Chapitre 3


— Harlock ! Attends !

L'adolescent s'immobilisa sur les marches du grand escalier menant aux dortoirs. Il était tard. Le professeur d'Histoire Militaire l'avait retenu après les cours au prétexte qu'on ne traitait pas son binôme de travail de « crétin obtus » (alors même que c'était le cas, merde !). Harlock avait dû subir vingt minutes de sermon insipide, une heure de colle interminable, et il avait récolté une analyse de texte en sus. Mais bon, au moins n'avait-il plus de binôme, c'était déjà ça.

Hors d'haleine, Ray se planta devant lui. Cinq jours de détention en commun avaient créé des liens. Ce n'était pas à proprement parler de l'amitié, mais tous deux étaient à présent catalogués comme « peu fréquentables » par le reste des élèves et ostracisés en conséquence. Harlock s'était retrouvé isolé avant même d'avoir pu lier connaissance avec quiconque. Ray, en troisième année, s'était lancé dans une délicate opération de reconquête auprès de ses camarades de classe, mais il passait toutefois l'essentiel de son temps à provoquer Harlock sur des terrains aussi variés que des problèmes mathématiques, des défis logiques ou des compétitions sportives.

— Le stand est libre pour le match retour, ça te dit ?

Harlock haussa un sourcil. Ce que Ray appelait « le stand » se trouvait être en réalité le complexe de réalité virtuelle installé face à l'École Militaire, lequel possédait une variété impressionnante de jeux d'arcade parmi les plus récents, y compris une série de « kill'em all » dernier cri. Ray l'y avait traîné deux jours auparavant, et les deux cadets avaient passé la soirée à mesurer leurs capacités à exploser un maximum d'ennemis divers et variés en un minimum de temps. D'accord, c'était puéril, mais Harlock avait gagné la première manche haut la main. De toute évidence, Ray semblait bien décidé à prendre sa revanche aujourd'hui.

L'adolescent hésita. Il avait à peine entamé sa troisième semaine en tant que « cadet de l'École Militaire, première année » (c'était la façon officielle de se présenter, a priori), mais il avait déjà tiré plusieurs conclusions essentielles. Un, il détestait le concept « militaire » dans sa globalité (une constatation qu'il s'était déjà faite à l'Acastro). Deux, il n'avait clairement pas le niveau requis dans certaines matières. L'Histoire, par exemple. Ça ne l'empêchait pas de dormir (de son point de vue, on n'avait pas besoin d'exceller en Histoire pour naviguer dans l'espace), mais ses faiblesses en mathématiques multi-dimensionnelles étaient quant à elles clairement un problème.

Et trois, il voulait un vaisseau. Sauf que pour avoir un vaisseau, il lui fallait un diplôme, et pour avoir un diplôme...

— Si je gagne, tu me rédiges une analyse de texte sur « Grandeur de l'Empire Llumien », écrit par un certain Tretra Iek'ch, marchanda-t-il. Il paraît que c'est un classique. Tu l'as lu ?

... okay, pour avoir un diplôme il était préférable de travailler soi-même plutôt que de profiter des aptitudes de quelqu'un d'autre, mais zut.

Ray ricana.

— Si je gagne, rétorqua l'Illumidas, j'ai quinze pages de courbes de navigation pour toi. À rendre demain.
— Vendu, répondit Harlock.

Les courbes de navigation c'était amusant. Et facile. Et utile pour naviguer, contrairement au reste.

Bien sûr, quel que soit le vainqueur il devrait rester éveillé toute la nuit pour terminer le travail (l'analyse de texte était également pour demain, eurk), mais le défi était trop tentant pour ne pas être relevé.

                                                   —————

Finalement, le « match retour » avait été suivi d'un deuxième, puis d'un autre après cela, et d'un dernier « je finirai bien par te battre, putain ! » (Ray était assez mauvais perdant). L'heure s'avançant, le complexe s'était peu à peu vidé de ses clients. Harlock en avait profité pour tester le « jeton universel » qu'il avait subtilisé à un vantard du cours d'informatique. L'essai n'était pas concluant : la machine qui l'avait ingéré clignotait avec insistance depuis.

L'adolescent s'appliqua à ignorer les protestations lumineuses de l'engin et se concentra plutôt sur le jeu en cours. La partie s'annonçait bien pour lui (encore), mais il ne s'agissait pas de se laisser bêtement déconcentrer.

