Chapitre 4

Les semaines suivantes s'écoulèrent dans une relative monotonie. Après l'épisode au Metal, Harlock s'était retrouvé piégé dans une spirale sans fin de cours, de devoirs à rendre et d'heures de colle, et malgré ses fanfaronnades il devait avouer qu'il avait un peu de mal à tenir le rythme. Ses nuits trop courtes l'avaient plusieurs fois conduit à piquer du nez en classe (et à écoper en conséquence d'heures de colle et de devoirs supplémentaires, ce qui n'avait pas amélioré la qualité de son sommeil), et il avait dû se résoudre à oublier la notion même d'« activité extrascolaire ».

L'un dans l'autre ce n'était pas plus mal, à vrai dire : les murs de l'École Militaire tenaient Shark à l'écart. Harlock sentait d'instinct que le contrebandier ne lâcherait pas le morceau et qu'il reviendrait à la charge un jour ou l'autre, mais pour l'instant l'adolescent profitait de l'illusoire sentiment de sécurité que procurait le campus, et de la moindre minute de temps libre pour tenter de se mettre à niveau dans chacune des foutues matières enseignées ici.

— Eh, le gremlins !

Une résolution qui se voyait en général sabotée par Ray s'il se trouvait dans les parages. Ou par Emeraldas, dans le cas présent.

Harlock grogna. L'épisode au Metal n'avait semblait-il pas découragé Emeraldas de le fréquenter. Enfin, pour être exact, la belle rousse ne le fréquentait pas : elle fréquentait Ray. Et comme Ray n'avait pas abandonné son jeu favori (à savoir, le défier sur tout et n'importe quoi), Emeraldas s'était naturellement jointe au mouvement. Avec beaucoup trop d'enthousiasme pour qu'Harlock apprécie, d'ailleurs. Il avait perpétuellement l'impression d'être jaugé, avec cette fille.

Et le terme « jaugé » était encore trop gentil : en réalité, entre les regards condescendants et les remarques assassines sur ses compétences, l'adolescent avait surtout perpétuellement l'impression qu'Emeraldas le méprisait.

— Tu es occupé, cet après-midi ? poursuivit la rousse, un demi-sourire aux lèvres.

Oui. Il avait un exercice de physique à préparer et il n'avait pas la moindre intention de se faire ridiculiser au tableau comme la dernière fois (le prof ne l'avait pas explicitement cité lorsqu'il avait parlé d'une « restitution devant la classe », mais ses sous-entendus avaient été assez clairs). Il avait des courbes de navigation à calculer (une tâche facile, mais ces derniers temps il était submergé de courbes de navigation jusqu'à la nausée). Il avait un stratège mort à étudier (et probablement une « restitution devant la classe » également, il n'avait pas aimé le sourire que le prof lui avait adressé). Et il n'avait absolument rien compris au théorème de « Planck, Von Strauss et T'ylack » qui avait été présenté ce matin en mathématiques.

Il s'était naïvement dit qu'il profiterait de cet après-midi libre pour travailler. Et il savait avant même d'avoir commencé que sa résolution ne tiendrait pas : si l'après-midi était libre, c'était à cause de la course. Il pouvait essayer de se persuader du contraire autant qu'il voulait, il y assisterait comme tous les autres cadets. Emeraldas n'avait même pas besoin de venir le narguer.

L'adolescent se renfrogna. Encore une nuit blanche en perspective, pff...

— Tu es au courant que le numéro neuf ne pourra pas s'aligner au départ ? continua Emeraldas.

Non. Et alors ?

Harlock tiqua lorsqu'Emeraldas lui fit un clin d'œil entendu. Bon sang, elle ne pensait tout de même pas...

— Le pilote est à l'infirmerie depuis ce matin, précisa la jeune fille. Mais apparemment il a, hem, « oublié » de se désister de la course.

Si. Et elle avait l'air sérieuse, en plus.

— En conséquence, conclut-elle, il y aura un appareil sans pilote sur la ligne de départ. La place est à prendre, tu es intéressé ?

Et comment. Les jets monoplaces de l'École Militaire étaient de petits bijoux de vitesse et de maniabilité. S'il endurait les cours, les devoirs et les punitions sans se rebeller (ou presque), c'était parce qu'il escomptait réussir à les piloter.

Il hésita. Il serait stupide de laisser passer une occasion offerte ainsi sur un plateau, mais d'un autre côté...

— Ma période de probation n'est pas terminée, répondit-il.

