Chapitre 31

— Hé, Mélanie, debout ! insiste Chantal en me balançant son oreiller dans la tête.

Réflexe, zéro : je me le prends en plein dans le nez. Aïe !

Je n'ai presque pas dormi de la nuit. Entre les mensonges de Pierre et d'Aubry, ajoutés aux images épouvantables des enregistrements, j'ai enchaîné les cauchemars et les longues réflexions à m'en retourner le cerveau. Au petit matin, je ne suis pas mieux avancée, juste épuisée.

La chambre est éclairée. Tout le monde termine de se préparer. Vivien n'est pas là. Hier soir, avant de me coucher, j'ai récupéré la robe de Pauline dans la poubelle de la salle de bains et je l'ai déposée sur son lit. Nous n'avons échangé aucun mot, mais j'ai bien vu que mon cadeau l'a troublé. Pierre est devenu par la force des choses mon père et ma mère, et il m'a abandonnée et trahie. Pauline ne me connaissait pas, elle se méfiait de moi parce qu'elle savait parfaitement que mes relations avec les Veilleurs n'étaient pas claires, pourtant, contrairement à mon menteur de frère, elle m'a protégée jusqu'à son dernier souffle. Je ne vais pas mentir en prétendant que je l'appréciais, mais j'aurais eu l'impression de la trahir une nouvelle fois en empêchant Vivien d'avoir ce souvenir d'elle. Tout le reste a été détruit avec la maison.

— Allez, lève-toi la Belle au Bois Dormant !

— Qui ? je demande en me redressant, la poupée d'Emma serrée contre moi.

Sorën bondit sur mon lit, aussi souple et agile qu'un chat. Son visage est si près du mien que j'ai un mouvement de recul qui le fait rigoler.

— C'est un vieux conte, me susurre-t-il en fixant mes lèvres. Un prince réveille une jolie princesse d'un long sommeil ensorcelé en lui donnant un baiser d'amour.

— Laisse tomber, idiot. Mélanie ne sait même pas ce qu'est un conte de fées ! le bouscule Chantal.

Ni un prince ou une princesse, d'ailleurs.

— Et un baiser ? (Je fronce des sourcils pour lui faire comprendre qu'il n'a pas intérêt à m'approcher. Je n'ai peut-être pas reçu la même éducation qu'eux, mais je ne suis pas pour autant ignare.) Mouais... Vu l'amour que le chef te porte, je doute que vous vous soyez déjà embrassés. Si un jour, tu veux essayer, n'hésite pas, je me propose de partager cette nouvelle expérience avec toi. Tu verras, ce sera merveilleux.

Il accompagne sa tirade d'un clin d'œil qui me laisse perplexe. Puis fâchée.

— Je ne t'épouserai pas.

Chantal rigole si fort qu'elle finit par s'asseoir sur son lit en se tenant le ventre.

— Oh, bordel, tu m'as tuée ! Mélanie, deux personnes peuvent s'embrasser sans être mariées, à partir du moment où elles sont consentantes et pas investies chacune dans une autre relation. Ce sont des règles de respect et... d'affection, si je peux dire. Sorën n'avait aucune intention de te demander en mariage.

Le concerné m'attrape les mains avec un air solennel.

— Mélanie, je t'apprécie beaucoup, mais j'ai besoin de temps pour réfléchir au mariage. Tu vois, ça implique de l'engagement, d'être sûr de mes sentiments et des tiens, toussa toussa. Je peux te proposer qu'on sorte d'abord ensemble entre deux missions, on se boit un verre et peut-être même qu'on regardera des films. Et si Vivien décide de ne pas me trucider, alors on envisagera de passer à l'étape suivante.

Je ne sais pas si je dois rire ou le prendre au sérieux. Sorën ne peut plus cacher son sourire et pouffe, le menton sur sa poitrine.