Tandis que Ray, passablement énervé d'être encore en train de perdre, tirait tous azimuts et gaspillait une énergie précieuse, Harlock détruisit avec méthode un poulpe violet. Un tentacule après l'autre, un coup dans le bec, et un dans la tête pour parachever le tout... Voilà.

— Pauvre bête, fit soudain une fille qui se matérialisa sans crier gare à ses côtés.

Surpris, Harlock sursauta. Bordel, est-ce qu'il allait emmerder les joueurs, lui ? Un croisement de griffon et de homard profita de son inattention passagère pour déchiqueter son avatar avec force grognements et coups de pinces.

« Game over », annonça le jeu.

— Ouais ! La manche est pour moi ! jubila Ray simultanément.

Harlock foudroya la nouvelle venue du regard.

— Belle performance, déclara celle-ci comme si elle n'avait pas remarqué qu'il avait perdu à cause d'elle.

L'adolescent serra les poings. Quel était le meilleur moyen de demander réparation ?

Imperturbable, la fille observa d'un œil critique la machine voisine qui clignotait toujours.

— J'ai l'impression que le processeur de celui-là est bloqué...

Harlock se prépara à une réflexion idiote du genre « il faut prévenir le gérant » (ou pire, à un sermon sur la nécessité de ne pas détériorer le matériel), mais la fille avait visiblement une autre idée : après avoir évalué la machine sur toute sa hauteur, elle lui asséna un violent coup de pied frontal.

Harlock haussa un sourcil. Et c'était à lui qu'on reprochait d'être trop impulsif ? Les clignotements épileptiques cessèrent au bout de quelques soubresauts d'agonie, puis les diodes virèrent au verdâtre.

— Je ne suis pas certain que ça résolve le problème, commenta Harlock.

La machine eut un hoquet, recracha son jeton, puis s'éteignit. Au bout de cinq ou six secondes, l'ensemble se mit à tressauter tout seul, puis de la fumée s'échappa des orifices de ventilation.

— Oui, en effet, admit la fille.

Elle ramassa le jeton et le contempla avec une expression pensive.

— On ferait mieux de ne pas rester dans les parages, conclut-elle.

Elle l'entraîna dehors sans se soucier d'attendre son approbation. Un insupportable sourire victorieux plaqué sur le visage, Ray leur emboîta le pas.

— Je te préviens, protesta Harlock une fois tout le monde à l'extérieur. Si qui que ce soit essaie de me coller ça sur le dos, je n'hésiterai pas une seconde à te dénoncer.
— Je ne renie pas mes actes, répondit la fille. ... Mais je ne tente pas non plus de payer avec des jetons « artisanaux ».

Elle sourit en faisant jouer le jeton entre ses doigts. « M'en fous », pensa Harlock. « Il n'est pas à moi ».

— Je le garde en gage, déclara-t-elle. Personne n'a rien vu, tu es d'accord ?
— Et s'il y a des caméras de surveillance ?
— On s'en souciera plus tard.

La fille fit sauter le jeton dans sa main. Harlock scruta ses mouvements avec attention. S'il se montrait assez rapide, peut-être...

Elle rit.

— N'y pense même pas, trancha-t-elle.

Elle n'était pas llumienne. Les Illumidas avaient le sang vert et leur teint s'en ressentait en conséquence, or cette fille avait la peau pâle sans aucune nuance de vert. Elle avait l'air humaine, mais ses yeux bleus possédaient des reflets glacés qui mettaient Harlock mal à l'aise. Et sa chevelure flamboyait d'un roux orangé qu'on ne croisait pas souvent.

Harlock songea aux cheveux rouges de Morgane. Cette fille était-elle une néo-humaine, elle aussi ? ... Mmh, non. Il ressentait toujours ce petit « truc » le long de la colonne vertébrale en présence de néo-humains. Ce n'était pas le cas en ce moment.

— Emeraldas, se présenta-t-elle. Je viens de concourir comme candidat libre pour le module de commandement. J'attends les résultats.

Harlock écarquilla les yeux. Pourquoi personne ne l'avait-il averti de cette possibilité ?

— Comment est-ce qu'on s'inscrit ? demanda-t-il. Et combien de temps ça prend ?

