Chapitre 27
Recroquevillée dans mon coin, je ne quitte pas Ombeline des yeux. Je guette chaque crissement de paupières, chaque indice qui me confirmerait qu'elle est toujours vivante et qu'elle se bat. La fille a fait tout ce qu'elle pouvait pour contrôler l'hémorragie, comme si sauver la vie misérable d'une Deuxième Quartier avait une importance capitale pour elle.
— On arrive, informe une voix masculine dans un appareil accroché à sa ceinture.
— Mélanie, je vais devoir te bander les yeux pour des raisons de sécurité.
Je ne veux pas qu'elle m'approche ou qu'elle me touche. Elle m'assure ne pas être un Veilleur, pourtant elle porte leur tenue réglementaire, leurs gants noirs, leurs armes. Ces mêmes armes qui ont massacré tout le monde dans le village. Quand elle essaye de m'aveugler, je lutte et son camarade doit intervenir pour me maîtriser.
— Bordel, c'est une vraie furie ! Génial, ton idée de l'embarquer !
— Mélanie, calme-toi !
— File-lui un sédatif ! Elle en a rien à cirer de ce que tu lui racontes ! Aïe ! Merde, elle m'a griffé ! Pique-la, bon sang !
— Mélanie, calme-toi ! Tu peux me dire comment tu comptes survivre si je te largue au milieu de nulle part ?
La réalité me rattrape. Je me fige et la fille en profite pour m'aveugler. Le dénommé Tom se tient à mes côtés et m'empêchent de faire un pas. Les portes du camion s'ouvrent. Je ne sens pas le vent sur mon visage. Des voix s'élèvent, différentes. J'appelle Ombeline, j'essaye de la réveiller. La fille me demande de rester en retrait. Mon surveillant m'empêche de bouger ou même d'intervenir. Il me répète de rester tranquille, pendant que j'entends des gens monter et descendre du camion. Je tends l'oreille pour comprendre ce qui se passe. Des bruits métalliques, le bruit de roues... Tout se passe très vite. Un frisson glacial me traverse. Ombeline ! Où est-ce qu'ils l'emmènent ? Des bras m'enserrent les côtes alors que je fais un pas vers elle. Et serrent, et serrent encore. Je n'arrive même plus à me débattre et cela me rend folle. Je crie, je m'agite comme une forcenée, jusqu'à ce qu'on me pose de force sur une chaise où mon bandeau m'est enfin retiré. Le temps que je m'habitue à la lumière de la pièce, la porte claque et je me retrouve seule.
Cette pièce-là n'a rien à voir avec celle où Aubry m'a interrogée. Elle est plus grande. Il y a une grande table, des chaises, des meubles. Mais aucune fenêtre. Juste un système de ventilation qui crache de l'air frais et humide. Une caméra est braquée sur moi, dans un angle d'un mur. la lumière rouge m'informe qu'elle enregistre chacun de mes gestes. Je me lève, pas décidée à "rester tranquille". La porte est verrouillée. Je m'acharne sur la poignée. Rien n'y fait. Elle est lourde, rien à voir avec une petite porte en bois. Je me moque pas mal que quelqu'un me regarde fouiller la pièce ou chercher un bouton secret qui ouvrirait un pan de mur. Excédée par mes échecs, j'attrape une chaise et je la balance de toutes mes forces sur la serrure. Puis une autre. Et encore une autre. J'ai chaud, mon coeur palpite. Peu à peu, j'ai l'impression que l'air me manque et que les murs se rapprochent. J'étouffe, je suffoque ! Je lâche ma chaise et je me rue sur la porte. Je tambourine des poings. Je crie, je hurle pour qu'on me fasse sortir d'ici. Quand la porte s'ouvre à nouveau, c'est pour voir deux filles surgissent. Dont Chantal.
Une aiguille s'enfonce dans mon cou et je sombre dans le néant.
***
— Comment va-t-elle ?