Et même si c'était le cas, il doutait qu'un coup pareil se règle avec des jours d'arrêt. Emeraldas croisa les bras.

— C'est bizarre, jusqu'ici tu m'avais semblé plus téméraire que ça, persifla-t-elle.

Harlock secoua la tête. Elle ne l'aurait pas. Même s'il lui en coûtait de refuser. Pense au futur...

— 'veux pas m'faire exclure, marmonna-t-il.
— Mouais...

Emeraldas se tapota pensivement les lèvres de l'index.

— Je te couvre, déclara-t-elle soudain.
— Quoi ?
— Je te couvre. Je t'écris une attestation signée et authentifiée avec mon empreinte ID, comme quoi j'ai tout arrangé pour que tu participes.

Elle sourit.

— Tu n'auras qu'à montrer ça à Zeda à la fin de la course, termina-t-elle. Au pire, il te reprochera d'être trop naïf, mais il ne pourra pas t'exclure de l'École.

Ouais. Harlock n'aurait pas été aussi optimiste. Pense au futur, se répéta-t-il. Pense à ta licence.

— Alors ? insista Emeraldas. Tu te décides ?

Et merde.

Il haussa les épaules. Tant pis. Une telle occasion... C'était tellement rare, fallait pas la rater. L'adolescent se souvint d'un contre-la-montre qu'il avait couru il y avait longtemps, et du Phényx qu'Hardner lui avait appris à piloter. Emeraldas se doutait-elle qu'il avait déjà un minimum d'expérience ?

— Tu as envie de te mesurer à moi sur le circuit, c'est ça ? lança-t-il.
— J'ai envie de te faire ravaler tes fanfaronnades, corrigea-t-elle. Tu es très fort pour faire sentir aux gens que tu t'estimes meilleur qu'eux. J'admets que tu es tenace, le gremlins, mais faut que t'admettes que tu as quand même des limites.

La jeune fille repoussa en arrière une mèche de cheveux d'un geste faussement frivole. Son regard était froid comme l'acier.

— Ray n'a pas réussi à rabattre ton caquet, trancha-t-elle. Alors je tente ma chance.

                                                  —————

Aux abords du paddock, Ray était juché en équilibre instable sur une rambarde, les mains en visière au-dessus des yeux pour mieux scruter la foule. Harlock agita les bras dans sa direction.

— On est là ! appela-t-il.
— Arrête d'attirer l'attention sur toi, le tança Emeraldas. Tu veux monter dans ce jet, ou pas ?

Vexé, Harlock jeta un coup d'œil à la ronde. Les écuries grouillaient d'activité. Autour de leurs machines rutilantes, les pilotes vérifiaient avec minutie chaque boulon, tandis que des mécaniciens effectuaient fiévreusement les derniers réglages. Sa présence ne semblait pas éveiller le moindre intérêt.

Emeraldas l'entraîna jusqu'à un box dont la porte était flanquée d'un grand « 9 » de peinture blanche, le planta à l'entrée pendant qu'elle pénétrait à l'intérieur, et en ressortit après une poignée de secondes avec un casque jaune décoré de flammes écarlates.

— Tiens. Mets ça.
— Beuh. Y'a pas le même en noir ? protesta Harlock. Ça fait looser adepte de tuning !

Emeraldas leva les yeux au ciel.

— Ton appareil est là-bas, répliqua-t-elle avec un geste vague du bras en direction de la piste. Ne fais pas ton one-man-show, mets ce foutu casque, monte dans ton foutu jet, et tu devrais passer à peu près inaperçu.

Ray les rejoignit à cet instant. Le cadet llumien portait son propre casque sous le bras. Harlock nota avec une pointe d'envie que ledit casque, d'un bleu sombre uni avec un simple liseré blanc, était bien plus classe que celui qu'Emeraldas venait de lui refiler. Il se garda toutefois d'insister sur le sujet. Il allait piloter, après tout.

— Paré au départ ? demanda Ray à Emeraldas.

Puis l'Illumidas posa les yeux sur le casque jaune d'Harlock.

— Dis donc, toi... Attends, tu ne comptes pas participer, si ?

Pure rhétorique, à vrai dire. Ray contempla la file de jets alignés sur la grille de départ avec une expression songeuse.

— Les présélections sur simulateur sont draconiennes.
— Quelles présélections ? demanda Harlock innocemment.
Tree'tchn ! Tu sais combien de brillants aspirants pilotes tu viens de shunter, letha szelak ?
— Je n'ai rien demandé.

Que signifiait « letha szelak », déjà ? Était-ce mieux ou pire que « gremlins » ?