Ray et Emeraldas adoptèrent de concert la même moue mi-amusée, mi-sceptique (sensiblement identique à l'expression de Mel ou Bob lorsqu'il réclamait un vaisseau, d'ailleurs).

— C'est libre sous réserve de répondre à la limite d'âge, l'informa Emeraldas. ... Une limite inférieure que tu n'as sûrement pas atteinte, à mon avis, précisa-t-elle.
— C'est pour ceux qui sont trop vieux pour être réintégrés dans le cursus scolaire, expliqua Ray. Le module fournit la formation de base pour obtenir le diplôme. Ça dure dix semaines, de mémoire.

L'Illumidas croisa les bras et adressa à Emeraldas un froncement de sourcils suspicieux.

— Soit dit en passant je doute que tu sois dans les clous, mademoiselle Candidat Libre. Je n'ai plus l'âge exact en tête, mais...
— Tu serais surpris, coupa Emeraldas d'une voix froide.

Harlock tiqua. Sérieux ? La fille semblait âgée d'une vingtaine d'années. Vingt-cinq, au maximum, estima Harlock. De son point de vue, c'était vieux, évidemment, mais il n'ignorait pas non plus les standards de l'astronavale : les plus jeunes commandants de vaisseaux de ligne le devenaient en général après leur trentième anniversaire et une première expérience en flottille. Une éternité à attendre, en somme.

L'adolescent se promit de tout mettre en œuvre pour découvrir si Emeraldas avait falsifié ses données personnelles pour concourir (et le cas échéant, il voulait savoir comment elle s'y était prise). Sinon, il aurait au moins appris qu'il existait un moyen d'obtenir le diplôme qui l'intéressait en dix semaines. Il trouverait bien des idées pour contourner le règlement.

Dans l'intervalle, Ray avait débuté une opération de conciliation. L'Illumidas offrait à Emeraldas son sourire le plus charmeur.

— Je m'appelle Ray, déclara-t-il. Quant au lutin agressif, il se nomme Harlock.

Les yeux d'Emeraldas se plissèrent d'amusement, et Ray enchaîna avant qu'Harlock ne puisse s'offusquer du qualificatif.

— Puisque j'ai gagné et que je me suis par conséquent débarrassé des courbes de navigation qui encombraient mon emploi du temps, permettez-moi de vous offrir un verre, miss.
— Hé ! protesta Harlock. Tu as gagné cette manche ! Uniquement cette manche ! Rappelle-moi où nous en sommes du décompte, déjà ?

Ray balaya l'objection de la main.

— Oh allez... Tu adores les courbes de navigation, ne mens pas.

L'Illumidas lui adressa un clin d'œil complice.

— Je suis prêt à te rédiger ta fiche de lecture et les suivantes si tu me débarrasses de ces maudites courbes. ... Et je te paye même une grenadine en échange, tiens...
— Tu devrais essayer une boisson plus forte que la grenadine, grogna Harlock. Peut-être que ça t'aiderait pour tes courbes de navigation.

Emeraldas lâcha un léger rire.

— Sur ce point je suis d'accord avec lui, intervint-elle. Et j'espère que tu ne songeais pas m'offrir une grenadine à moi aussi.
— Je rêve... maugréa Ray. Je me fais défier à la gnôle par un freluquet et une gonzesse ?

Le cadet llumien posa les poings sur ses hanches.

— Moi qui ai écumé tous les bars de la ville, vous pensez que je vais reculer ?

                                                   —————

Harlock avait pris la tête du groupe pendant que Ray et Emeraldas se chamaillaient sur la destination (la première proposition de Ray, un bar lounge dont Harlock n'avait jamais entendu parler, avait obtenu de la part d'Emeraldas un catégorique « si tu essaies de me traîner dans ce genre de bar à putes de luxe, je t'émascule »). Harlock n'avait pas « écumé tous les bars de la ville » comme s'en vantait l'Illumidas, mais il avait ses petites habitudes.

L'adolescent savait aussi où il devait se rendre s'il ne voulait pas se faire éjecter de l'établissement dès qu'il poserait le pied à l'intérieur.

— Metal Bloody Saloon, déchiffra Ray lorsqu'Harlock annonça « c'est là ».

L'Illumidas se fendit d'une moue sceptique.

— L'endroit est un peu glauque, non ?
— Le propriétaire est réglo, répondit Emeraldas. Et il n'est pas trop regardant sur l'âge de ses clients, a priori.

