Chapitre 23

Le choc est rude. J'ai à peine le temps de réaliser ce qui vient d'arriver que des doigts se referment sur la manche de mon manteau et me tirent vers le sol.

- Alors, qu'est-ce que tu as appris ?

Je suis trop stupéfaite pour répondre. Pierre est accroupi devant moi, déguisé en femme. Il porte des cheveux brun mi-longs, une lourde écharpe, ainsi qu'un bonnet qui laisse juste apercevoir ses yeux inquiets. Il est plus petit que les hommes de son âge, habillé ainsi, n'importe qui pourrait s'y tromper. Même moi, si je n'avais pas reconnu sa voix. La peur étouffe rapidement ma surprise : un homme a pour interdiction de porter des vêtements de femmes, et inversement. Si un individu se fait prendre, il est exécuté au nom de la Grande Moralité. Je ne peux pas m'en empêcher, je jette un coup d'œil autour de moi. Des Veilleurs circulent mais ne s'attardent pas. Des femmes me regardent, mais se détournent vite.

- Baisse la tête et fais comme moi si tu ne veux pas qu'on se fasse repérer, me chuchote-t-il, stressé.

Je prends tout à coup conscience du panier renversé à mes pieds et des aliments dispersés par terre. J'en prends un d'une main tremblante et le remets en place, tandis que la réponse à une question que je me posais s'impose d'elle-même : Pierre m'a menti. Encore. Il devrait être en ce moment même en train de travailler dans son usine. Depuis des mois, peut-être des années, sa blouse de travail, ses horaires, c'était juste pour donner le change. Le froid de l'hiver lui donnait le déguisement parfait pour se mêler aux femmes et récolter les informations dont il avait besoin en journée. C'était une solution pratique pour espionner Pauline ici quand elle devait s'y rendre chaque jour. Ou Nazaire, aux abords du village. Impossible pour lui d'y mettre un pied : les villageois sont trop méfiants à l'égard des étrangers. Encore plus quand ceux-ci n'ont rien à faire là-bas.

Pierre m'interpelle en me secouant. Je ne l'ai pas entendu.

- Dis-moi que tu as trouvé quelque chose !

- Il me faut plus de temps, je marmonne.

- Nous n'en avons pas ! Si... (Il lève la tête vers moi et marque un arrêt.) C'est pas vrai ! Qu'est-ce qui t'es arrivée ? C'est lui ? C'est ce Vivien qui t'a battue ? Si je mets la main sur lui, je te jure que... ! (Ses yeux lancent des éclairs. Il ravale sa colère tant bien que mal pour ramasser une pomme de terre, qu'il écraserait presque entre ses doigts.) Quand nous vivrons là-bas, je te promets que plus jamais tu n'auras à souffrir. Tout ça, ce sera derrière nous, tu verras !

Il ferme les yeux en prenant une profonde respiration. Il est nerveux. Je le vois, même camouflé comme il est. Pourtant, je n'arrive pas à savoir s'il est réellement furieux et inquiet pour moi ou si c'est encore un mensonge.

- Dis-moi juste tout ce que tu sais, tout ce que tu as entendu. Des choses qui te paraissent bizarres. Des colis qui n'ont rien à faire chez eux. Des sorties nocturnes. Le moindre détail pourrait nous sauver !

Je ne sais rien. Rien du tout. Je fouille dans ma mémoire à la recherche du moindre indice. Le trou dans les toilettes était une mauvaise piste. À moins que Nazaire m'ait menti lui aussi. La conversation entre Pauline et sa sœur ne me donne rien de plus. Je ne sais pas ce que cache l'oncle de Vivien ni où il le cache. Je mettrai ma main à couper qu'Aubry, lui, connaît la nature de la marchandise, mais pour une raison étrange il la tait. Des rebelles qui volent de la nourriture ou des armes, cela n'a rien d'extraordinaire, malgré la gravité de l'acte. Le gouvernement les traque sans répit, les débusque et les extermine. Alors, pourquoi cet homme tient tant à passer cette information sous silence ? Je lui fais part de mes questions. Ses yeux se plissent de colère.