— Ray, c'est moi qui ai arrangé le coup, intervint Emeraldas. Toi et moi, on est d'accord pour dire que ce gobelin est trop prétentieux. On va voir s'il a autant de morgue après s'être frotté à la réalité du terrain !

Il avait battu aussi bien Emeraldas que Ray sur simulateur, songea Harlock tout en ajoutant « gobelin » à la longue liste des qualificatifs qui lui avaient déjà été attribués. Une défaite qui les avait davantage vexés qu'il le pensait, apparemment.

Ray ouvrit la bouche pour répondre, mais fut interrompu dans son élan par les klaxons des haut-parleurs.

— Départ dans cinq minutes ! Évacuez la piste ! criaient les commissaires de course.

Harlock regarda la grille de départ. Son appareil était mal positionné (son pilote légitime n'avait réalisé que le quinzième temps). Ray était en septième place. Emeraldas, à la troisième. Il partait avec un handicap de taille, sans avoir eu l'occasion d'étudier le parcours de la course... et, en dehors d'un nombre ridicule de séances sur simulateur, sans avoir jamais posé les mains sur les commandes du jet qu'il s'apprêtait à piloter.

La course s'annonçait rude.

— Bon. J'y vais, déclara-t-il en enfilant son casque.

La plupart des pilotes étaient déjà installés dans leur cockpit. Emeraldas s'éloignait sans un regard, mais Ray lui adressa un sourire éclatant.

— Bonne chance, szelak, lui lança l'Illumidas. Rendez-vous sur la ligne d'arrivée !

                                                  —————

— Attention, à tous les pilotes. Départ dans deux minutes. Autorisation de mise en route.

Harlock déroula avec soin les dernières lignes de la check list de son appareil. Préchauffage. Vérification des commandes. Bon fonctionnement des aérofreins. Verrouillage du cockpit.

Démarrage.

L'adolescent sentit un frisson d'excitation lui descendre le long de la colonne vertébrale lorsque le puissant moteur du jet se mit à ronronner. Le cockpit ne vibrait que légèrement, mais on devinait la machine prête à bondir.

À l'aplomb de la ligne de jets, les feux de départ basculèrent à l'orange. Plus que quelques secondes...

Vert. Dans un vrombissement, les machines s'élancèrent en avant. Surpris par la réaction de son jet, Harlock fit une embardée involontaire. Il grimaça. Emeraldas avait raison : quel que soit le degré de sophistication du simulateur, la réalité était différente.

Deux appareils profitèrent de son hésitation pour se faufiler devant lui. Harlock jura entre ses dents tout en crispant ses doigts sur les commandes et tandis qu'un flot de données diverses défilait sans discontinuer sur l'écran tactique : état de la piste, vitesse, déplacements relatifs des autres appareils... Sans oublier les alarmes vocales de proximité, qui se succédaient de façon ininterrompue et se fondaient finalement en un brouhaha inintelligible.

— Putain, qui a paramétré l'ordinateur de bord ? Je n'ai pas besoin de ça ! pesta-t-il tout seul.

L'adolescent tâtonna un peu avant de trouver le panneau de contrôle des alarmes, ce qui lui coûta une autre place. ... Tiens, non : deux places. Un coup d'œil par-dessus son épaule lui révéla qu'il n'était plus suivi que par un seul appareil... qui fumait abondamment.

L'engin en difficulté se rangea sur le bas-côté quelques secondes plus tard, ce qui permettait donc à Harlock de formuler une conclusion très simple : il était dernier.

Au moins ne risquait-il plus de descendre encore dans le classement, songea-t-il avec un sourire amer. Il était en revanche forcé de remarquer que la distance avec le concurrent précédent augmentait inexorablement.

— Putain ! répéta-t-il. Saloperie d'engin de merde !

... engin qui s'avérait une véritable patinette, et qui n'aimait apparemment pas tellement qu'on l'insulte et qu'on s'énerve sur ses commandes.

Le jet arracha les plots de bord de piste lorsqu'Harlock tenta de couper un virage au plus court, et son action sur les commandes pour corriger la trajectoire ne fit qu'empirer les choses : l'appareil traversa la piste et percuta la glissière de sécurité du bord opposé avec assez d'enthousiasme pour court-circuiter le champ répulsif qui le maintenait en l'air.

Un bruit de tôle froissée envahit l'habitacle, bientôt suivi d'une odeur de câbles électriques brûlés.

Oups.

