Chapitre 3. Le blues du pianiste.
" Le temps défile comme un train et moi je suis à la fenêtre. Je suis si peu habile que demain, le bonheur passera peut-être, sans que je sache le reconnaître. "- Si maman si, France Gall.
Point de vue de Romy.
De Gaboche : Tu descends ?
Moi : J'arrive !
Avec une vitesse déconcertante, je verrouille mon téléphone et dévale les marches pour rejoindre le premier étage. Si un voisin me voit dans cette tenue, je risque encore de passer pour une traînée. La dernière fois, ça m'a suffi. La voix de Madame Sivard me hante encore. « Il y a une pénurie de pantalons ? » m'avait-elle sorti de but en blanc dans un ricanement détestable. Grâce à Dieu, Solange était en plein séance de jardinage dans la cour et n'a pas hésité à me sauver la mise.
Haletante, je pousse la porte de l'appartement dix-sept et m'empresse de rejoindre le salon. Comme à l'accoutumée, Gabriel est affalé dans le canapé, un stylo derrière l'oreille et un carnet à spirales entre les mains. La télévision est allumée, mais il n'y jette pas un regard. J'imagine que, comme moi, le son ne l'aide qu'à combler le vide. Il n'y a vraiment rien de plus oppressant que le silence.
— Ah, t'es descendue du coup ?
— On peut rien te cacher à toi. T'es tout seul ?
— Alba dort chez une « amie », Léon s'est découvert une nouvelle passion pour le speed dating, et ton frère...
Il s'interrompt dans sa lancée, hésite une demi-seconde et secoue la tête.
— Ouais, non, crois-moi, t'as pas envie de savoir ce que fait ton frère.
D'un geste de la main, il m'invite à m'asseoir à côté de lui, je m'exécute.
— Du coup, quel est le programme ?
— Je sais pas, répond-il le plus simplement du monde.
— Tu m'as fait venir pour rien, si je comprends bien ?
— Tout à fait.
Narquois, il enroule la mine de son stylo autour de l'une de ses bouclettes brunes.
— Sans rire, je faisais rien, je me doutais que toi non plus, alors je me suis dit que c'était idiot de s'ennuyer chacun de son côté.
— Attends, soufflé-je. Comment ça tu t'es douté que je ne faisais rien ? Ça ne t'est pas venu à l'esprit que je pourrais avoir une vie chargée et des occupations comme tout un chacun ?
— En l'occurrence t'es venue. Donc ça prouve bien que t'as une vie aussi trépidante que la mienne.
Il marque un point. Mon existence se résume à dormir, me morfondre et assurer la caisse d'un cinéma miteux. Juste pour me délecter de l'expression outrée de ma mère, j'ai hâte que mes parents voient ça.
— Mademoiselle souhaite-t-elle se rafraîchir d'une boisson concoctée par mes soins ? demande-t-il en se levant pour rejoindre la cuisine.
— Qu'as-tu à me proposer ?
Pour vérifier son inventaire, il ouvre le frigo et se penche à l'intérieur.
— Un reste de vin bouchonné, une limonade ou la boisson détox d'Alba, que je te déconseille vivement vu la couleur.
— Allons-y pour une limonade.
Du plus loin que je me souvienne, je ne me suis jamais retrouvée seule avec Gabriel. À vrai dire, j'ignore si ça me met mal à l'aise. Peut-être que oui. En soi, nous nous connaissons que depuis quelques semaines, autant dire qu'il n'a vu que la face visible de l'iceberg. Il analyse tout, en permanence. J'ai l'impression qu'il va épier le moindre de mes faits et gestes et remarquer à quel point je suis farfelue.
— Je t'aurais bien proposé de déguster ça avec d'excellents chips barbecue, mais il ne reste qu'un paquet et je ne suis pas très partageur, plaisante-t-il tandis que je lui envoie un doigt d'honneur.
Aussi habile qu'un funambule, il enjambe le désordre et les coussins éparpillés sur le parquet, les mains chargées. Dans un râle, il pose nos boissons sur la table basse et s'échoue sur le sofa en me faisant rebondir.
— Bon, raconte-moi ta journée, propose-t-il avant de claquer son verre contre le mien.
— Oh, rien de différent d'habitude. J'ai enlevé les chewing-gums collés sur les sièges, j'ai ramassé le popcorn abandonné dans les allées et j'ai déchiré les tickets en souhaitant une bonne séance à des égoïstes qui ne m'adressaient pas un regard. La routine quoi.
— Passionnant, ironise-t-il.
— Et toi ?
Il se gratte l'arrière du crâne et pousse un rire désabusé.
— Je suis allé à la gare pour jouer du piano, mais des petits cons prépubères m'ont volé mon tour. Ensuite, je suis allé dans le métro avec ta guitare, mais je me suis fait emmerder par les clochards. D'ailleurs, on sous-estime bien trop leur endurance, sache-le.
— Tu t'es fait courser par des SDF ? m'amusé-je en imaginant tout à fait la scène.
