Chapitre 5. Immortels souvenirs.

« Et moi loin de toi, je vis dans une boîte à musique, électrique et fantastique. Je vis en Chimérique. La différence, c'est ce silence parfois au fond de moi. » - Lettre à France, Michel Polnareff.

Point de vue de Romy.

Pour ne rien changer à mes habitudes tenaces, et comme si on ne me l'avait pas assez reproché, je suis encore en retard. En dévalant les marches avec précaution, j'atteins l'étage du dessous, essoufflée. Depuis que je vis dans cet immeuble, je crois n'avoir jamais descendu les escaliers autrement qu'en courant. La ponctualité n'a malheureusement jamais fait partie de mes attributions et ce n'est plus un secret pour personne. 

Arrivée face à la porte de l'appartement dix-sept, je ne prends pas la peine de toquer et me rue dans le salon. À mon grand désarroi, tout le monde est déjà là. C'est bien ma veine.

Gênée, je balaye du regard l'intégralité de la pièce. Suis-je invitée à une soirée lambda ou à la pyjama party d'une fillette de six ans ? Les murs sont intégralement recouverts de banderoles rose pâle et de guirlandes scintillantes. J'en réprimerais presque un haut-le-cœur. Comme prévu, tous les amis d'Alba ont fait le déplacement pour célébrer son mois de célibat. J'imagine qu'ils la connaissent assez pour ne pas s'en étonner, puisqu'ils semblent tous ravis. Une musique de fond rend l'ambiance festive et immédiatement, je reconnais la playlist de Léon et ses goûts assumés pour les chansons des années quatre-vingt-dix.

— Romy, viens ! m'interpelle Oscar en s'écriant par-dessus le brouhaha de discussions et de rires enlacés. 

D'un rapide geste de la main, je salue le reste des convives et me précipite vers mon jumeau, accoudé au bar. En pleine conversation philosophique avec Léon, il me tend un verre sans dévier son attention de son interlocuteur.

— Où est la reine de la soirée ?

— Votre attention s'il vous plaît ! réclame Alba en déboulant de nulle part.

Sous le regard médusé de l'ensemble de ses amis, elle monte sur la table, le moins délicatement du monde. Sa jupe se relève dans son mouvement disgracieux et elle s'empresse de rectifier le tir en lissant le tissu sur ses cuisses, honteuse.

— Alors, déjà merci à tous d'être venus, ça me touche beaucoup.

— Perso j'habite ici, j'ai pas signé pour ça, chuchote Léon en se faisant pourtant parfaitement entendre.

La belle Italienne fusille le blondinet de ses iris assassins, pendant qu'Oscar le fait taire d'un franc coup de poing dans l'épaule.

— Continue, ma belle, l'encourage mon frère, tout sourire.

— Donc je vous propose qu'on porte un toast, s'écrit-elle, la coupe de champagne au-dessus de sa tête. À tous les célibataires de cette planète ! Qu'ils finissent leur vie en étant entourés de chats ou en enchaînant les coups d'un soir, peu importe. Le principal c'est de ne pas oublier qu'on est bien mieux seul.

— Amen ! lancé-je, tandis que les invités lèvent leur verre.

Sous les applaudissements et les exclamations, Alba descend de sa scène improvisée. Elle est sublime. Elle détient une beauté ravageuse à refiler des complexes sans même en avoir conscience. Au fur et à mesure des pas qu'elle effectue pour nous rejoindre, ses bouclettes brunes rebondissent sur sa poitrine généreuse.

— Si tu crois que j'ai pas remarqué ton retard Romy, tu me prends vraiment pour un pigeon de trois semaines.

— Lapin, corrigé-je.

— Quel est le rapport ?

Dans un soupir, je lui prie de laisser tomber. Alors qu'elle prend un plaisir palpable à me narrer l'intégralité des préparatifs qu'elle a mis en place pour sa soirée, Gabriel fait irruption dans son dos.

— Tiens, voilà la retardataire, lance-t-il dans ma direction, Emma à son bras.

— J'adore me faire désirer et vous imaginer transpirants d'impatience.

Fidèle à lui-même, il me répond d'un faux rire.

— Tu es la jumelle d'Oscar, c'est ça ? se réjouit Emma en se penchant vers moi pour me faire la bise.