Le monoplace s'écarta finalement des glissières. Un voyant lumineux sur le tableau de bord signala à Harlock que l'alimentation du champ anti-gravitationnel avait basculé en mode secours. Le jet avait encore perdu du terrain, mais l'adolescent se sentait désormais plus à l'aise. Il était assez fier de lui (après tout, il n'avait que quelques minutes d'expérience sur ce type de machine et il avait réussi à ne pas provoquer d'accident), mais s'il voulait terminer cette course et non pas se crasher dans le décor, il lui fallait impérativement prendre son appareil en main. Il se força à oublier les autres participants et à se focaliser uniquement sur son pilotage.

En tout cas, une chose était sûre : c'était beaucoup plus physique que de naviguer en plein espace depuis la passerelle du Phényx. Plus difficile, aussi.

Ça lui plaisait.

Harlock boucla un énième tour (le sixième ? Le septième ?). Les embardées incontrôlées devenaient plus rares tandis qu'il parvenait à mieux dompter la puissance du moteur. Peu à peu, il reprit confiance : tout espoir de prouver sa valeur en tant que pilote n'était peut-être pas perdu.

« 9 », annonçaient les panneaux lumineux lorsqu'il passa à nouveau devant les stands.

Neuf tours. Il lui restait encore du temps.

Il accéléra.

                                                  —————

— Amiral. On m'informe à l'instant d'une irrégularité.

Face aux stands, les tribunes officielles étaient bondées. Nombre de hauts gradés profitaient des courses pour évaluer le potentiel de leurs futurs subordonnés, et il se racontait même que les pilotes les plus doués voyaient s'offrir des carrières en or et des promotions rapides, au mépris de toutes les conventions d'avancement en vigueur dans l'armée.

L'amiral Zeda laissait courir ces légendes estudiantines, propres à motiver les élèves. Pour avoir lui-même contribué à de « petits coups de pouce du destin » envers de jeunes cadets aux qualités avérées, il savait par ailleurs qu'il ne s'agissait pas toujours de légendes.

— Le numéro neuf n'est pas parti avec le bon pilote, répondit-il sans se retourner. Je suis au courant.

Dans son dos, l'Illumidas entendit son interlocuteur étouffer un hoquet d'indignation. Il eut un demi-sourire.

— Le petit imbécile qui est monté dedans pilote ce type d'appareil pour la première fois, ajouta-t-il. Entre nous, je suis curieux de voir comment il va s'en tirer.

                                                  —————

Il avait fallu quatre tours à Harlock pour rattraper son retard. Il essayait à présent de pousser à la faute son prédécesseur, le nez de son jet presque à toucher l'arrière de l'autre appareil, mais le pilote devant lui ne se laissait pas impressionner par un poursuivant qui le serrait d'un peu trop près. L'adolescent remit nerveusement son casque en place. Une taille trop grande, l'objet avait vaguement tendance à lui tomber devant les yeux.

Harlock jura. Au diable tout cet attirail ! Le garçon profita d'une ligne droite pour enlever le casque et le jeter derrière le fauteuil, puis il fit jouer les muscles de ses épaules et de sa nuque. Les efforts qu'il déployait pour rester dans la course nécessitaient toute sa concentration : il était littéralement cramponné aux commandes.

L'adolescent se força à respirer profondément. Il transpirait à grosses gouttes. Derrière chaque microseconde d'inattention se profilait le spectre d'une sortie de piste... Et l'autre qui ne voulait pas le laisser passer !

Hélas, il devait se rendre à l'évidence : les autres participants étaient des pilotes expérimentés. Impossible d'attendre une erreur de leur part, c'était à lui de prendre l'initiative.

Attaquer, donc. Plus facile à dire qu'à faire.

Harlock rassembla ses souvenirs. Mel ne lui avait-il pas déjà donné quelques conseils à ce sujet ?
...
Ah, si.

« Fais corps avec ton appareil. Il faut sentir ses réactions, les anticiper et les utiliser pour optimiser ton pilotage. »

Sentir ses réactions ? Putain de merde ! Je sens bien que si je ne fais pas attention aux commandes, cette foutue machine va réagir en m'envoyant dans le décor, oui !

