Chapitre 20

Vivien soulève la couverture, sors un pull de la commode et le jette sur le lit à mon attention. C'est à cet instant que je remarque enfin que je porte une robe dans laquelle je me noie. Pauline m'a ramenée, soignée et prêté sa deuxième robe. Cette pensée s'envole sitôt que Vivien me force à me mettre debout. Mes jambes tremblent, toutefois elles tiennent bon. Mes pas, en revanche, ne sont pas assurés. Il me rattrape avant que je ne m'écroule par terre.

— Comme si j'avais pas assez de problèmes à gérer, peste-t-il entre ses dents. Fais chier.

Il me colle à lui. Son contact m'horripile, mais j'ai besoin d'un appui. Marcher me demande beaucoup trop d'efforts de concentration. Au bout de cinq pas, mes pieds s'emmêlent et je manque de nous faire tomber tous les deux. Il lâche un juron, avant de me serrer plus fort encore contre lui. Il ne supporte pas plus que moi notre contact rapproché. Si je le pouvais, je le repousserais de toutes mes forces en lui criant que lui et tous les villageois peuvent bien crever après tout ce qu'ils m'ont fait ! Mais, d'une, les forces – justement – me manquent et, de deux, je ne cracherai pas sur un allié. Même temporaire. Je parie qu'il aurait mille fois préféré que je ne m'en sorte pas, le problème Mélanie aurait été réglé une bonne fois pour toute.

Dehors, la grande place est éclairée par des torches, l'éclairage public est coupé. Nous nous avançons dans la nuit sans un mot, un pas après l'autre. La colère et la frustration explosent en moi quand j'aperçois les silhouettes dissimulées derrière leurs rideaux, visibles par l'éclairage des habitations. Toutes ces femmes qui m'ont laissée pour morte m'observent. Elles ne peuvent pas assister aux débats, mais elles guettent comme elles peuvent la moindre information. Les plus téméraires vont jusqu'à s'aventurer sur le seuil de leur maison, tout en s'assurant que leur progéniture est à l'abri de mes mauvais sorts. Eh oui, regardez-moi, je suis toujours vivante, sales vipères !

Les hommes sont rassemblés au pied du grand chêne. Ils veulent tous la même chose : régler leurs comptes avec moi. Ils m'accusent d'avoir fait venir les Veilleurs et le malheur sur leur village. Sans compter les dégâts occasionnés. Les confrontations s'enchaînent. Je ne vois pas Nazaire, mais j'entends sa voix. Il essaye de calmer tout le monde, de les raisonner. Il est l'objet d'attaques lui aussi, mais il ne se laisse pas démonter et rétorque avec autant d'autorité que s'il était le chef de tout ce groupe. Il fait tout pour me protéger et rappeler à tous que ce qui doit être jugée ce ne sont pas mes actes, mais ceux de celle qui m'a pendue.

Je suis essoufflée, j'ai besoin d'une pause.

— Ils veulent ta peau, marmonne Vivien, comme si j'étais trop stupide pour comprendre la gravité de la situation. Boucle-la, c'est compris ?

Ses yeux me transpercent. Je n'arrive pas à savoir si c'est parce qu'il me croit capable de déroger à toutes les règles ou si c'est parce qu'il est persuadé que je suis bête comme mes pieds. Dans tous les cas, il n'a aucune confiance en moi. Il attend une réponse. J'acquiesce en retenant difficilement tout ce que j'ai sur le cœur.

Notre arrivée ne passe pas inaperçue malgré la semi-obscurité. Les doigts de Vivien se crispent sur ma taille pour me rappeler de garder ma place. Marie est là, elle aussi, les poignets liés, les yeux rivés au sol, mais le dos et la tête bien droits, dans une attitude de défi. Elle ne regrette rien, c'est évident. En d'autres occasions, j'aurais probablement salué (silencieusement) son courage, mais là, maintenant, je veux juste qu'elle pende au bout de la corde qui est attachée à la plus grosse branche. Je veux qu'elle souffre !