Harlock leva un sourcil.

— Comment le sais-tu ?
— Dis donc le gremlins, le rabroua Emeraldas, tu crois être le seul à fréquenter cette partie de la ville ?

Non, évidemment. En revanche, il n'aurait pas cru que cette fille fréquente cette partie de la ville. Et puis c'était quoi cet énième surnom, merde !

À l'intérieur du Metal, les tables occupées étaient encore clairsemées. La soirée débutait à peine ; le saloon atteignait en général son pic de fréquentation aux alentours de deux heures du matin. Y penser rappela à Harlock qu'il avait toujours un devoir à rendre pour le lendemain (sans parler des courbes de Ray), et qu'il allait bien falloir qu'il s'y mette.

L'adolescent retint une grimace de dégoût. De combien de temps avait-il besoin ? calcula-t-il. Bon, alors... Les quinze courbes de navigation lui prendraient un peu plus d'une heure, il le savait, mais pour le reste... L'appel est à huit heures, il faut que j'y sois au moins deux minutes avant, en tenue...

Pendant ce temps, quelqu'un était en train de lancer une remarque grivoise à Emeraldas, ce qu'elle ignorait avec superbe.

— Qu'est-ce que je vous sers, les jeunes ?

La question interrompit Harlock dans la construction de son planning mental. Et zut, le prof d'Histoire pouvait aller se faire foutre, songea-t-il. En revanche, il avait de la compagnie à impressionner. L'adolescent s'accouda au comptoir avec l'air, il l'espérait, d'un habitué des lieux.

— Un brandy, Bob, répondit-il tout en guettant la réaction d'Emeraldas.

La jeune fille croisa les bras, un demi-sourire aux lèvres.

— La même chose.
— Vous faites un concours ? ironisa le barman. Vous savez, je possède des boissons un peu moins corrosives pour de jeunes gosiers comme les vôtres...

Harlock secoua la tête fermement.

— Brandy d'Andromède, répéta-t-il. Trois verres.

Bob grommela des propos indistincts tandis qu'il remplissait les verres d'alcool. Harlock fit mine de ne rien remarquer. Sûr que le vieux poulpe le dénoncerait à Hardner, mais pour l'instant le contrebandier n'était pas présent. Et Ray était en train d'aligner la monnaie, donc Bob ne pouvait que les servir. Le client était roi, après tout.

Une fois pourvus chacun d'un verre beaucoup trop plein, les trois jeunes gens s'installèrent sur une table en bout de salle. L'atmosphère enfumée dessinait des volutes complexes entre les globes lumineux du plafond. L'odeur omniprésente, à la fois profonde et un peu piquante, n'avait rien de légal.

— Wow, déclara Ray. Avec une telle concentration de substances illicites dans l'air, je serai verni si je ne sors pas de ce bar avec quelques bonnes hallucinations !
— Moins fort, le réprimanda Emeraldas. Tu tiens tant que ça à vexer les consommateurs ?
— Quoi, on n'a pas le droit de plaisanter, par ici ?
— Oh, si... Mais à toi de voir si tu as envie de tester où sont les limites... Je n'irai pas te ramasser quand ils t'auront transformé en carpette, tu vois...

Ray grimaça.

— Charmante perspective, grogna-t-il. Vous vous êtes ligués pour m'amener dans le bouge le plus mal famé de la ville, tous les deux ?

Emeraldas arqua un sourcil parfaitement dessiné et esquissa un sourire.

— Ne m'inclus pas dans les plans foireux de ton ami, répondit-elle tout en pointant le doigt sur Harlock. J'ai l'impression qu'il n'a besoin de personne pour aller chercher les ennuis.

Harlock haussa les épaules. Il n'allait pas chercher les ennuis. C'était les ennuis qui venaient à lui, nuance.

— Ici je ne me fais pas virer, et on ne me réclame pas ma carte ID avant de me servir de l'alcool, maugréa-t-il entre ses dents.

Il ne possédait pas de carte ID, de toute façon. Trop dangereux. L'ID contenait une empreinte ADN. Et aurait révélé en conséquence son âge réel.

— C'est sûr... se moqua Emeraldas.

