Chapitre 15
La douleur me fait grimacer et me réveille à chaque fois que je suis sur le point de sombrer.
Quand les portes du camion s'ouvrent, je n'ai pas la force de me redresser. Mon manteau trempé pèse trop lourd sur mes épaules et j'ai tellement froid que je veux juste rester en boule, et surtout qu'on me fiche la paix. Mais les deux Veilleurs me soulèvent pour me traîner sur la grande place du village, loin des cinq autres véhicules. Dès qu'ils me lâchent, mes jambes vacillent et je m'écroule brutalement sur le sol boueux. Aussitôt, une botte m'écrase la tête. Des cailloux s'enfoncent dans ma joue gonflée et je serre les dents pour ne pas laisser échapper une plainte. La sirène du camion hurle dans mes oreilles, alors que des Veilleurs rassemblent les habitants à une trentaine de pas. Des femmes en grande majorité, et des vieillards, qui n'ont plus la force d'œuvrer dans les champs. Ils sont alignés en demi-cercle devant nous, têtes baissées.
Le couteau est brandi, bien haut même si personne ne le voit. Les menaces fusent – contre moi, contre ceux qui composent mon foyer : Nazaire, Pauline. Vivien. Puis le village entier. Il est réduit à l'impuissance tandis que l'ordre de retourner chaque pierre du village claque comme un coup de fouet. Les Veilleurs s'en donnent à cœur joie. Des vitres sont cassées, des objets sont brisés et jetés sur la grande place. Les dégâts sont monstrueux. La culpabilité me serre le cœur. J'ai beau la refouler de toutes mes forces, elle m'empoisonne. Le goût du vomi envahit à nouveau ma bouche. Je déglutis avec dégoût. La douleur ne m'aide pas à oublier le plan de l'ordure qui est derrière tout ça.
Ce n'est pas ma faute. Je ne veux pas ça. Je n'ai jamais souhaité ça !
Puis soudain, tout s'arrête. Les Veilleurs quittent le village après un dernier avertissement : la prochaine fois qu'ils découvriront l'un d'entre nous en possession ne serait-ce que d'un canif, ils brûleront tout.
— Mélanie, réveille-toi !
Mes paupières sont trop lourdes. Je veux dormir et tout oublier. Pauline me secoue. J'aimerais lui crier de ne pas m'approcher, de me laisser croupir ici et de fuir loin, le plus loin possible de moi avant qu'il ne soit trop tard, mais je n'y arrive pas. Mon cerveau n'est plus en état de marche. La seule chose que j'arrive à faire, c'est pleurer. Pleurer ma bêtise. Pleurer la mort de Melissa, de mes voisins que j'ai toujours évités comme la peste, des gens que j'ai vus mourir sous mes yeux. Et cette femme qui essuyait le sang sur le bitume alors que Pierre était tranquillement assis dans la cuisine à écouter la radio... Un long gémissement filtre entre mes lèvres.
Je m'efforce de ne pas écouter les disputes qui explosent autour de moi. Pour eux, je suis un problème depuis mon arrivée. Je ne leur ai pourtant rien fait. Je ne savais pas. On parle de moi comme si je n'existais pas. Pauline ne veut rien entendre. J'ai du mal à croire qu'elle puisse prendre mon parti car moi-même je sais qu'ils ont raison. Sa voix est calme mais autoritaire quand elle demande à chacun de nettoyer les débris et de réparer au plus vite les fenêtres avant que la soirée et la température nous surprennent. Seule cette triste réalité les repousse et les tiennent à l'écart.
— Qu'est-ce que tu as fait ? marmonne Pauline, penchée au-dessus de moi, une fois que nous sommes seules.
Elle me palpe pour vérifier l'étendue de mes blessures. J'ai mal. Je ne veux pas qu'on me touche.
Je me plains quand elle me soulève.
Je ne sais plus comment, je me retrouve dans la maison, sur une chaise devant la cheminée. Je ne me souviens pas que Pauline m'ait retiré mon manteau et ma robe. Ni même qu'elle ait nettoyé ou soigné mes plaies. Un pansement recouvre ma joue. Une odeur familière me monte au nez : c'est la même odeur épicée que la crème qu'utilisait Perronne quand je me cognais. Mon nez ne saigne plus non plus. Je suis emmitouflée dans une couverture jusqu'au menton. De l'air chaud glisse sur mon crâne, ma nuque, mon visage, tandis qu'un bruit assourdissant résonne dans mes oreilles. Peu à peu, mon corps se réchauffe et la chaleur des flammes sèche mes larmes.
Définitivement.
— Avale ça.
