Chapitre 5 (partie 2). Remise en question.
« J 'avoue j'en ai bavé, pas vous. Mon amour. Avant d'avoir eu vent de vous. Mon amour. Ne vous déplaise, en dansant la javanaise, nous nous aimions, le temps d'une chanson. » Serge Gainsbourg, La Javanaise.
Point de vue de Gabriel.
La musique est si assourdissante qu'elle fait trembler les murs à chaque pulsation des basses. En l'espace d'une heure et demie, le salon s'est transformé en véritable aquarium de fumée dans lequel les invités d'Alba se trémoussent, hurlent et renversent le contenu de leurs verres sur le parquet. Je les maudis de toute mon âme. J'ai envie de les agripper par les cheveux et les obliger à nettoyer le sol avec leur langue. Mais pour ne pas ruiner la soirée de ma sœur, je reste silencieux et me contente d'observer.
À ma gauche, sur le canapé, Emma et Alba sont en pleine conversation concernant le dernier album d'une starlette de la pop dont j'ignorais l'existence quelques minutes plus tôt.
Tandis qu'à ma droite, Léon s'adonne à son rituel favori auprès d'une nouvelle proie. L'une des camarades d'études de ma sœur, une charmante rousse à l'allure extravagante est désormais dans la ligne de mire du blondinet. Comme à son habitude, il n'y va pas de main morte et le pire, c'est que ça fonctionne du tonnerre.
Autant dire que je passe un moment compliqué.
Pour couronner le tout, je ne parviens pas à me changer les idées. Toute cette mascarade commence à peser trop lourd sur mes épaules. Je mens délibérément à l'intégralité de mes amis, alors que nous nous sommes de nombreuses fois juré l'honnêteté absolue en toutes circonstances. J'étais d'ailleurs à l'origine de cette promesse.
Quel pauvre type.
La chanson festive diffusée jure paradoxalement avec mes ressentis, comme si elle se foutait de ma culpabilité.
Soudainement, mon attention se fige sur Romy, installée sur une chaise pliante au fond du salon. Toute sourire, elle dandine ses épaules et ne lâche pas les fêtards des yeux tandis qu'ils effectuent leurs meilleurs pas de danse. En rythme avec la musique, elle frappe le sol de ses fidèles Dr. Martens, tout en ondulant ses poignets recouverts de bracelets.
Amusé par sa bonne humeur soudaine, je me lève et m'empresse de la rejoindre.
— Alors, ça va comme tu veux Schneider ? lancé-je en prenant appui sur le dossier de sa chaise.
En manquant de faire tomber les cadavres de bières qui trainent autour d'elle, elle se met debout.
— Il faut que tout le monde vienne danser ! s'écrit-elle en attrapant mon bras. Tu penses que si je lance une chorégraphie les gens vont me suivre ? J'en connais pleins, t'as pas idée.
— Oh non... Ne me dis pas que tu es bourrée, si ?
Ses yeux s'arrondissent, elle adopte une mine outrée et à peine une demi-seconde plus tard, elle éclate de rire.
— Ah ouais, tu es complètement raide caisse, constaté-je. Tu as bu quoi pour être dans cet état ? Histoire que j'y touche pas.
— Mais non ! Je suis bien, j'ai pas le droit d'être bien ?
Pour ne pas la contrarier, je hoche la tête et déploie un sourire.
— Ne bouge pas, prié-je en l'obligeant à se rasseoir sur la chaise. Je reviens.
Après m'être assuré qu'elle reste immobile, je tourne les talons en direction de la cuisine. Ma progression est périlleuse, ponctuée par les corps déchaînés des invités et le désordre ambiant. Arrivé près de l'îlot central, je m'approche d'Oscar, occupé à remplir une série de verres d'un cocktail non identifiable.
— Tiens, comme prévu, l'interpellé-je en lui tendant une enveloppe que je gardais au chaud dans la poche intérieure de ma veste.
D'un rapide coup d'œil aux alentours, je m'assure que personne ne nous interrompt et reprends :
— Avec ça, le loyer de ce mois-ci est payé, ainsi que le prochain. Je t'ai même laissé les intérêts.
Un sourcil arqué, Oscar ouvre l'enveloppe et fouille à l'intérieur pour constater le montant.
— T'es sérieux ? Comment t'as pu trouver autant d'argent en si peu de temps, Gab ?
— Quelle importance ? On est quittes maintenant. Mais pas un mot aux autres, s'il te plaît.
— Je dirais rien..., hésite-t-il, tandis qu'il enfouit l'argent dans la poche arrière de son jean. Fais attention à toi hein, je sais pas quel boulot tu as fait, mais c'est forcément malsain pour que ce soit aussi rapide et bien payé.
Je m'apprête à lui répondre pour le rassurer, mais c'était sans compter sur l'arrivée subite d'Emma dans mon dos.