— Sur le plan physique, elle n'a qu'une entaille à la main, je lui ai administré un anti-inflammatoire et fait tous les soins nécessaires. Sa blessure sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir. En revanche, elle a subi un choc émotionnel très important, il est trop tôt pour en connaître les répercutions sur le long terme. Une chose est sûre : on peut dire que cette fille est une dure à cuire. Si j'avais vécu les mêmes choses qu'elle, j'aurais pété un câble depuis longtemps.
— Elle pourra quitter le lit quand ?
— Tout dépendra d'elle.
— Elle nous entend ?
— Elle réagit à tous les stimuli, ce qui est une excellente nouvelle, néanmoins, son esprit est en pleine bataille. Il n'y a rien qu'on puisse faire de plus pour le moment. Si tu veux l'interroger, tu devras attendre qu'elle ait décidé de revenir parmi nous.
— Très bien. Si son état s'améliore, préviens-moi immédiatement.
***
Un son régulier. Tic. Tic. Tic. Un plafond. Une lumière douce. Le contact d'un matelas ferme mais agréable. Mes cauchemars s'effacent tandis que mes pensées deviennent moins confuses. Je déglutis avec difficulté. Mes lèvres sont sèches et j'ai terriblement soif. Ombeline est allongée dans le lit d'à côté. Le Tic Tic Tic incessant provient d'une machine à laquelle elle est branchée. Sa peau a perdu la couleur cadavérique qui n'annonçait rien de bon. Des symboles clignotent sur l'écran. Ils me sont tous inconnus, comme l'appareil lui-même et la plupart de ceux qui m'entourent. Je me redresse lentement en luttant contre les vertiges. Mon manteau, ma robe noire et mes bottines ont disparu, à la place, je découvre que je porte une blouse blanche fermée par une cordelette à l'avant et, en-dessous, rien qu'un slip en matière bizarre qui me gratte. Une aiguille est enfoncée dans l'intérieur de mon coude. Je la retire avec une grimace de dégoût. Je hais les aiguilles.
Un nouvel endroit, encore aucune fenêtre, mais toujours ce même système de ventilation. Impossible de savoir si c'est le jour ou la nuit. Des lits sont alignés, tous vides. À en juger les matelas nus, Ombeline et moi sommes les deux seuls occupantes des lieux. Ou pas : un bureau et des placards ont été aménagés au fond de la pièce. Je vole le grand gilet en laine rouge accroché au porte-manteau. Sa couleur vive m'interpelle. Dans le Deuxième Quartier, personne ne porterait une couleur aussi criarde au risque d'attirer tous les regards. Surtout ceux des Veilleurs. Plus on se fond dans la masse et mieux c'est. Un miroir m'apprend que la peau de mon cou a pris une teinte jaunâtre, mon visage a dégonflé et des pansements recouvrent à présent mes blessures. Quelqu'un a pris soin de me soigner et ça ne date pas d'hier. Je tente de rassembler mes souvenirs. Les sons sont toujours les mêmes : des détonations, des cris, la voix d'une fille qui me parle.
Je fouille chaque placard. Des produits m'interpellent. Je n'en ai jamais vus de semblables auparavant. Il y a toute une quantité de flacons de tailles différentes avec des contenus colorés ou translucides comme de l'eau. J'ouvre des boîtes en carton, en métal, je farfouille partout et chaque objet me rend aussi perplexe que le précédent.
Mon ventre grogne. Un reste de déjeuner repose sur un plateau. J'avale le pain et de longues rasades d'eau au robinet. Le contenu des tiroirs et des dossiers ne m'apprennent rien de plus : je suis incapable de lire le moindre papier. Une photo de... C'était quoi son nom déjà ? Chantal, je crois. Une photo d'elle est posée sur le bureau dans un cadre en plastique jaune décoré de trucs qui brillent. Elle se tient derrière une fille, qu'elle tient dans ses bras. Toutes deux rigolent, leurs deux mains liées. Le portrait ne laisse aucun doute sur la nature de leur relation. Cette découverte plus que les autres me stupéfait. Ce portrait est une transgression et une véritable provocation à la Loi de la Grande Moralité. Pire : c'est une haute trahison au régime. De toute façon, déjà, rien que la coiffure de cette fille la condamnerait à mort.