Pauline me met entre les mains une tasse d'eau chaude où flottent quelques feuilles de menthe séchées. Je la renifle doucement. L'odeur est agréable et familière. J'ai encore mal au crâne, à l'endroit où Aubry m'a tiré si fort les cheveux qu'il m'en a arrachés. Tout ça, avant d'ordonner qu'on me batte. Assez pour attirer la sympathie et la compassion, mais pas assez pour m'empêcher d'aller à la recherche des informations dont il a tant besoin. Rien que de penser à cet homme, mes doigts se crispent autour de la tasse et une colère froide m'envahit. Je suis pieds et poings liés. Quoi que je décide de faire, des gens mourront. Je ne suis pas idiote, Aubry ne se contentera pas d'exiler Pauline et sa famille dans le Troisième Quartier. Mais si je ne lui donne pas ce qu'il veut nous le paierons, mon frère, moi et Emma. Perronne aussi, d'une manière ou d'une autre. Qui épouserait la veuve d'un traître ?
— Mélanie, qu'est-ce qui s'est passé ?
Je frissonne malgré moi en songeant à mon calvaire et à tout ce que j'ai appris. Pauline me caresse les cheveux, comme je le ferais pour calmer les pleurs d'Emma. Je suis nue sous l'épaisse couverture. Elle a vu mes bleus. Aubry doit sourire de satisfaction en ce moment même.
— Le couteau... Il n'était pas à moi, je parviens à articuler.
Elle hoche la tête.
— Je te crois. Tu es plus intelligente que ça.
Un frisson désagréable me remonte l'échine, qu'elle semble mettre sur le compte du froid hivernal et du simple fait que je sois peu couverte. Elle rajoute une bûche dans la cheminée. Je lui en veux pour cette attention, je préférerais qu'elle me batte, elle aussi, pour m'arracher les vers du nez.
Je fixe les flammes, puis le contenu de ma tasse.
— Les autres ne me croiront pas, je m'inquiète.
Ma peur est bien réelle. Les dégâts sont importants, les villageois exigeront des explications ou voudront se venger de moi. Déjà qu'ils ne me portent pas dans leur cœur, je crains leurs réactions si je me retrouve seule face à eux.
— Je leur parlerai.
J'ouvre la bouche, la referme, puis rassemblant tout mon courage, je me lance :
— Les Veilleurs veulent que je vous surveille. Toi et ta famille.
Elle accuse la nouvelle sans montrer la moindre surprise.
— Je me doutais bien que cette histoire d'union avait un but précis.
— Je n'étais pas au courant de leur plan. Je ne savais pas.
— Et ton frère ?
— Mon frère ? je répète, surprise. Il n'a rien à voir avec tout ça ! Mon frère n'est pas un traître ! Jamais, il ne travaillerait pour eux !
J'excelle dans le mensonge : ma voix tremble de colère. Je baisse vite les yeux, coupable d'avoir haussé le ton.
— Je n'ai jamais cherché à insulter ton frère, Mélanie. Je suis désolée. (Elle est si calme que les poils de mes bras se hérissent.) Raconte-moi tout ce qui s'est passé.
Je lui parle de la découverte du couteau, de mon enlèvement, de la cuve, de la menace de mort qui plane sur ma famille de sang et des coups. Je suis précise mais concise. En revanche, je tais ma rencontre avec Adam Aubry, comme l'implication de mon frère. Toutes les révélations de Pierre tournent en boucle dans ma tête. Mes joues se rosissent de honte. Des larmes me montent aux yeux.
— Va te reposer. Tu as eu suffisamment d'émotions fortes, je ne voudrais pas que Vivien retrouve son épouse avec cette tête-là.
Elle me sourit. D'un sourire que je n'arrive pas à interpréter.
— Je ne veux pas vous créer des problèmes.
— Chut. N'oublie pas de boire ta tasse avant de te rendre dans ta chambre, la pièce est plus fraîche.
Elle ne bouge pas d'un cil. Je lève la boisson à hauteur de mes lèvres et j'ouvre la bouche. Elle me tapote un genou pour me féliciter d'être une gentille fille obéissante, mais sitôt qu'elle s'éloigne, je crache le liquide dans ma tasse et je vide son contenu dans la cheminée. Si Pierre a vu juste, Pauline me drogue depuis mon arrivée pour gérer ses magouilles. Si c'est le cas, je le saurai rapidement.
Plus tard, la porte de ma chambre s'entrouvre. Je fais semblant de m'être assoupie. Dès qu'elle se referme, je patiente encore un peu avant de me lever. Je file dans l'armoire chercher ma seconde robe et je l'enfile aussi vite que possible en ignorant mes ecchymoses. J'enfile mes chaussures et je me glisse vers la fenêtre.
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