                                                  —————

« Il reste moins de dix tours et à moins d'une avarie technique ou d'une erreur de pilotage grossière, l'issue de la course est désormais quasiment jouée. En tête avec une confortable avance, le numéro quatre, piloté par Nekar, le favori. Le duel pour s'arroger la deuxième place semble s'être conclu au profit du numéro sept, mais nous ne sommes pas à l'abri d'une dernière contre-offensive des numéros douze et quinze. Rien de nouveau dans le peloton si ce n'est la remontée du numéro neuf, toujours en dernière place, mais qui semble avoir retrouvé le mode d'emploi de son appareil... »

Zeda joignit ses mains sous son menton tandis qu'il changeait de position sur son siège. Le commentateur pouvait ironiser sur le piètre pilotage du concurrent numéro neuf, le protégé de Mel Hardner s'en sortait malgré tout mieux que l'amiral llumien ne l'avait imaginé. Il avait dû recevoir quelques leçons d'Hardner, évidemment, mais les jets de l'École étaient tout sauf faciles à prendre en main. Et pourtant, le jeune humain (qui, il fallait bien l'avouer, pilotait sa machine n'importe comment) n'était pas encore sorti de piste. Mieux, il avait même réussi à rattraper son prédécesseur.

C'était fascinant.

— Amiral, cet imposteur ridiculise la réputation d'excellence de nos pilotes. Permettez-moi d'insister, mais vous devez annuler la course !

Le responsable de course (qui était aussi le commandant directeur des cours pour la partie « pilotage ») n'avait pas renoncé à faire interrompre la compétition. Malheureusement et conformément au règlement, une fois le départ donné, seul l'amiral avait autorité pour l'ordonner.

Zeda n'en avait pas la moindre intention.

— Non, trancha-t-il. Je déciderai des sanctions à l'issue de la course. En attendant commandant, profitez donc du spectacle...

Lorsque l'amiral llumien avait vu Harlock pour la première fois, il l'avait d'emblée classé dans la catégorie « rebelle, à dresser ». Hardner lui avait quant à lui vendu son protégé comme « ingérable, mais avec un potentiel hallucinant ». Zeda avait mis l'emphase sur le compte de l'affection que le militaire portait à l'adolescent.

A fortiori, Mel n'avait visiblement pas tant exagéré que cela.

                                                  —————

« 17 », indiquaient les panneaux.

Euh... Vingt-quatre moins dix-sept... Reste sept tours. Soit je continue comme ça et je termine dernier, soit je tente quelque chose maintenant et les risques que je me crashe vont s'élever exponentiellement.
...
Okay, je me lance.

Autant finir avec panache.

                                                  —————

Les jets monoplaces que l'École Militaire utilisait pour l'entraînement de ses pilotes étaient issus du modèle « Phantom », un chasseur extra-atmosphérique destiné à la défense planétaire rapprochée. Pour les courses, ils avaient été équipés d'un générateur de champ et de compensateurs inertiels modifiés, afin de les empêcher de décoller à plus de deux mètres du sol. Les participants s'affrontaient ainsi sur un circuit fermé, le plus souvent en deux dimensions. Seuls de rares pilotes chevronnés réussissaient parfois quelques acrobaties aériennes avec leur appareil. Et encore, l'information relevait le plus souvent de la rumeur infondée.

Ce type de course était réputé plus dangereux qu'une course en circuit libre (qu'elle se déroule en atmosphère ou dans l'espace). Du fait du potentiel des jets, leur vitesse maximale était peu compatible avec l'étroitesse de la piste. Les accidents y étaient fréquents, quelquefois mortels, mais toujours spectaculaires pour la plus grande joie du public massé sur les gradins.

                                                  —————

« Plus que cinq tours ! Nekar vole vers la victoire avec près de deux secondes d'avance sur ses poursuivants ! Les pilotes lancent leur dernière offensive et le peloton, qui était resté compact jusqu'à présent, s'effiloche sur presque un demi-tour de circuit... »

                                                  —————

La manette de régulation de puissance du réacteur avait été bridée à l'aide d'une petite cale soudée sur le manche. Elle était toutefois davantage présente à titre d'information que pour bloquer quoi que ce soit. Le point de soudure sauterait au premier choc.

Il lui fallait juste une longue ligne droite. Celle qui passait devant les stands ferait parfaitement l'affaire.

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« Les derniers participants terminent leur dix-neuvième tour ! Nous entrons véritablement dans la phase finale de la course et chaque pilote va tenter d'obtenir le maximum de son appareil pour vous offrir, cher public, des images inoubliables... »

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Allez. Montre voir ce que tu as dans le ventre...

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« Ah. Il me semble qu'un duel s'amorce en queue de peloton. Le... Nom de dieu... »

                                                  —————

Le réacteur déploya sa pleine puissance. Poussé par l'accélération, le Phantom se cabra tandis que la majorité des voyants du tableau de bord viraient au rouge. Harlock ne leur accorda même pas un regard. Il fixa avec effroi les autres jets, devant lui, qui semblaient soudain immobiles, la piste et le virage serré qui se profilait.