— Gabriel ! m'interpelle-t-elle, avant d'enrouler mon torse de ses longs bras.
— Tu me cherchais ?
— Ouais, ton amie Romy s'est renfermée dans les toilettes, je crois qu'elle ne va pas très bien.
Je lance un regard inquiet en direction d'Oscar qui se contente de soulever les épaules.
— Moi je m'en occupe pas, se justifie-t-il. Elle a voulu picoler, elle assume. C'est toujours la même chose. Elle ne sait pas boire, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse, hein ? Je suis pas son baby-sitter.
La tête penchée sur le côté, je lève les yeux au ciel et crache un soupir.
— Je m'en charge.
Accompagné d'Emma, j'avance en direction du couloir. Avec un certain agacement, ma petite amie m'explique la façon dont elle a été envoyée balader par Romy lorsqu'elle a voulu se rendre aux toilettes. Je ne l'écoute pas, trop focalisé à l'idée de mettre fin à cette piteuse soirée.
Une fois face à la porte close de la salle de bain, je toque et tourne la poignée verrouillée.
— Sois gentille, ouvre cette porte, Romy.
— Dégage ! J'ai besoin d'être un peu seule.
— J'ai une surprise pour toi, tenté-je en ultime recours.
— C'est quoi ?
— Ouvre et tu verras.
Alors que je n'y croyais plus, la poignée s'enclenche. Comme un enfant apeuré, Romy passe son visage dans l'entrebâillement pour m'apercevoir. Manifestement sous l'emprise d'un chagrin récent, son mascara a coulé, traçant le chemin emprunté par ses larmes noires le long de ses joues.
Attendri, j'esquisse un léger sourire, avant de forcer la porte à s'ouvrir davantage.
— Allez, viens. On va prendre l'air.
— Non, je reste là.
— Tu me facilites pas la tâche là, m'agacé-je.
Pour l'obliger à me suivre sans lui laisser d'autre choix, je me penche et m'empare de son bras.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'enquiert Emma, toujours à mes côtés.
Non sans difficulté, je parviens à me redresser, le corps de Romy échoué sur l'une de mes épaules. Pour se débattre, cette dernière gesticule de ses faibles forces et m'envoie une multitude d'insultes pour le moins originales.
— Je l'emmène dehors, ça lui fera pas de mal.
— Si t'as besoin d'aide, je suis juste à côté.
Je remercie la jolie blonde d'une rapide caresse sur la joue et m'empresse de rejoindre la baie vitrée.
— Pose-moi tout de suite, Moretti ! s'écrit Romy, tandis que j'immobilise ses jambes en plaquant ma main sur l'arrière de ses cuisses. Tu es malade ou quoi ? Je veux pas aller dehors, ramène-moi où tu m'as trouvée !
— Tu te fatigues pour rien, fais-moi confiance.
Arrivé sur le balcon, je prends soin de clore la porte, avant de déposer le corps de Romy en douceur sur le bitume de notre semblant de terrasse. Aussitôt arrivée sur la terre ferme, elle replace convenablement ses cheveux en pagaille et colle son dos contre le mur.
— Et en plus ça caille ! s'énerve-t-elle, assise au sol, les jambes relevées contre sa poitrine.
Pour qu'elle cesse de se plaindre, je retire ma veste, la roule en boule et lui balance. Sans un mot, elle s'en empare et la dépose sur son corps tremblant.
— Bon, alors, qu'est-ce qui te chagrine ? lancé-je en m'asseyant à mon tour.
— Rien.
Sous l'effet du vent frais, ses longues mèches brunes virevoltent et frappent doucement son visage encore bouffi par sa précédente crise de larmes.
— Ah ouais ? Tu te mets dans des états pareils pour rien, donc ? Original.
— Je vais hyper bien, t'en fais pas pour moi.
— Présentement, t'es surtout hyper bourrée.
— Je sais.
Durant un léger instant, nous restons silencieux. Seul le son de la musique filtrée par la baie vitrée close et de la circulation rythmée du bas de la rue se fait entendre. Après plusieurs secondes, la brune relève le visage dans ma direction et se met à rire. Puis, après un fou rire injustifié, elle fond en larmes.
Et merde.
— La Bretagne me manque, Gribouille me manque, mon ancienne vie me manque, pleure-t-elle, la tête enfouie dans ses paumes.
— Qui c'est ça, Gribouille ?
— Mon chat, répond-elle en pleurant encore plus fort.
Pour ne pas rire, je me mords l'intérieur des joues.
— Tu crois qu'il m'a oubliée ? s'inquiète-t-elle soudainement, les yeux ronds comme des billes.
— Ah ouais, c'est sûr et certain même, ironisé-je.
La bouche grande ouverte et le menton frétillant, Romy fixe le vide, sur le point de geindre de nouveau.