Un homme âgé au moins de la cinquantaine s'acharne à défendre Marie. Son mari, me confie Vivien, alors que nous restons à une distance de sécurité du groupe. La plupart des gens le soutiennent et exigent que je réponde de mes actes, les autres sont partagés entre "Marie n'avait pas le droit de me pendre" et le "cette fille mérite la mort". Pour eux, je suis une étrangère et une profiteuse. Je suis venue ici pour leur voler leur nourriture et leur attirer des problèmes. On me traite de tous les noms. Il suffirait d'un rien pour que tout dégénère. Nazaire exige, une nouvelle fois, le retour au calme afin de discuter, mais personne ne l'écoute. Si ces hommes oublient que leurs femmes m'ont pendue, de mon côté, il est difficile d'oublier que je ne fais malheureusement pas le poids face à eux tous. Ni Nazaire ni Vivien, d'ailleurs. Les villageois sont beaucoup trop nombreux. Je bouille de l'intérieur. Ils veulent que je paye. L'époux de Marie (Daniel, d'après ce que j'ai compris) me pointe du doigt et jure que sa femme a agi pour le bien-être de la communauté. J'entends que je suis une citadine, que les gens comme moi viennent les contaminer avec des maladies, que j'ai retourné le cerveau de ma nouvelle famille et que je pense faire pareil avec tous les autres. Ça devient n'importe quoi ! Ces gens ne savent plus quoi inventer pour se débarrasser de moi. Chacun des arguments sont plus ridicules les uns que les autres. Je pensais avoir tout entendu quand il lance avec force :

— Ta femme ne devrait pas être vivante ! C'est... ! C'est... une mort-vivante ! (Bientôt, tout le monde relaye cette annonce qui explique forcément pourquoi je respire et que je bouge encore. Les termes sont suffisamment éloquents pour me faire comprendre qu'il me prenne pour un monstre.) Il faut la tuer ! Elle est venue pour tous nous détruire !

— Mais quelle bande de cons ! marmonne Vivien, dans sa barbe.

Soudain tout se passe très vite. Des hommes se ruent vers nous. Vivien me pousse brutalement sur le côté pour s'interposer. Dans sa main, le canif qu'il brandit devant lui arrête net nos agresseurs désarmés. Ils sont neuf, bien décidés à en découdre, mais pas à combattre à armes inégales.

— Toucher encore à un seul cheveu de ma femme et c'est la dernière chose que vous toucherez de votre putain de vie ! Maintenant... RECULEZ !

— Ta femme est morte ! rugit Daniel. Cette chose... ce n'est... ce n'est pas ta femme !

Vivien m'attrape une main et je pousse un cri de surprise mêlé de douleur quand la lame de son canif me lacère la paume. Il la lève en l'air, pendant que je retiens les larmes qui menacent de couler. 

— Depuis quand un mort saigne ? Réfléchissez au lieu de dire des conneries ! Mélanie est vivante, comme nous tous ! Ta femme l'a pendue, mais il faut croire que notre bon Dirigeant ne voulait pas qu'elle meurt.

Un silence de mort s'abat sur la grande place. Longtemps. Puis des murmures inquiets sont échangés, tandis que Daniel fusille des yeux ses alliés tout à coup hésitants.

— Qu'est-ce que tu racontes ? s'énerve-t-il, partagé malgré tout entre la colère et la crainte que ce nom évoque.

Je me pose la même question. À quoi il joue ? Vivien ne répond pas de suite. Dans la semi-obscurité, je m'autorise à le regarder en douce. Il est de profil et je ne vois rien de ses blessures au visage. Je ne vois que la partie intacte. Même dans la lueur orangée des torches, son petit sourire ne me dit rien qui vaille. Il ne plaisante pas.

— Je suis d'accord avec toi, Daniel. En fait, on est tous d'accord là-dessus : ta femme a tué la mienne. Mais ! Mélanie respire, elle marche, elle saigne. On peut dire que c'est un vrai miracle, pas vrai ? (Je devine l'ironie dans sa voix, à peine perceptible.) Et qui fait mieux les miracles que notre cher Dirigeant ? À votre place, les amis, j'éviterais d'aller contre sa volonté, quelque chose me dit que vous pourriez tous amèrement le regretter. Pensez à vos femmes, vos filles. Est-ce que vous êtes prêts à provoquer notre Dirigeant au risque de les laisser veuves ou orphelines ?

S'il voulait terrifier les villageois, c'est réussi. Un profond malaise s'installe dans les rangs tandis que les cris se taisent et que leur plan de finir ce que Marie a commencé est peu à peu étouffé dans l'œuf.