— C'était beaucoup moins drôle que ça en a l'air. Il s'en est fallu de peu pour que ta guitare prenne un choc, mais rassure-toi, je l'ai sauvé in extremis.
— Tu déconnes ? Tu sais combien elle coûte ? C'est un...
— Mille cinquante-quatre euros, me coupe-t-il. Une Alhambra modèle 6P. Une table en cèdre massif, un manche en acajou, des touches en ébène. Dans mes souvenirs, ça ne vaut pas moins que ça.
Tout juste. Ébahie par tant de précision, je le dévisage, alors qu'il m'adresse un regard malicieux.
— T'inquiète pas, je vais pas te le casser ton banjo, se moque-t-il. J'me sens très chanceux de pouvoir en jouer. Comment t'as réussi à te payer un instrument pareil ?
— C'est un cadeau de mon père pour ma première communion.
Il se retient de rire, je le vois à la façon dont il pince ses lèvres.
— Wow. J'ai pas fait ma communion, mais je peux te garantir que si elle avait eu lieu, je n'aurais eu qu'un Ukulele pour enfant, et encore.
— J'aurais préféré avoir ça, tu sais.
— Tu te fiches de moi ?
Il ne peut pas comprendre. Personne ne le peut. Je ne supporte pas l'idée de passer pour une privilégiée. J'ai longtemps porté l'image de la fillette friquée à qui on ôte le droit de se plaindre sous prétexte qu'elle a le luxe à portée de main. Depuis quand la richesse définit ce que nous sommes ? Ce n'est même pas la mienne qui plus est.
En provoquant un bruit suraigu, je fais glisser mon index sur les parois de mon verre, avant de boire quelques gorgées de limonade éventée.
— Oscar m'a dit que vos parents allaient bientôt venir vous voir, dit-il en ébouriffant ses cheveux épais.
— La semaine prochaine, oui. On a fini par leur avouer que je n'étais pas en fac de droit et que je vivais à Calfort. Ils veulent des explications. Autant te dire que ça va être ma fête.
— Je comprends pas. Tu as vingt ans passés, pourquoi tu leur devrais des comptes ?
— Parce qu'ils sont trop cons.
La colère me fait parler, je ne pense pas ce que je dis. Du moins, c'est ce que je me répète pour ne pas avoir l'air d'une enfant ingrate. Gabriel semble cerner ma gêne puisqu'il change rapidement de sujet.
— On compte sur toi vendredi soir ? se renseigne-t-il avant de déposer ses pieds sur la table basse.
— Hors de question de retourner au Lovely Club. La dernière fois j'ai dû m'occuper de vous et je m'en suis sortie avec le vomi de Léon sur mes Dr. Martens. J'ai assez donné.
L'odeur tourmente encore mes narines.
— Mais non, rit-il. C'est pour l'anniversaire d'Alba, elle veut qu'on l'arrose ici.
— Elle n'est pas censée être du mois de novembre ?
— C'est l'anniversaire de son célibat, m'explique-t-il en levant les yeux au ciel. Ça fera un mois tout pile. Ne cherche pas à comprendre, moi-même je suis dépassé.
Alba me fascine. Avec elle, tout est prétexte à être célébré. Elle pourrait fêter la date de ses premières menstruations que je ne serais pas étonnée.
— Il y aura qui ?
— Nous cinq, ses amis de l'école d'art, Emma, Jules, et Solange a promis de passer.
— Ah oui ? Emma sera là ? le taquiné-je en montant ma voix dans les aigus.
Surpris que je soulève ce détail, il arque l'un de ses sourcils fournis et me dévisage.
— Efface-moi ce regard.
— Quel regard ? m'offusqué-je faussement.
— Ce regard-là ! Le même que ton frère lorsqu'il minaude pour se foutre de moi.
— OK, ça va comme ça ? demandé-je, la main devant les yeux.
— Beaucoup mieux.
Les paupières fermées contre ma paume, je me redresse sur l'assise du canapé et hausse les épaules. Qu'on se le dise, Gabriel peut être très troublant lorsqu'il s'y met. J'ignore si cela vient de sa voix rauque ou de la puissance de ses yeux noisette. Il a ce petit je-ne-sais-quoi qui me fait sentir minuscule. Non pas que je sois impressionnée, en règle générale, j'évite de laisser à un homme le loisir de m'intimider. Grâce à Alba, je sais d'ailleurs que l'assurance de son frère n'est qu'une façade, une espèce de carapace qu'il ne laisse se fissurer sous aucun prétexte.
— J'ai eu vent des petites histoires. Les gars m'ont raconté que tu fricotais avec la fameuse Emma.
Subitement, il attrape mon poignet pour libérer ma vue.
— Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?
— Rien de particulier. Que tu passais du bon temps avec elle. Léon a d'ailleurs ajouté que tu ne l'emporterais pas au paradis.
— Les enfoirés, râle-t-il.
Dans un bond, il se lève et se dirige vers la commode en rotin qui trône près du meuble de télévision. Il ouvre les tiroirs un à un, puis me lance son précieux paquet de chips. J'aurais pu décliner la proposition, mais mon estomac bruyant me contredirait dans la seconde.