— Détends-toi, je plaisante ! J'aurais l'impression de profiter de la situation en abusant de mon charme sur toi. Je vais plutôt laisser faire le temps, tu verras, tu ne pourras plus te passer de moi. En attendant... (Il se relève et s'incline devant moi.) Demande-moi tout ce que tu veux, je suis ton humble serviteur.

Au lieu de ça, je me dépêche de me lever et de prendre la tenue que Chantal me tend (elle est identique à celle que je porte). Elle a pris la taille la plus petite disponible. Je m'éclipse dans la salle de bains et je m'habille aussi vite que possible dans l'espoir qu'ils m'attendent encore. Ce qui est le cas, toutefois la bonne humeur a laissé place à une ambiance plus sérieuse. Ils discutent à voix basse et s'arrêtent dès qu'ils m'aperçoivent. Je fais mine de n'avoir rien vu.

Sur le chemin qui mène au réfectoire, je demande à Chantal de me conduire à l'infirmerie. Elle me promet de le faire sitôt que notre emploi du temps nous le permettra. Si ce lieu n'est pas régi par les lois des Quartiers, il n'en reste pas moins que des règles communes sont nécessaires pour maintenir l'ordre et la discipline. Je me demande ce qui se passerait si quelqu'un désobéissait. Je préfère toutefois m'abstenir de poser la question.

Chantal m'apprend que le bunker a été construit il y a très longtemps. Au départ, il ne s'agissait que d'un entrepôt souterrain où les rebelles du régime entreposaient des armes, puis au fur et à mesure du temps, celui-ci a été aménagé en un grand complexe sur plusieurs étages où presque trois cents personnes cohabitent avec des missions très spécifiques. Chantal et Sorën prennent soin de m'expliquer en détail tous les mots dont j'ignore le sens. Le bâtiment est en béton armé. Il est capable de résister à la moindre attaque. Plus je l'écoute me donner des explications et moins je comprends ce qu'elle me dit. La plupart des mots qu'elle utilise me sont inconnus. Je me sens bête et frustrée. Il y a un fossé gigantesque qui nous sépare. Sorën m'observe de temps en temps en souriant. J'ai beau afficher un air sûr de moi, je ne le trompe pas.

Au menu, ici, de la viande (un bon morceau qui nourrirait au moins trois Deuxième Quartier !), avec une louche de légumes verts dont j'ignore le goût. Tom est déjà assis à une table. Personne ne fait attention à moi dans ma nouvelle tenue, chacun mange puis se lève pour partir en mission. Tous ces gens sont tellement différents les uns des autres que j'en ai le tournis.

— Ça doit te surprendre, pas vrai ? s'en amuse Sorën. (Il tend une main sur la table.) Vas-y, touche. Allez, t'inquiètes, je vais pas te mordre.

J'hésite puis la curiosité prend le dessus. J'effleure sa peau. La couleur est incrustée. Je frotte, sans plus de résultat. La couleur noire ne s'en va pas.

— Comment c'est possible ? je demande, abasourdie.

Il éclate de rire et je me sens encore plus bête.

— Je suis né comme ça. Notre couleur de peau est déterminée par la mélanine. C'est un pigment fabriqué par le corps. Elle est plus importante dans les endroits où les rayons du soleil sont les plus agressifs. Elle nous évite ainsi d'affreuses brûlures. Plus la peau en contient et plus elle est foncée. C'est aussi simple que ça. Tu es né en France. Ici, les rayons du soleil ne brûlent pas autant que dans d'autres endroits du monde, donc ton corps n'a pas eu besoin d'en fabriquer autant.

— Et donc, tous ces gens qui ont la peau plus foncée viennent de ces terres que Lucien m'a montrées sur les cartes ?

Chantal et Sorën échangent un regard.

— Pourquoi tu ne lui dis pas la vérité ? s'agace Tom. Elle n'a jamais vu de peau comme la tienne, parce que les gens comme toi ont été traqués et tués par million. Que des peaux blanches. Voilà ce que veut ton cher Dirigeant, crache-t-il en s'adossant à sa chaise.

