagié par son aura, je déploie un large sourire et me laisse envahir par sa lumière. Elle est comme ça, Romy. Elle relativise, elle dédramatise. La joie passe avant la peine. Le soleil avant la pluie. D'un côté, je l'envie, mais d'un autre, j'appréhende le jour où elle finira par exploser.
— Gab ?
— Hm ?
Avec précaution, elle dépose sa guitare à sa place initiale, sur le parquet. En allongeant ses jambes sur le lit, elle cale son dos contre mon oreiller et plonge son regard dans le mien.
— Joue pour moi.
Interloqué par sa demande, je soulève un sourcil.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Fais-moi écouter la version piano de ta composition.
J'ignore si elle me réclame ça par curiosité ou pour que je la berce. Dans les deux cas, je n'y vois pas d'inconvénient.
— Concernant ma participation, hésite-t-elle. On verra ça un peu plus tard, d'accord ?
— Quand tu seras prête.
Elle hoche la tête, et je fais volte-face en direction de mon piano.
Une fois face à mon instrument, je prends une vive inspiration et contracte ma mâchoire. Non pas que je sois nerveux de jouer devant elle, disons plutôt que je redoute son avis. Ce morceau me tient à cœur. Je m'y livre, j'y pianote mes états d'âme. Il est certainement celui qui illustre le mieux les plus imposants souvenirs de mon existence. Il est la mélodie de mes émotions si longtemps refoulées.
Les mains plaquées sur les touches, mes doigts sautillent d'un accord à l'autre. La musique prend une totale possession de moi, comme si elle se servait de mon corps comme simple interprète pour s'épanouir. Alors que les notes s'enchaînent en douceur, le son des sanglots de Romy me vient aux oreilles.
Mais je continue. Je joue pour elle. Comme elle me l'a demandé.
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