Chapitre 12
Quand j'aperçois le village, je suis gelée jusqu'à la racine des cheveux. Si je sens à peine mes mains, j'ai perdu quasiment toute sensation au niveau des orteils. J'ai peur d'enlever mes bottines pour constater les dégâts.
J'ai marché longtemps. Assez pour user mes semelles et voir le soleil du matin décliner à l'horizon. Assez pour souhaiter à Pauline une mort lente et douloureuse. Assez pour avoir eu envie de dévorer tout le contenu de mon caddie.
Mon ventre hurle. J'ai tellement faim que je regrette de ne pas savoir chasser pour attraper ce maudit lapin qui bondit au bord de la route. L'animal m'observe de temps en temps en remuant ses grandes oreilles. Je suis prête à le dévorer cru si ça peut calmer mon ventre. Il n'est pas très épais, mais je ne vais pas faire la fine bouche. Si ça se trouve, il a senti le contenu mon cadi et il me suit dans l'espoir que je lui donne un petit bout de légumes.
On fait vraiment pitié tous les deux.
Il n'y a personne à l'horizon.
L'animal tend le cou vers moi comme s'il venait de comprendre mes intentions.
- Tu as l'air affamé... Une carotte, ça te dit ?
* * *
Pauline m'attend au milieu de la cuisine, les bras croisés sur sa poitrine.
- Où étais-tu passée ? Tu as conscience que j'aurais pu faire enregistrer ta disparition auprès des Veilleurs ? Tu veux finir dans le Troisième Quartier ?
Je ravale les reproches qui me brûlent les lèvres. Nous connaissons toutes les deux la vérité, je ne gagnerai pas contre elle en la provoquant. Au mieux, elle niera toute responsabilité, au pire, je lui donnerai de quoi me mettre dehors. À la place, j'ouvre le cadi et je dépose le lapin mort sur la table. Ça a le don de lui clouer le bec. Elle s'en empare, le renifle et le retourne dans tous les sens. J'essaye d'oublier mon nez qui coule et mes mains qui me brûlent à cause de la chaleur de la cheminée.
- Il est frais... Où est-ce que tu l'as eu ?(Elle jette un coup d'œil rapide par la fenêtre puis elle me colle ma proie sous le nez.) Tu veux que je te rappelle le sort qu'on réserve aux braconniers ? Tu sais ce que tu risques si jamais cela se sait ?
Elle devrait plutôt dire : si je te dénonce.
- Les Veilleurs leur coupent les mains avant de les exécuter, j'énonce calmement.
Elle me fixe longuement. Mes cheveux sont trempés. Mon manteau aussi. Elle devine que l'animal m'a donné du fil à retordre. Je sors un à un les aliments en contrôlant mes gestes. Je joue gros. L'une des carottes est légèrement grignotée. Mais face à une si belle prise, c'est une perte ridicule. Pauline ne dit rien. Un pli contrarié barre son front. Elle n'est pas dupe de mon manège : je viens de la rendre volontairement complice de mon crime. Si sa famille est soupçonnée de détourner de la nourriture, ce simple lapin pourrait leur causer de très gros problèmes. Vas-y, dénonce-moi et tu tomberas avec moi. Comme ton mari et ton neveu. Je m'en assurerai, tu peux me croire !
J'ai l'impression qu'il se passe un temps interminable avant qu'elle ne se décide.
Elle m'arrache la carotte des mains.
- Il suffira de la couper à cet endroit, hors de question de gâcher de la nourriture.
J'ai un hochement de tête entendu.
- Tu le prépareras pour ce soir, mais ne recommence pas. En attendant, va te mettre au lit avant de tomber malade. Je m'occupe du repas de ce soir.
Je surprends plusieurs fois son regard sur moi, tandis que je retire mon manteau et mon écharpe et que je les étends sur une chaise devant la cheminée. Elle me tend une boisson chaude avec des feuilles séchées dedans. Je renifle avec suspicion. L'odeur est désagréable, mais la boisson a le mérite de me réchauffer le corps. Les longues heures de marche m'ont épuisée. Je m'écroule sur le matelas et je ferme les yeux.
Une main me secoue brutalement. J'émerge avec difficulté.
- Allez debout ! Vivien rentre bientôt, prépares-toi.
Hein ? J'entrouvre un œil. Je me suis encore endormie comme une masse. Le son des cloches au loin me fait me redresser d'un bond. Il fait déjà nuit et le son s'éternise. Il est très tard.
Je me lève et file dans la salle de bains. Je passe un coup de brosse dans mes cheveux, me pince les joues et je tente un sourire avant de vite déchanter. Je suis affreuse. Il faudra pourtant bien donner le change.
J'attends le retour de Nazaire et de Monsieur Grincheux. Je tends les bras pour attraper le manteau qu'il me balance à la figure et le repas se déroule en silence.
Puis, tout le monde va se coucher.
EN SI-LEN-CE.
On pourrait entendre une mouche voler.
On pourrait presque m'entendre grincer des dents.
Je me couche la première et je fixe le plafond.
Sitôt dans le lit, Vivien me tourne le dos et m'ignore.
Je mets quand même une éternité à m'endormir. Ainsi que le lendemain et le surlendemain.
Je me lève, je suis une épouse parfaite, une ménagère parfaite. Une esclave parfaite. Je me couche le soir dans un lit à côté d'un garçon qui ne me regarde même pas. Pauline m'encourage à me reposer. Je la soupçonne surtout de ne pas vouloir m'avoir dans ses pattes. Je ne m'en plaindrai pas, dormir me fait oublier mes journées monotones.