- Notre mission consiste à récolter des informations, pas à poser des questions.

- Comment veux-tu que je trouve ce qu'il veut si je ne sais pas quoi chercher ? je fulmine, entre mes lèvres mi-closes, de crainte que quelqu'un ne lise sur mes lèvres. Toi, tu sais ?

- Non. Mais ça ne change rien.

Le temps passe. Ombeline ne devrait pas tarder à revenir. Mon angoisse monte d'un cran. Nous sommes dos au mur, sans aucun moyen de nous défendre ou de se battre. La panique me submerge et j'oublie tout le reste.

- On n'a qu'à s'enfuir !

- Ne dis pas de bêtises.

- Je suis sérieuse !

- Et pour aller où ? Nous ne pourrons nous cacher nulle part. Les Veilleurs nous retrouveront.

- On se débrouillera. On s'est toujours débrouillés !

- Tu as pensé à Emma ? Où crois-tu que je vais trouver le lait dont elle a besoin ? Quant à nos noms et nos visages, ils seront connus et diffusés partout. Aussi bien en ville qu'en campagne. Nous serons des traîtres et des fugitifs. Nous ne pourrons pas faire un pas sans risquer qu'on nous dénonce. Non ! Notre avenir est dans le Premier Quartier. Je n'ai pas fait tout ça pour rien !

Je sens la douleur derrière ses mots et elle m'atteint en plein cœur. Je retrouve le garçon qui souriait pour me faire croire que tout va bien. Qui se privait pour me laisser manger davantage en prétendant ne plus avoir faim. Qui me mentait comme un arracheur de dents pour que je continue de lutter contre la mort, chaque jour, à ses côtés.

- Après tout ce que nous avons vécu, après tous les choix que j'ai dû faire, j'ai le droit d'avoir cette vie, Mélanie. Et toi, aussi. Et Emma, aussi.

Sa main tremble tellement qu'il en lâche la carotte qu'elle tenait. Je ne sais pas si c'est la peur, l'angoisse, la panique ou la colère, mais tous ces sentiments se mélangent en moi et je n'arrive plus à réfléchir. Je veux juste prendre cette main dans la mienne, me lever et courir. Courir le plus loin et le plus vite possible. Oublier tout le reste, jusqu'à notre propre identité. Tenter notre chance et espérer qu'un autre miracle se produise.

- Il a Emma.

Quoi ?

- Q... quoi ?

- On doit lui donner ce qu'il veut. Il le faut ! Tu dois me dire tout ce que tu sais, je t'en prie !

Je suis pétrifiée. Pierre me presse. Il insiste tant et si bien que je n'arrive plus à réfléchir. Je ne pense qu'à ma nièce, terrifiée et affamée, pleurant dans un coin, abandonnée à son sort. J'entends ses cris. Ses appels. Pour cet homme, l'enfant d'un traître doit avoir encore moins de valeur qu'une pierre sur son chemin.

- Mélanie ?

- Je... je... Pauline, la femme de Nazaire... Elle... Elle a une sœur. Thérèse. Je crois qu'elle a été payée pour une mission. Ils parlaient de transfert. Mais je ne sais rien de plus !

Mes maux de ventre reprennent, encore plus douloureux, pendant que je lis le soulagement dans ses yeux. Je pense à la sœur de Pauline, à sa façon de me dévisager. Elle ne m'aime pas. Elle ne veut pas de moi. Pourtant elle m'a aidée. La voix de Pierre chasse cette pensée que j'essaye tant bien de refouler.

- Sa sœur ? Cette femme en fait partie ? Alors, je ne cherchais pas au bon endroit... Tu as entendu autre chose ? Tu as d'autres noms ? Si Thérèse est dans le coup, je suppose que Pauline aussi, non ? Elle t'a bien droguée, pas vrai ? Je devrais dénoncer Vivien également. Après ce qu'il t'a fait, ce salaud le mérite !