— Tout juste. Et toi la chère et tendre de Moretti ?

Elle déploie un large sourire, encore plus radieuse que dans mes vagues souvenirs. Une délicieuse fossette se dessine sur sa joue droite, lui donnant les mêmes airs purs que Scarlett Johansson dans Vicky Cristina Barcelona.

— C'est pas facile tous les jours, mais je tiens bon.

Nous rions ensemble, pendant que Gabriel secoue la tête, dépité. Sûrement pour lui prouver qu'elle ne pense pas ce qu'elle vient de me répondre, elle lui embrasse la joue.

— Je vais passer un coup de téléphone, je ne serais pas longue, susurre-t-elle à son oreille, me faisant me sentir de trop.

Les deux amants échangent un regard fiévreux, avant que la ravissante blonde ne s'échappe en ondulant son corps sous sa robe en soie.

Du coin de l'œil, j'observe Alba, Oscar et Léon en plein débat concernant la peine de mort. Par mesure de sécurité, je préfère ne pas y prendre position. En général, ce genre de controverses mène au conflit et s'il y a bien une chose que je déteste dans ce bas monde, c'est justement le conflit.

Les avant-bras plaqués sur le comptoir du bar, je touille ma paille dans mon verre, sans relever le visage vers le reste des invités. Mes vieux démons ressurgissent. J'ai le sentiment que tout le monde me dévisage, même si je sais pertinemment qu'il n'en est rien. En imitant ma position, Gabriel se glisse à côté de moi.

— J'ai besoin que tu me rendes un service.

— Ne compte pas sur moi pour te refiler des places de ciné gratuites. Je vais finir par me faire choper. Ça peut paraître dingue, mais j'y tiens à ce boulot.

Cette fois-ci, son rire est sincère. Comme s'il ne souhaitait pas se faire entendre, il avance son visage près du mien, m'invitant à tendre l'oreille.

— Tu sais lire une partition ? chuchote-t-il, les yeux plissés.

Sans qu'il ne s'en rende compte, il vient d'utiliser l'un des mots interdits. « Partition » figure parmi la liste des appellations que j'ai rayées de mon vocabulaire. Mon répertoire de termes censurés regorge du champ lexical de la musique. Avant mon arrivée à Calfort, je parvenais à faire semblant, à user de mille astuces pour échapper à mes failles. Mais aujourd'hui, avec un musicien dans mon cercle amical proche, mes blessures se ravivent comme s'il s'amusait à jeter une poignée de sel sur mes plaies ouvertes.

Électrisés et espiègles, les iris noisette de Gabriel s'animent et bondissent un peu partout sur mon visage, alors qu'un léger sourire se dessine au coin de sa bouche. Un feu dévastateur me dévore de l'intérieur. Sans pitié, mon inconscient se joue de moi et ressuscite mes anciens souvenirs mis en terre. Les traumatismes ont toujours le don de ressurgir dans les moments les plus adéquats, c'est dingue.

— Juste au cas où tu aurais oublié, tu trimballes ma guitare. Encore heureux que je sache déchiffrer des notes.

— Rien à voir. Tu aurais très bien pu t'en servir comme simple décoration. Plein de gens font ça.

Il n'a pas tort. En imitant son air malicieux pour camoufler ma peine, je dépose la main dans le creux de ma hanche.

— En quoi je peux t'être utile ? 

— Figure-toi que je ne suis pas qu'un simple musicien qui campe dans le métro et dans des ruelles douteuses. Je compose aussi, ma petite dame, explique-t-il, une fausse fierté dépeinte dans son large sourire.

— Tiens donc, tu m'en diras tant.

— Hm, hm. Et comme je sais que ta bonté est inégalée, je me suis dit que tu serais partante pour me donner ton avis et me filer un coup de main. Te sens-tu de taille pour ça ?

L'index déposé sur le menton, je fais mine de considérer sa proposition.

— Ça me semble jouable.

— Mais attention, je suis très susceptible. Prépare tes pincettes.