« Ahhh ! Où sont les freins ? » pensa-t-il.

L'adolescent slaloma sans réfléchir entre trois ou quatre concurrents rendus flous par la vitesse et aborda la courbe en rentrant instinctivement la tête dans les épaules.

Son rayon de giration était plus grand que celui du virage. Et ses ailerons directionnels étaient déjà en butée.

Harlock écrasa la commande de palonnier et stoppa le compensateur du bord intérieur au virage. Puis il ferma les yeux quand le générateur de champ céda sous la pression de la force centrifuge.

Le jet fit un tonneau.

                                                  —————

Ingérable.

Zeda se redressa lorsqu'un bruit assourdissant se répandit depuis le circuit à travers les rangées de sièges des tribunes.

— Oh le con ! jura le directeur des cours. Il a passé outre la butée de puissance !

L'amiral observa bouche bée l'appareil numéro neuf doubler les stands, passer en trombe devant la tribune officielle, et remonter implacablement les engins le précédant dans la ligne droite.

Ingérable, mais avec un potentiel hallucinant.

C'était ce que Mel lui avait vendu.

— Il faut qu'il ralentisse ! cria quelqu'un plus bas dans la tribune. Il ne passera jamais le virage à cette allure !

Un potentiel hallucinant. Il ne l'avait pas cru.

Il aurait dû.

Deux secondes interminables. Le Phantom fit un tonneau.

Et passa.

Après un tour complet, l'appareil se redressa et continua sa progression inouïe. Le commentateur de la course lâcha un chapelet de jurons, relayé par tous les haut-parleurs, mais à vrai dire personne ne s'en soucia.

                                                  —————

Tout le cockpit vibrait. Tout le jet vibrait, en fait. Harlock avait renoncé à acquitter toutes les alarmes et baignait dans une ambiance d'apocalypse, en même temps qu'il tentait (en vain) de faire abstraction des craquements que le fuselage laissait échapper par-dessus les décibels des sonneries.

En un rien de temps, l'adolescent venait d'avaler deux tours. Peut-être trois. Il déglutit. Allez, ça va le faire. L'appareil tiendrait bien encore jusqu'à l'arrivée.

... sauf si bien sûr il finissait par rater un virage. Ou s'il percutait un concurrent.

                                                  —————

Deux tours.

Ray s'accrochait à une quatrième place gagnée de longue lutte. Son principal adversaire, contre lequel il s'était battu pendant toute la course, ne le remonterait a priori plus. Le troisième était trop loin pour qu'il espère le rattraper avant l'arrivée.

Pris dans son pilotage, le cadet llumien avait totalement oublié Harlock et ses fanfaronnades... jusqu'à ce qu'il jette un coup d'œil sur la caméra arrière du tableau de bord.

Tree'tchn ! siffla-t-il entre ses dents. Quel est le dingue qui...

Oh.

Il sourit.

— T'es un grand malade, szelak, marmonna-t-il.

Le Phantom d'Harlock soulevait dans son sillage des panaches de fumée et une pluie de petits graviers : son aile droite labourait littéralement la piste, et le réacteur semblait bloqué sur une accélération continue... Et n'était-ce pas un début d'incendie, là, en entrée de tuyère ?

L'Illumidas s'écarta généreusement. À cette vitesse, inutile de tenter le diable. Harlock avait l'air de ne rien maîtriser à sa trajectoire, et Ray ignorait s'il était en mesure d'éviter une collision.

Le jet le dépassa dans un vrombissement infernal. Vu de derrière, il se révélait encore plus mal en point : il lui manquait un stabilisateur sur l'aile droite (ainsi qu'un morceau d'aile, apparemment), et la fumée qui s'échappait du réacteur avait une couleur... mmh... menaçante. Pourtant, Harlock parvenait encore à négocier ses virages sans presque racler les protections latérales de piste, et alors que son appareil était, de toute évidence, sur le point de rendre l'âme.

N'importe quel pilote sain d'esprit se serait déjà extrait de ce véhicule, songea Ray. Ces petites machines explosaient vite. Mais visiblement, Harlock n'était guère perturbé par le fait de se trouver dans un jet prêt à exploser. Peut-être était-il inconscient, ou bien n'était-il tout simplement pas conscient du danger.

Le cadet llumien grimaça. Quelqu'un avait-il parlé à ce foutu szelak des limitations de température et des accélérations temporisées propres à ce modèle ?