— Quoi ? C'est pas vrai ?
— Si ! Non ! balbutie-t-il. J'en sais rien. J'ai tellement de choses en tête en ce moment, si tu savais. Vraiment, j'ai l'impression d'être le seul qui n'a pas envie d'en faire toute une histoire.
De nouveau, il s'affale sur le canapé, tandis que je relève mes jambes nues pour les camoufler sous mon sweat ample.
— Et elle, elle en pense quoi ?
— On en a pas discuté.
Typique. Je connais trop le fonctionnement masculin pour être surprise.
— Putain, les mecs faut tout vous apprendre, soupiré-je. S'il y a eu quelque chose entre vous, c'est évident qu'elle attend que tu fasses le premier pas pour éclaircir votre relation.
— Pourquoi ce serait à moi de faire la démarche ? L'égalité des sexes c'est quand ça vous arrange, hein.
— Elle le fera pas.
— Qu'est-ce que t'en sais ?
Les bras déposés contre le torse, il attend que je me justifie, le menton soutenu par son poing clos.
— Elle l'aurait fait depuis longtemps, expliqué-je comme si c'était évident. À l'heure qu'il est, elle doit être en train de parler de toi avec ses copines et leur montrer l'intégralité de ton fil Instagram en leur disant : « Il est pas photogénique. Je vous jure qu'il est mieux en vrai. » Ce à quoi elles ont répondu :« Vous allez trop bien ensemble ! Du coup, on le rencontre quand ? » Et là, BIM. Grosse prise de conscience pour Emma : « Est-ce qu'on est en couple ? Qu'est-ce qu'il en pense ? Mon Dieu, j'espère que Romy – cette incroyable nana - va lui ouvrir les yeux. Seigneur, pourvu qu'il m'envoie un message. »
En empoignant sa mâchoire carrée, Gabriel hoche la tête, dubitatif, pendant que je reprends mon souffle.
— Impressionnant, soulève-t-il. Effrayant aussi, mais très impressionnant.
Flattée, je le remercie d'une révérence grotesque.
Alors que je m'apprête à lui réclamer son téléphone pour lui couper l'herbe sous le pied, la poignée de la porte d'entrée s'enclenche. Dans un anglais approximatif, Léon sort du couloir accompagné d'une charmante brune aux courbes vertigineuses.
— Welcome to my house. Et... Merde comment on dit ? Euh, do comme chez you.
Amusé, Gabriel se redresse en déposant son bras sur le dossier du canapé pour mieux apercevoir la pin-up qui vient de faire irruption chez eux. Fier comme un paon, le blondinet nous rejoint, main dans la main avec la jeune femme.
— Irina, this is my coloc Gabriel et Romy, la voisine du dessus.
Ce canon ressemble à Angelina Jolie. Une silhouette harmonieuse, des yeux océan et une bouche pulpeuse à faire disjoncter n'importe quel humain normalement constitué. La répartition de la beauté est injuste.
— J'ai réussi à la faire venir ici à la seule force de mon charisme. J'ai pas eu besoin de jouer les beaux parleurs, elle comprend rien, se réjouit-il, avant de se tourner vers la brune. Hein, tu comprends rien ? Oui... Bah oui...
Ladite Irina se contente de lui répondre dans une langue que je peine à identifier. Du russe, probablement.
— Arrête de lui sourire comme ça, Gab, réclame-t-il, les yeux meurtriers.
— Quoi ? Je suis juste poli.
— Ouais, une fois, pas deux.
En parfait séducteur, Léon passe son bras autour des épaules de Lara Croft.
— Bon, we go in my room ? demande-t-il en direction de sa conquête qui ne tarde pas à hocher la tête.
— Amusez-vous bien ! lancé-je en les observant avancer vers la chambre.
— T'inquiètes même pas pour ça ma grande.
La porte se claque, tandis que Gabriel fixe le vide, l'air décontenancé.
— Faudra qu'il m'explique comment il arrive à conclure avec ses méthodes de séduction douteuses.
Pour être honnête, je me suis fait la même réflexion. Léon est un boutentrain, un vrai rayon de soleil qui a souvent balayé mes humeurs maussades, mais il faut voir la réalité en face : il est fou à lier.
— J'espère que tu as prévu les boules quies, parce que ta nuit risque d'être aussi mouvementée que la leur, me moqué-je en me levant.
— Quoi, tu t'en vas déjà ? Tu vas pas me laisser tenir la chandelle tout seul, si ?
— J'en suis navrée pour toi.
— Il me semble que tu as un épisode de retard sur Tragiques Destinées, pas vrai ?
Je pivote pour lui faire face. Taquin, il fait rouler la télécommande entre ses doigts et me désigne la télévision du regard. Je suis faible face aux sitcoms, il le sait et il en joue. Conscient du fait que je risque de craquer, il tapote la paume de sa main sur le canapé pour m'inviter à le rejoindre.
— Tu attends quoi pour lancer l'épisode ?
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