Pour sceller un pacte dans les règles de l'art, nous nous serrons la main. À vrai dire, je ne sais pas réellement dans quoi je m'embarque. La musique n'a plus cette place qu'elle obtenait auparavant dans ma vie. Je l'ai mise en sourdine, je l'ai reniée. Avec elle, j'étais en symbiose avec moi-même, sans jugement ni retenue. Elle m'a offert mes plus belles évasions spirituelles. Désormais, elle me hante et me réclame chaque seconde, alors que j'étouffe honteusement ses cris.   

— Le devoir m'appelle, annonce-t-il en haussant les épaules.

La voix grave de Gabriel me tire de mes rêveries. Le temps que je revienne à la réalité, sa silhouette s'est déjà échappée pour rejoindre celle élancée d'Emma. Sous les effets de mes pensées tyranniques, je reste immobile durant un léger instant.

Telle une âme égarée, je perds mon regard dans le vide et me dirige lentement vers mes amis.

— Mais non ! Faut être idiot pour croire que c'est un complot du gouvernement. Les gens fabulent à propos de tout, ça devient ridicule, s'agace Léon, la bouche pleine d'olives.

— Il y a pleins de preuves sur internet, mais peu importe, s'interrompt mon frère en s'apercevant de mon arrivée. Oh bah Romynette, tu as une petite mine, ça va pas ?

— Si, ça va, mais je crois que je vais rentrer. Je suis fatiguée, j'ai enchaîné les heures au boulot ces derniers jours et je crois que...

— Hors de question me coupe Oscar. Personne ne sort de cet appartement. Puis t'imagines la tête d'Alba si elle apprend que tu t'es tirée avant la fin de sa soirée ?

Peu convaincue, je soulève les épaules.

— Je sais de quoi tu as besoin, jubile Léon, un sourire taquin sur les lèvres.

En fredonnant l'air de « You can leave your hat on » de Joe Coker, il s'empare de deux shooters et les fait s'entrechoquer. Dans une cadence rapide, il secoue ses sourcils et tente de me rallier à sa cause en me fixant de ses grands yeux gris.

— J'en sais rien, hésité-je face au clin d'œil du blondinet.

— Ah moi je le sais ! Tu vas me boire ça et m'en dire des nouvelles.

Influencée par l'insistance du fêtard, je capitule et m'empare du verre tendu.

— Te pose pas de question, me conseille mon jumeau. Ferme les yeux et savoure.

—  Vous me prenez vraiment pour une mouflette, tous les deux, m'agacé-je en levant les yeux au ciel.

Sans réfléchir, je porte le shooter à mes lèvres, balance la tête en arrière et avale l'intégralité de l'eau-de-vie transparente.

Bordel, c'est infâme.

Sous les yeux surpris des deux garçons, je claque le verre vide sur le bar, tandis que la puissance de l'alcool me fait froncer le nez. Ma gorge est littéralement embrasée, mais aussi étonnant que cela puisse paraître, je me sens mieux.

— Alors ? s'enquiert mon frère, l'inquiétude lisible dans ses yeux arrondis.

En essuyant les gouttes de Tequila restantes sur ma bouche, je grimace et tire la langue.

— Y'a de quoi se servir une Marguarita digne de ce nom ici ?

— Oh, Romy, je t'aime tellement quand tu es comme ça, s'amuse Léon en déposant trois verres à cocktail triangulaires sur le comptoir.

Comme pour illustrer mon changement d'humeur, le volume de la musique augmente et la luminosité se tamise. Les jeux de lumière amateurs dansent sur les murs et crépitent sur les corps de l'ensemble des invités. Je n'ose même pas imaginer la colère des voisins à l'entente de tout ce vacarme. Fort heureusement, Solange, notre propriétaire, est affalée dans le canapé, une coupe de champagne dans la main et un cigare cubain dans l'autre.

— On trinque à quoi ? lance Léon en nous tendant nos verres pleins.

— Au passé.

Les deux étudiants en histoire soulèvent un sourcil, me dévisagent et s'échangent un regard surpris.

— Pourquoi au passé ? demande Oscar sans cacher son incompréhension.

Consciente d'utiliser un langage subliminal que seul mon frère saura aisément saisir, je hausse les épaules avant de tremper la rondelle de citron vert dans la glace pilée.

— Parce que c'est toujours dans des soirées comme celle-là qu'il refait surface. Alors je préfère être armée d'une Marguarita pour lui souhaiter la bienvenue.

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