                                                  —————

Un tour.

Emeraldas déployait tout son savoir-faire pour conserver la seconde place. Le troisième était toujours en embuscade derrière elle, elle le savait, et il profiterait jusqu'à la fin de la moindre ouverture.

La jeune fille serra les dents lorsqu'un choc secoua son appareil, et écarquilla les yeux malgré elle lorsqu'elle s'aperçut que son adversaire avait changé. « Ah, tu veux jouer, le gremlins ? », lâcha-t-elle avec un sourire de prédateur. À ce qu'il semblait, Harlock n'avait pas peur de venir au contact. Mais s'il pensait la faire céder, il se trompait.

Elle accéléra.

Ce ne fut pas suffisant.

                                                  —————

Un tour ? Harlock était passé trop vite sous les panneaux des stands pour en être certain. Et il ne s'était pas préoccupé de connaître la signification des feux (en revanche, il avait bien remarqué que leur couleur se modifiait au fur et à mesure de la course. Il faudrait qu'il se penche sur la question pour la prochaine fois).

Quoi qu'il en soit, l'adolescent était presque sûr d'avoir reconnu l'appareil d'Emeraldas : c'était le seul qui ne s'était pas écarté à son passage. À vrai dire, cela ne l'étonnait qu'à moitié. L'adolescent ignorait si la rousse avait finalement pris la tête de la course ou non, mais peu importait : son objectif, c'était de battre Ray et Emeraldas. Les autres concurrents ne comptaient pas, et puis avec un peu de chance, il pourrait encore en doubler quelques-uns rien qu'avec l'inertie. ... Mais bref, maintenant qu'il avait montré ce qu'il valait sur « la réalité du terrain », 'fallait freiner. D'autant que les bips cadencés des alarmes avaient été remplacés par une sonnerie stridente continue extrêmement désagréable. Sans parler de cette odeur de brûlé. Et de la fumée qui se répandait peu à peu dans le cockpit.

Soulagé malgré tout (il allait ralentir, chouette), Harlock tira la manette de puissance pour réduire le régime moteur.

Puis il frappa de l'index contre l'indicateur, resté bloqué en butée haute. « Survitesse », indiquait le voyant d'alarme.

Mmm.

Okay.

Si ce tas de ferraille le prend comme ça...

L'adolescent inversa la poussée. Intégralement.

Derrière, quelque chose fit « clonc », puis des arcs électriques parcoururent le tableau de bord, le forçant à lâcher les commandes.

Il y eut un crissement horrible.

                                                  —————

La bouche tordue en un rictus amer de dépit, Emeraldas abandonna l'idée de suivre l'allure d'Harlock aussitôt après l'avoir formulée. Ce petit morveux était beaucoup trop rapide. Avec son élan, il se paya même le luxe de rattraper Nekar et de le doubler sans paraître déployer trop d'efforts. Au contraire, il semblait d'ailleurs plutôt vouloir freiner.

Le réacteur de son Phantom rougeoya. Un symptôme typique d'un moteur en survitesse, songea Emeraldas. La jeune fille se remémora les innombrables chapitres du manuel technique des monoplaces de type « Phantom ». Alors voyons... Chapitre dix-huit, partie B : « Avaries moteurs graves – Dangers de la survitesse ». Ne surtout pas...

Éblouie par le flash lumineux, Emeraldas se déporta par réflexe sur le côté de la piste. À travers des volutes de fumée compacte, elle vit passer au ralenti un... euh... Ce devait être un morceau de moteur, à moins qu'une météorite n'ait soudain décidé de s'écraser juste devant elle.

La jeune fille oublia la course.

« S'il y reste, je ne me le pardonnerai jamais », se morigéna-t-elle.

Elle s'arrêta sur une distance improbable.

                                                  —————

Harlock songeait à s'éjecter. C'était bizarre : il aurait logiquement dû paniquer, mais curieusement ça ne venait pas.

Méthodique, l'adolescent vérifia son harnais de sécurité avant d'enclencher le déverrouillage manuel du cockpit. Les vérins explosifs sautèrent. Le jet entama un nouveau tonneau en laissant la coupole de plexiglas renforcé derrière lui, et Harlock put ainsi profiter d'un plan rapproché du sol, à quelques centimètres seulement de son visage.

Ah, okay. Ce n'était peut-être pas le moment de quitter l'appareil.