— Non, mais non ! tenté-je de me rattraper. Je plaisantais. C'est évident qu'il se souvient de toi, bien sûr. Il est pas du genre à oublier les gens comme ça ce sacré Gribouille.
— T'en sais rien du tout. Tu le connais même pas.
Elle est aussi attachante qu'une fillette attristée. En reniflant bruyamment, elle essuie ses larmes et le bout de son nez d'un revers de main.
— Hey, Gab ?
— Hum.
— Elle est géniale Emma.
Touché qu'elle me confie ses impressions concernant ma petite amie, je lui envoie un sourire crispé.
— Ouais, je sais.
— Pourquoi tu me réponds comme si c'était un problème ?
Je serre les dents. Honnêtement, je n'ai pas envie de m'étaler à ce sujet et encore moins de telles conditions. Qui plus est, Romy ne comprendrait pas, malgré sa grande capacité d'écoute et son empathie. Pourtant, sans que je ne sache pourquoi, je ressens le besoin de me confier.
— C'est compliqué, avoué-je en tendant les jambes sur le sol. Emma est incroyable, elle a tout ce qu'il faut, mais j'ai l'impression d'être un vaurien à côté d'elle, tu comprends ?
— N'importe quoi, vous allez super bien semble.
La jolie brune fronce les sourcils et étouffe un hoquet dans son poing fermé.
— Mouais, réponds-je, peu convaincu. Je crois surtout que j'ai l'air d'un vrai boulet.
— J'ai envie de vomir.
— Je sais, j'ai l'air d'un pauvre type à dire des trucs pareils.
— Nan, mais je me sens pas bien là, précise-t-elle en se levant dans un bond.
Inquiet à l'idée qu'elle puisse déverser ses précédents cocktails ingurgités sur notre terrasse, je me précipite vers elle, et l'oblige à s'approcher près de la rambarde du balcon.
— Fixe l'horizon, inspire et expire lentement.
De sa main moite et chevrotante, elle attrape la mienne, avant d'exécuter sagement mes recommandations. En soulevant sa poitrine, elle prend un vif bol d'air, avant de souffler en douceur. Pour lui montrer la cadence, je l'imite. De loin, la situation est risible, qu'on se le dise.
— Je crois que ça va un peu mieux, dit-elle en lâchant mes doigts.
— Tu es sûre ?
— Ouais, je vais rentrer. Il faut vraiment que je dorme, je bosse demain.
— Je te raccompagne alors.
Positionné derrière elle, je l'emmitoufle davantage dans ma veste en ajustant le tissu sur son corps. Sensible à mes petites attentions, Romy m'envoie un sourire fébrile.
— Allez, viens, lancé-je en passant mon bras autour de ses épaules.
Sans broncher, elle me suit.
Nous progressons dans le salon tant bien que mal, malgré le vacarme et l'agitation. Avachie dans le canapé, occupée à discuter avec Léon et Alba, Emma ne relève pas le regard vers nous, et pour être tout à fait franc, je me réjouis qu'elle ne me remarque pas. Je préfère filer en douce. J'ai besoin d'air, moi aussi.
Dans les escaliers qui mènent à son appartement, Romy monte les marches à la vitesse d'une personne âgée. Je prends mon mal en patience et accompagne ses mouvements au mieux, malgré ma ferme envie d'en finir. Arrivés à destination, nous brisons notre proximité, tandis qu'elle tourne la clé dans la serrure.
— Merci Gabriel et... Je suis désolée d'avoir un peu gâché ta soirée.
— Arrête, c'est rien.
Le temps de quelques secondes, elle cale son corps contre le chambranle et m'offre un sourire sincère que je lui rends dans la foulée. Nous nous souhaitons mutuellement une bonne nuit et elle ferme la porte.
Et maintenant, je suis censé faire quoi au juste ? Retourner à cette soirée pour porter mon éternel masque du mec qui se porte comme un charme alors qu'il n'en est rien ? Très peu pour moi, j'ai assez donné pour ce soir.
Sans réfléchir, je descends les marches jusqu'au hall de l'immeuble. Bon sang, les hurlements des invités d'Alba résonnent jusqu'ici. Pour rejoindre la rue, je pousse la porte principale, avant de sortir ma paire d'écouteurs du fond de ma poche. Je sais précisément de quoi j'ai besoin dans ce genre de moment.
Alors, motivé à affronter mes états d'âme du mieux que je le peux, je déambule d'un trottoir à l'autre, la musique dans les oreilles. Les néons des feux de circulation se reflètent dans les flaques d'eau que je piétine sans penser à l'état de mes chaussures flambant neuves.
Les gouttes de pluie tombent sur mes bras nus et glisse sur ma peau. Dans un rire désabusé, je pense à ma veste que j'ai, dans un élan de bonté, gentiment donnée à Romy et qui m'aurait été bien utile.
Bon sang, y'a pas à dire, cette journée aura été merdique jusqu'au bout.
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