Un petit coffret contient plusieurs objets étranges. Je reconnais l'un d'eux : son amie le porte dans ses cheveux.
Dans. ses. cheveux...
Comme... Le choc est énorme. Je n'arrive pas à y croire. Je suis... dans le Premier Quartier ?
Et si on m'a emmenée ici, alors cela veut que...
PIERRE ! EMMA !
Le couloir est immense et bétonné. Je marche vite, je cours, je vais à droite, à gauche. Je croise, stupéfaite, des femmes habillées comme des hommes, discutant avec des hommes, donnant leurs avis et se chamaillant avec eux, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde. Leurs cheveux sont courts, longs, coiffés ou libres. Certaines portent des accessoires, discrets mais bien présents. Je suis ahurie, choquée : ces gens ont la peau pâle, beige, dorée, de la couleur du bronze, brune ou même très foncée ! J'en ai le tournis. Pierre ! Je tourne à nouveau à droite, puis à gauche. Je ne sais pas où aller, cet endroit semble n'avoir aucune fin. Je marche depuis longtemps, des voix me hèlent. Je refuse de ralentir, je fais la sourde oreille. J'accélère le pas, je cours et je finis par me réfugier dans la première pièce déverrouillée. Là, je me laisse choir sur le sol, le souffle court.
Un mouvement m'alerte. La pièce est plongée dans une semi-obscurité. Je discerne une silhouette, assise par terre contre le mur, juste en face de moi. C'est un garçon. Il ne m'a pas entendu. Il pleure, la tête sur la poitrine. J'ose à peine bouger de peur qu'il me remarque. Ses pleurs se calment puis se taisent. J'envisage de me lever et de sortir discrètement quand la voix de ce gars, Tom, se fait entendre.
— Vivien, Lucien te demande dans son bureau. T'es où ?
Vi... Vivien ?
— Mec... Ca va ?
— Ouais... Je... J'étais en train de revoir des cartes. J'arrive.
— Ok. Je le préviens. Vivien... Je... Je suis désolé. Vraiment. Si tu as besoin de quoi que ce soit, surtout...
— OK. Merci. Mais, ça ira. Dis juste à Lucien que je suis en chemin.
— Entendu.
Je me relève précipitamment dès qu'il fait un mouvement pour faire de même. J'aurais aussi bien pu agiter les bras et crier son nom : il m'aperçoit aussitôt.
— Comment ça, vous l'avez perdue ? Elle était à l'infirmerie ! Fais chier ! Vivien ? Vivien, t'es là ? Écoute, mec, faut que j't'e dise... Chantal a ramené ta femme, y'a huit jours et... il est possible qu'elle se promène en ce moment même dans les couloirs. Donc, juste... T'étonne pas si tu la vois dans le coin, hein. Mais tout va bien, elle est clean.
Le concerné ne me quitte pas des yeux.
— Vivien ? Hé mec, t'es toujours là ?
— J'ai entendu.
Il coupe la communication au moment où quelqu'un cogne à la porte. C'est Chantal. Elle m'informe que des gens m'ont vu pénétrer la pièce. Elle sait que cet endroit doit me sembler bizarre, mais elle me promet que je n'ai rien à craindre. Je m'écarte vivement pendant que Vivien lui fait face.
— Pourquoi personne ne m'a mis au courant ? aboie-t-il en me désignant.
— Je suppose que les présentations sont inutiles.
— Elle n'a rien à faire ici.
L'atmosphère est électrique, pourtant Chantal ne songe pas un instant à baisser la tête ou à se taire. Bien au contraire, elle toise Vivien comme si elle était son égal. Qu'il soit fâché ne la préoccupe pas le moins du monde.
— Je l'ai trouvée au refuge. Elle était blessée, et sa copine plutôt mal en point. Elles fuyaient le village. Si je n'étais pas arrivée à temps, Lionel et Marcel les auraient butées toutes les deux. Qu'est-ce que j'aurais dû faire selon toi ? Les laisser sur place ? Les abandonner sur le bord d'une route ? Tu as vu les retransmissions du gouvernement comme moi, tu as vu ce qui s'est passé dans le village. Je sais que tu te méfies de cette fille, mais c'est Thérèse qui a parlé. C'est elle qui a dénoncé ton oncle et sa femme. Mélanie n'y est pour rien.