Où donc était la piste ? songea-t-il. Le Phantom, ou ce qu'il en restait, enchaînait les tête-à-queue et les tonneaux tout en défonçant allégrement ce qui ressemblait à des palissades. Harlock essaya de visualiser mentalement le terrain autour du circuit. Risquait-il de rencontrer un mur en béton armé par ici ?

Le jet ne semblait pas décidé à s'arrêter. Sa glissade soulevait un nuage de poussière orangée qui masquait la vue.

Attends voir... De la poussière orange ?

Le stade. Un édifice « à l'ancienne », érigé en bordure du campus et sur lequel les cadets s'entraînaient chaque jour aux aurores, houspillés par des instructeurs sadiques (encore une activité qu'Harlock détestait, tiens...). Une construction massive, dont les gradins étaient un pur produit d'architecture llumienne : une horreur de métal et de béton disposée en arc de cercle à une extrémité du stade.

Harlock dégrafa son harnais. Il allait encore trop vite pour sauter en toute sécurité, mais cela valait mieux que de s'encastrer avec son appareil dans un bunker llumien.

Il inspira un grand coup avant d'enjamber le cockpit et de se laisser rouler au sol.

                                                  —————

Emeraldas courait le long du sillon tracé par l'appareil d'Harlock, et ne put se retenir de tressaillir lorsque le bruit de l'explosion parvint à ses oreilles. La poussière soulevée l'empêchait de distinguer quoi que ce soit, mais elle n'avait pas besoin d'y voir pour savoir ce qu'il y avait au bout de cette tranchée : une carcasse en miettes et carbonisée.

Putain !

Pourquoi avait-il fallu qu'elle pousse ce gosse inconscient dans un jet aussi difficile d'emploi ? Et pourquoi avait-il fallu qu'il accepte d'y monter ?

La jeune fille cligna des yeux tandis que la poussière retombait. Hormis une balafre qui le traversait en diagonale, le stade était vide de toute épave de jet.

Mais il n'était pas tout à fait désert pour autant.

                                                  —————

Harlock avait un goût ferreux trop familier sur la langue. Du sang. Dans le meilleur des cas, il s'était mordu la lèvre en tombant. Dans le pire...

— Harlock !

Emeraldas courait vers lui.

— Tout va bien ! cria-t-il.

Je suis vivant.

Puis il fut pris d'une quinte de toux.

Aouch.

— Ne bouge pas ! lui intima Emeraldas.
— C'est bon, ça va...

Sa bouche s'emplissait d'un liquide poisseux tandis qu'il sentait son cœur s'emballer dans sa poitrine. C'était trop de sang pour qu'il se soit « juste » mordu.

— Je vais bien, articula-t-il.

Il s'assit. Il tremblait, et il semblait qu'il ne pourrait jamais s'arrêter.

Je suis vivant, se répéta-t-il.

Une ambulance déboula sur le stade et y cracha deux infirmiers. Malgré ses protestations, Harlock fut sans tarder installé sur un brancard.

— Et du coup, quels sont les résultats de la course ? lança l'adolescent à la cantonade.

Du coin de l'œil, il décela la forme profilée d'une seringue hypodermique.

— Eh, non ! Attendez !

Il n'était hélas pas en état de résister, constata-t-il alors que les brumes de l'inconscience annihilaient sa volonté.

Tandis que ses yeux papillotaient, il croisa le regard d'Emeraldas. Un éclat particulier brillait au fond des iris de la jeune fille. L'adolescent connaissait cette expression : elle était commune à ceux qui savent que l'avenir est miné pour la simple raison qu'ils ont déjà échappé à une explosion. C'était une flamme qui ne s'éteindrait jamais, une volonté farouche. Impitoyable.

Mel lui avait dit un jour qu'il existait deux façons de vivre : s'adapter au flux des événements et se laisser porter de la meilleure façon possible, ou écrire soi-même son destin. Ray appartenait plutôt à la première catégorie. Emeraldas, à la deuxième. Quant à lui, la rousse l'avait jusqu'ici catalogué comme quantité négligeable, mais cela ne l'empêchait pas de faire partie de la deuxième catégorie lui aussi. Il voulait voler. La course n'avait été qu'un avant-goût : il ne renoncerait jamais. Au vu de la moue qui déformait la bouche de la jeune fille, la nouvelle était loin de lui faire plaisir.

Harlock laissa un sourire flotter sur ses lèvres avant de sombrer dans les ténèbres. Emeraldas venait de s'apercevoir qu'elle le sous-estimait, déduisit-il. Et sa réaction était éloquente.

Ça n'arriverait plus.


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