— Ça suffit, intervient Chantal. Mélanie n'y est pour rien, elle est de notre côté.

— Ce n'est pas parce qu'elle porte notre tenue que ça fait d'elle notre alliée.

— S'en prendre à elle ne changera pas le passé.

Sorën fixe son assiette.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? je lui demande.

— Il y a centre quatre ans, un grand conflit armé a eu lieu entre plusieurs pays. Le monde avait déjà connu deux grandes guerres mondiales, mais la troisième a été d'une ampleur sans précédent. Tout ça parce que les hommes ne savent pas vivre ensemble dans le respect des uns et des autres. Il faut toujours qu'il y en ait qui se sentent meilleurs que leurs voisins. Une guerre de religion a fini par éclater.

— De « religion » ?

— C'est le fait de croire qu'il existe un être supérieur qui dicte ta destinée, m'explique Chantal. Un peu comme ton Dirigeant. Il te dit quoi faire, quand le faire et comment le faire. Ce sont des règles communes à un groupe de personnes, en plus des règles de société. Il en existe des tas encore aujourd'hui à travers le monde.

— Malheureusement, à vouloir imposer par la force sa religion aux autres, cela a mis le feu aux poudres. Tout s'est embrasé et il fut impossible d'éteindre l'incendie. Cinq milliards de personnes ont trouvé la mort.

— C'est... beaucoup, je devine sans pour autant en avoir pleinement conscience.

Tom manque de s'étouffer avec son morceau de viande. Il me décoche un regard qui veut clairement dire que je suis une abrutie de première.

— Oui, m'assure Chantal en lui tendant son verre d'eau. C'est catastrophique. C'est comme si dans le Deuxième Quartier, il ne restait que les habitants de l'immeuble où tu as vécu. (Je reste sans voix.) La religion fut le bouton déclencheur de ce massacre, mais très vite c'est devenu n'importe quoi. La guerre se veut un conflit entre États, mais on oublie vite que la population se trouve en plein milieu du champ de bataille. La propagande de part et d'autre a rendu les gens complètement fous et paranos. La haine a fait tout le reste. Pendant cinq années, les hommes se sont entretués pour survivre. Chaque chef de guerre qui tombait était remplacé par un autre. Rapidement, chaque clan a compris que si les combats ne prenaient pas fin, il n'y aurait bientôt plus un seul être humain sur la surface de la Terre. Ce fut comme un électrochoc. De longues négociations ont été entreprises, elles ont duré une année entière. Finalement un pacte de non-agression a été signé. Ces six années de conflit ont presque épuisé toutes les ressources. Les dégâts matériels étaient terribles.

— Cependant, comme toujours, les pays se sont relevés, poursuit Sorën. Dans les négociations, la France a exigé l'édification de murs à ses frontières. Loin du regard et de l'approbation des autres nations, elle s'est refermée sur elle-même dans un modèle politique très... sélectif. Un ancêtre de ton Dirigeant a pris le pouvoir à l'époque. Dans un esprit de vengeance soutenu par les horreurs de la guerre, il a convaincu que les Autres — tous ceux qui n'étaient pas français de pure souche — étaient des profiteurs, des comploteurs et des traîtres. D'êtres humains, ils se sont transformés en créatures monstrueuses dévoreuses de chairs fraîches.(Il a un ricanement moqueur.) Dans le climat pesant de l'après-guerre, cela n'a pas été très compliqué de convaincre la population qu'il fallait chasser en masse tous ceux qui étaient différents du modèle prôné par le nouveau gouvernement. Le plus triste dans tout ça, c'est que la plupart des gens qui ont participé à la purge n'ont pas pris conscience de la gravité de leurs actes.

— Les membres de la famille de Sorën, qui n'ont pas réussi à fuir, ont été tués dans les murs avec le consentement de toute la population, ajoute Tom, en guettant mes réactions.