Notre Dirigeant... Nous connaissons son visage, mais personne ne l'a jamais vu ou entr'aperçu, autrement que sur les affiches et les statues à son effigie. On raconte juste qu'il vit dans une énorme maison - un palais. Ses ministres retranscrivent sa parole et appliquent ses décisions. Quand j'étais petite, j'avais demandé à Pierre pourquoi il n'avait pas un prénom comme nous autres. Parce qu'il est au-dessus de tout, m'avait-il répondu avec autant de crainte que de respect dans la voix. Il a ramené l'ordre dans un monde en proie au chaos. 

Les histoires les plus folles circulent sur son compte. Comme son immortalité. Son visage a traversé les siècles sans prendre une ride. Les Veilleurs sont ses soldats et les Garants de la Grande Moralité. Nous avons été chassés du Premier Quartier parce que nos ancêtres ont commis des fautes. Nous sommes les descendants de délinquants, de criminels. Avec le temps, la mémoire collective à enterrer ce passé honteux pour se contenter de survivre. Chaque génération est l'héritière de celle qui la précède. Un fils a le même métier que son père. Une fois prisonnier du Second Quartier, impossible d'accéder au Premier. Nous pouvons juste craindre de ne pas finir rejeter dans le Troisième. Le lieu de tous les déchets.

— Tu insinues que... cette fille... est... immortelle ?  C'est ridicule !

Carrément, oui ! Rien que ma blessure qui continue de saigner - et qui me tire les larmes aux yeux - prouve que je pourrais facilement me vider de mon sang avec une autre plus profonde. Pourtant, je sens le poids de tous les regards sur moi. Vivien a frappé là où ça fait mal : tout le monde dans le Deuxième Quartier redoute notre Dirigeant. Nous évitons même de prononcer son titre à voix haute, de crainte d'attirer son attention sur nous. Ses soldats nous créé déjà suffisamment de problèmes.

— Les Veilleurs l'ont brutalisée ! contre-attaque Daniel. Si elle était vraiment sa protégée, ils ne l'auraient pas touchée !

— Elle n'est pas au-dessus des lois. Elle a commis une faute et elle l'a payée.

Il me saisit le menton et me relève brusquement la tête. Les expressions sont ahuries. Le doute s'est installé. La peur aussi.

— Ma femme est vivante ! À votre place, je supplierai notre Dirigeant de me pardonner avant que sa colère ne vous terrasse tous. (Le malaise est si palpable qu'il en est contagieux. Je frissonne malgré moi. Les doigts de Vivien enserrent douloureusement mon épaule pour m'intimer de ne rien faire qui pourrait capoter son plan de défense.) Et pendant que j'y pense... Si, à l'avenir, j'entends que ma femme s'est plainte, auprès de moi, de l'un d'entre vous, je vous jure que j'écrirai personnellement à notre Dirigeant pour le dénoncer.

Dirigeant. Dirigeant. Dirigeant... Vivien aurait aussi bien pu sceller toutes les lèvres avec du ruban adhésif. On pourrait entendre une mouche voler. Nazaire nous a rejoints. Je fais mon possible pour rester discrète, mais impossible pour moi de garder les yeux rivés au sol, depuis que Vivien m'a relâché. Je ne veux rien rater de ce qui se passe. Nazaire est contrarié par la menace proférée par son neveu, ce qui est loin d'être mon cas. Pour une fois que ce grincheux me sert à quelque chose.

— Nous sommes donc tous d'accord. Ma chérie ? (Il me lance un gros coup de coude dans le bras, qui me fait sursauter et prendre conscience que c'est bien à moi qu'il s'adresse.) Il semble que ton cas soit résolu, il reste celui de Marie.

Il m'attrape un poignet et nous nous avançons (enfin, il me tire) vers la prisonnière.

Marie a perdu toute son assurance. Je pourrai entendre les battements affolés de son cœur. C'est moins marrant quand ta vie dépend d'une autre, hein ? Surtout quand cette autre est la gamine que tu as tuée de sang-froid !

Elle devine mes pensées.

Elle sait ce que je veux.

Elle recule, terrifiée.

💙💚💛🧡💜

Bonjour, tout le monde ! 😄

Nous avons atteint les 10 000 vues pour Héritage et c'est grâce à vous !! Merci infiniment !! ❤❤

A mercredi prochain pour la suite des aventures de Mélanie ! 💋

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