- Non ! je m'exclame avant de baisser vite d'un ton. Ce n'est pas lui.

C'est la stricte vérité. Il aurait pu me brutaliser, profiter de la situation, mais il ne m'a pas touchée une seule fois. Il m'a menacée - à juste titre - et même s'il ne me fait aucune confiance, il n'a pas hésité à mentir et à provoquer pour me protéger. Ma blessure à la main n'est pas le fruit d'une vengeance ou d'une volonté de prouver qu'il m'est supérieur. J'aimerais confier à Pierre tout ce qu'il m'est arrivé depuis mon arrivée dans ce village, mais j'aperçois Ombeline qui me fait signe. Elle a dû me chercher partout. Elle presse le pas en découvrant dans quelle situation je me trouve. Je préviens Pierre, qui s'empresse de finir le ramassage.

- Emmène-moi avec toi ! je le supplie quand il se relève.

- C'est impossible. Pas maintenant.

- Je ne veux pas retourner là-bas !

- Si Thérèse parle, nous nous retrouverons bientôt. Je te le promets.

Sur ce, il disparaît si vite que je reste là, bêtement accroupie par terre, l'estomac en vrac, la nausée au bord des lèvres et avec une horrible envie de pleurer.

- Mélanie, tu vas bien ? s'inquiète Ombeline en se mettant à ma hauteur.

Non. Pas du tout.

Je ne veux pas de son inquiétude. Je ne veux pas de ses attentions. Pourtant, j'ai si mal que, cette fois-ci, je ne refuse pas son bras.

Chaque pas est encore plus difficile que la veille. La gentillesse de cette fille m'est insupportable. Je voudrais la repousser, la frapper et lui crier dessus. Elle me trouve pâle, je tremble et mon sentiment d'étouffement s'accroît quand nous revenons au village. Je suis prise de vertige et je m'accroche à Ombeline de tout mon poids. Elle ne cherche plus à me faire la conversation, je ne l'écoute pas. Je ne fais que penser à Emma. Si Aubry lui fait le moindre mal, je... ! Je titube. Ombeline me rattrape et me soutient en me harcelant de questions sur mon état. Je ne desserre pas les lèvres. Comprenant que je ne suis pas décidée à me confier, elle se contente de faire en sorte que je reste debout et que j'arrive à destination. C'est trop demandé. Arrivée sur la grande place, six femmes nous stoppent pour nous pousser de force vers une maison flanquée entre deux autres, dont les volets sont fermés. J'ai juste le temps d'entendre la voix de Pauline crier mon nom, dans mon dos, que la porte se referme derrière moi.

💜🧡💛💚💙

Bonjour, tout le monde ! 😄

Comme prévu, il y aura deux chapitres publiés aujourd'hui ! Le premier, ce matin, le deuxième, dans la journée. Vous avez été nombreux à voter sur Instagram et je vous remercie de votre participation ! 😘

Le chapitre 25 va subir un remaniement intégral (donc une réécriture). C'est le résultat d'un texte reposé : on réfléchit, on corrige, et on n'hésite moins à supprimer des scènes pour les réécrire autrement. La trame reste toujours la même, puisque j'ai mon fil conducteur, mais j'aimerais l'écrire de façon différente. Cela va me demander pas mal de boulot.

Sinon, je bosse sur un second texte en parallèle. 😊 Plus jeunesse, moins "sombre". J'espère pouvoir vous en parler très vite. Si tout va bien, je devrais avoir fini en octobre pour celui-ci.

PS : Qui veut gagner un marque-page Héritage ? Un concours, ça vous dit ? Rendez-vous sur mon Instagram. Il y aura trois gagnants. Il sera en ligne dans la journée ou demain, le temps que je fasse le post.

Je vous fais de gros bisous et vous dit à tout à l'heure ! 😘

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