Je me revois au pied de la corde, dans la grange, entourée de toutes ces femmes qui exigeaient ma mort. J'aimerais dire quelque chose, mais je ne trouve pas les mots.

— Voilà un siècle que la population parquée dans les Quartiers subit un lavage de cerveau. Elle vit en autarcie (dans un pays qui se suffit à lui-même, m'explique Chantal devant mon froncement de sourcils) et tous les médias propagent l'idée que les murs sont le seul moyen de survivre. Sans compter qu'elle vénère le démon à leur tête comme un dieu. On ne sait pas grand-chose de cet homme aujourd'hui, si ce n'est que personne n'est immortel. Le successeur du fondateur des Quartiers se fait très discret.

Je n'ai plus faim. Sorën m'invite néanmoins à manger pour prendre des forces. Me priver de nourriture ne changera rien au passé ou à ce qui se passe en ce moment même dans les Quartiers. Je reprends ma fourchette et pique dans ce qu'il appelle un chou de Bruxelles. Je croque dedans plus pour lui faire plaisir que par envie.

— Pour être certain que pas un seul être ne songerait à une autre vie, l'éducation est étroitement surveillée et la culture interdite. Tous les livres et les endroits problématiques comme les musées et les bibliothèques, par exemple, ont été incendiés. La place de l'homme et de la femme est claire : les garçons apprennent à lire, à écrire et à compter et on enseigne juste aux femmes comment être une épouse parfaite. Les journées s'enchaînent et se ressemblent, chacun est trop occupé à trouver de quoi se nourrir et se loger pour songer un seul instant à se révolter. Ajoute à cela, un lavage de cerveau répétitif du matin au soir qui leur rappelle à quel point leur Dirigeant est généreux, car leur sort pourrait être encore pire, et ils restent tranquilles. Par conviction ou par peur, c'est la même chose.

— Sauf que des gens se sont rebellés, je rappelle en songeant à Nazaire et Pauline. Comment ont-ils su la vérité ?

— Les descendants des réfugiés ont toujours cherché à sauver leurs familles. Des liaisons ont été faites à l'intérieur des murs. Au départ, les moyens étaient très limités. Le pacte de non-agression impose aux autres pays de ne pas intervenir dans la politique des Quartiers, au risque de déclencher une quatrième guerre. Le père de Nazaire, par exemple, était un informateur. Quand son fils a découvert la vérité, il n'a pas hésité à apporter son aide. Ce sont les dons des familles qui ont développé cet endroit.

— Si je comprends bien... les autres pays savent ce qui se passe ici ?

— Oui. Mais il faut que tu comprennes que les choses ne sont pas simples. Même si le monde se rallie à nous, nous avons peu de chance de gagner.

— Pourquoi ?

— Tu devrais en discuter avec ton ex-mari, me rétorque Tom. Cela pourrait faire une chouette discussion entre vous.

— Nous sommes assis sur une bombe atomique, poursuit Sorën, en l'ignorant. Imagine ça comme une gigantesque explosion qui serait capable de détruire absolument tout en un claquement de doigts. La carte en entier. Cette arme est si effroyable que même durant la troisième guerre mondiale, personne n'a souhaité l'utiliser.

Tandis que je réfléchis à tout ce que je viens d'apprendre, une femme informe mes trois compagnons que Lucien veut les voir dans son bureau.

— Quelle surprise, raille Tom.

Je les regarde se lever, sans savoir quoi faire. 

— Tu n'as qu'à nous attendre dans le dortoir, m'invite Chantal. Je te rejoins là-bas.

Je n'ai pas envie d'être seule. Je profite de l'absence de mes compagnons pour me rendre à l'infirmerie. Une femme m'invite à suivre des pancartes avec un symbole précis.  

Dès que je pénètre la pièce, je me surprends à sourire. Ombeline est réveillée et fixe avec angoisse tout ce qui l'entoure. Je ne pensais pas le dire un jour, mais... je suis heureuse de la revoir. Vivante et aussi perdue que moi. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top