Pierre a raison. Quelques jours de ce régime et j'ai plus d'énergie, mon teint est moins cadavérique et je me remplume doucement mais sûrement.
Pierre. Mon frère me manque terriblement. Toute la nourriture que j'avale ici ne parvient pas à combler le vide qui s'est installé dans mon cœur. J'ai l'impression de mourir à petit feu.
Pauline n'a plus jamais recommencé le coup de la monnaie. Je n'ai pas sa confiance, mais au moins elle ne me cherche plus. Notre relation est basée sur le "tu ne me dénonces pas et je ne te dénonce pas". Concernant les trafics, je n'ai rien trouvé. J'ai fait ma curieuse, fouillé discrètement aux quatre coins de la maison, je n'ai déniché aucune cachette secrète. Elles se trouvent peut-être ailleurs. Dans les maisons voisines ou les granges... C'est pas impossible que tout le village soit dans le coup. Il est isolé... Non. Pauline ne parle à personne. Et puis, les Veilleurs ont tout retourné hier après que les hommes soient partis dans les champs.
Au marché, Perronne me remarque, mais elle détourne aussitôt la tête pour feindre de s'intéresser à la conversation d'une de ses amies. Inutile qu'elle stresse, je n'ai pas l'intention d'aller lui parler. Je compte bien faire mes courses et rentrer directement pour aller me morfondre le nez dans mon oreiller.
Je passe d'étals en étals pour récupérer les aliments, tout en essayant d'énumérer les points positifs de ma vie, qui se résume à manger davantage et dormir dans un lit confortable.
La cloche sonne au loin. Je me dépêche avant de rater l'autobus. Je remonte le marché aussi vite que possible, en longeant les hautes barrières ornées du portrait de notre Dirigeant. Je m'incline devant la première. Des Veilleurs me voient passer, mais je baisse vite la tête pour ne pas avoir à supporter leurs regards derrière les masques qui leur couvrent leurs visages.
J'accélère le pas. Deux me suivent. Tout à coup, un troisième surgit d'une ruelle et me projette contre l'une des barrières. Un canon écrase ma tempe. Je tremble tellement que je lève à peine mes mains quand il me l'ordonne. Les leurs me fouillent, ainsi que mon cadi, qui est rapidement vidé.
- Il est bien là, annonce le Veilleur.
Il brandit sous mon nez le couteau qui repose au milieu des légumes.
- Alors comme ça, tu te promènes avec une arme sur toi ? Qu'est-ce que tu espérais faire ?
La gifle est violente. Elle me sonne. Une autre me fait tituber. Je m'écroule par terre.
- Embarquez-la.
Mes poignets sont menottés. Je ne comprends rien à ce qui se passe. Un visage s'impose tout de suite : celui de Pauline. Elle a dû le glisser dans mon cadi pendant que j'avais le dos tourné. La garce ! Autour de moi, des femmes font comme si de rien n'était. Je suis traînée de force et jetée à l'arrière d'un camion. Quand il s'arrête à nouveau, je n'ai pas le temps de voir quoi que ce soit. Un Veilleur se jette sur moi et me pose sauvagement un bandeau sur les yeux. J'ai envie de crier, mais je sens un canon pressé contre ma tête. Je suis paralysée. Puis deux paires de bras me soulèvent par les aisselles pour me mettre debout.
- Reste sage et on n'aura pas à te briser les jambes, compris ?
On n'attend pas ma réponse. J'effleure à peine les marches quand ils me soulèvent pour descendre du véhicule. Quand enfin mes pieds retrouvent le sol, celui-ci est lisse, dur. Je suis littéralement terrifiée. Je ravale mes larmes et ma nausée. Je tends l'oreille au moindre bruit. Les talons claquent contre - quoi ? - du carrelage ? Une clef tourne dans une serrure. Une porte s'ouvre. Les Veilleurs me poussent en avant. Le canon d'un fusil dans mon dos me convainc de ne pas rebrousser chemin. Des mains m'appuient sur les épaules pour me forcer à m'agenouiller. Mes poignets sont toujours menottés. Enfin, quelqu'un m'arrache le foulard.
La lumière est éblouissante. Je ferme les yeux, les rouvre, les ferme à nouveau. Je finis par distinguer une cuve juste devant moi. Remplie d'eau. Un homme en costume est assis sur une chaise derrière elle. Il tient dans ses mains un dossier qu'il consulte tranquillement. À droite, à gauche, ce ne sont que des murs recouverts d'un carrelage d'une couleur immaculée. Une odeur désagréable me pique les narines. Du désinfectant.
La pièce est minuscule, simplement éclairée par cinq rangées de néons. Il n'y a qu'une seule porte, et elle est gardée par deux Veilleurs. Deux autres sont postés derrière moi, je devine qu'il s'agit de ceux qui m'ont transportée jusqu'ici. Ils attendent les ordres. Je fixe la cuve, épouvantée.
- Bonjour, Mélanie.
La voix de l'homme en costume est mielleuse. Son sourire, complètement faux. Je reporte mon regard sur la cuve en tremblant. L'autre a un petit rire amusé.
- Allons, tu n'as aucune raison d'avoir peur de moi. On se connaît tous les deux, après tout.
Il se lève et me soulève le menton. Ses doigts sont comme des serres. Je serre les dents pour ne pas me plaindre.
- Tu es le portrait craché de Suzanne. Mais les yeux de ta mère étaient un brin plus clairs que les tiens. La question que je me pose est : seras-tu meilleure qu'elle ?
Des bras m'empoignent et me soulève au-dessus de la cuve. L'instant suivant, une main me plonge la tête dans l'eau glacée.
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