Ils s'affrontent.
— J'ai fait le bon choix. Cette fille ne peut pas retourner en surface. Le village a été complètement détruit. Même le tunnel a été découvert. Les Veilleurs l'ont fait exploser.
En surface ? Je suis... sous terre ? Tout à coup, j'étouffe. Je titube et Chantal me rattrape. J'ai besoin d'air ! Elle me pousse la tête entre les jambes et m'ordonne de respirer calmement. Mais je n'y arrive pas. Je ne suis pas dans le Premier Quartier, le Premier Quartier n'a jamais été sous terre !
— Où... où... où est-ce que je suis ? je parviens à articuler au prix d'un effort considérable.
Les deux autres m'ignorent.
— Si on ramène Mélanie à la surface, les Veilleurs s'en prendront à elle. Sa tête est en gros plan sur les enregistrements qui tournent en boucle depuis six jours. Pour toute la population des Quartiers, elle est morte avec tous les autres.
Le choc de la nouvelle me cloue au sol. Pierre... Pierre me croit morte ?
— Si les Veilleurs découvrent qu'elle est vivante, ils essaieront de la faire parler. Dans le meilleur des cas, elle sera transférée dans un camp de torture pour lui faire avouer je ne sais quoi, dans le pire, ils l'exécuteront. Il y a eu assez de mort comme ça, tu ne crois pas ? Et puis, nous avons besoin de mains ici. Si tu as la trouille de Lucien, je peux me charger de lui en toucher deux mots.
Vivien ne veut pas de moi dans ses pattes, c'est évident. Toutefois, les arguments de Chantal semblent le faire réfléchir. Si cette fille dit vrai, il n'y a plus rien ni personne qui m'attend là-bas. Aubry pense s'être débarrassé de moi, et... Mon estomac se tord violemment. Non, mon frère est vivant ! Emma aussi. Oui, ils sont vivants ! Ils sont dans le Premier Quartier, Aubry a tenu sa promesse et mon frère mène la vie qu'il a toujours voulu ! Il ne peut pas en être autrement. Je ferme les yeux, les rouvre. Je suis toute seule à présent, ici.
— Je... je peux aider, j'articule. Je peux faire... des choses. N'importe quoi. J'apprends vite... A l'école, j'étais une bonne élève.
Chantal me sourit de toutes ses dents. J'ose à peine lever les yeux vers Vivien.
— Tu vois, elle est prête à aider. Laissons-lui une chance.
— Tu sais très bien que ce n'est pas le problème, je n'ai pas confiance en elle !
— Tu cherches la petite bête. Pourquoi refuses-tu d'admettre que cette fille n'y est pour rien ? Très bien. Dans ces conditions, elle restera avec moi, sur le terrain.
— Tu te fiches de moi ? Elle n'a aucune expérience. Autant te tirer une balle dans la tête !
— Tu refuses qu'elle traîne ici parce que tu ne veux pas qu'elle entende des choses top secret ou qu'elle soit avec nous en mission, au risque qu'elle devienne un boulet. Quant à moi, je refuse catégoriquement de la jeter dans les bras des Veilleurs. Donc, nous sommes dans une impasse.
Ils s'affrontent à nouveau.
— Nazaire n'aurait pas voulu ça.
Vivien est comme foudroyé.
— Autant en finir de suite. Tu veux qu'elle sache tout. Parfait !
Il glisse une main dans la mienne et m'entraîne à grandes enjambées dans les couloirs.
***
Hello les amis !
Voici la première partie du premier chapitre de la deuxième partie (vous suivez toujours ?🤣). Le chapitre entier fait plus de 5000 mots, et je dois encore retravailler la deuxième partie.
Bonne lecture et à mercredi prochain pour la suite !
Des bisous
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top