Au soulagement d'Harlock, qui craignait par-dessus tout que quiconque s'intéresse de trop près à sa date de naissance, la jeune fille n'insista toutefois pas davantage. Son attention se portait plutôt sur Ray. L'Illumidas contemplait son verre d'un air sombre.

— Je suis forcé de boire ça ? geignit-il. Ça ne m'inspire pas confiance !

Emeraldas, quant à elle, semblait bien s'amuser.

— Toi qui te vantes d'avoir « écumé tous les bars de la ville » ? rit-elle. Cette boisson est un standard galactique !
— Ça ressemble surtout à du décapant pour argenterie. Je suis sûr que ça va attaquer la table si j'en renverse.

L'air pincé, Ray fronça le nez et huma le breuvage avec méfiance avant d'y tremper prudemment les lèvres.

— 'tain ! s'étouffa-t-il presque. Pas une boisson pour les lopettes !

Emeraldas le gratifia d'un sourire condescendant.

— Observe et apprends, lâcha-t-elle.

Puis elle vida son propre verre cul-sec.

Harlock retint un sifflement d'admiration. De son côté, son estomac se souvenait encore de sa dernière (et première) expérience dans ce domaine. Alors pas de descente cul-sec pour lui cette fois-ci, non merci. Il allait plutôt prendre son temps pour habituer son palais à la teneur abominable en alcool de ce truc.

— Dis donc ! s'exclamait Ray. Je sais que les aspirants navigateurs spatiaux ont tous la réputation de boire comme des trous, mais là tu m'épates !

Bizarrement, le regard d'Emeraldas se perdit dans le vague.

— Je... Mon métabolisme est un peu différent, finit-elle par répondre.

Harlock était sur le point de demander des précisions, mais il se ravisa. Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse. Une maxime d'Hardner. Ça lui convenait. Il ne voulait pas de questions sur son passé, il n'en poserait donc pas sur celui des autres.

Chacun avait le droit de se ménager un jardin secret.

                                                   —————

— ... et donc, avec une telle approche, je pense qu'il est possible de rééquilibrer le rapport des forces malgré la disproportion initiale.

Ray reposa d'un geste ferme son verre vide à côté des autres pour ponctuer ses propos. Après son brandy, il était passé à la bière de Ganymède avant de goûter un des cocktails surprise de Bob. Sa diction était devenue un peu pâteuse, mais elle était toujours à peu près cohérente : même si le postulat de départ était vaguement farfelu, l'argumentaire se valait.

— Aucun vaisseau n'est capable d'affronter toute une flotte seul, rétorqua Emeraldas. Et qui irait volontairement éperonner un autre appareil en plein espace, sérieux ? C'est un coup à s'autodétruire !

La rousse était restée au brandy et avait aligné les verres au même rythme que Ray. C'était son troisième, donc. Ses pommettes avaient peut-être légèrement rougi, mais rien dans son maintien ou son élocution ne laissait deviner qu'elle buvait un des tord-boyaux les plus forts de la galaxie.

Bob commençait à la regarder d'un drôle d'air. Harlock avait même surpris l'Octodian en train de goûter discrètement le contenu de sa bouteille de brandy, à coup sûr pour vérifier qu'un petit plaisantin ne l'avait pas remplacé par de l'orangeade.

— Si l'on condense toutes les avancées technologiques de ces dernières années dans les domaines du blindage et de l'armement, s'obstinait Ray, je maintiens que c'est tout à fait possible.
— Ouais... à condition de trouver un commandant assez fou pour le faire, trancha Emeraldas.

Harlock cligna des yeux. Il brûlait d'envie de participer à la conversation (ça lui plaisait, comme stratégie), mais hélas, toute son énergie était pour le moment concentrée à dompter les tressautements furieux de son estomac. À ce qu'il semblait, le brandy d'Andromède le rendait autant malade lorsqu'il le buvait à petites gorgées que quand il l'avalait d'une traite, et la bière qu'il essayait péniblement de terminer n'arrangeait pas les choses.

À regret, l'adolescent dut admettre qu'il ne suivrait pas le mouvement si Ray et Emeraldas optaient pour une nouvelle tournée. ... Il avait d'ailleurs déjà un tour de retard, se rappela-t-il. Il fallait regarder la vérité en face : il manquait d'entraînement. Mais peut-être les deux autres ne l'avaient-ils pas encore remarqué.

— Toi ! l'apostropha-t-on soudain. Shark t'attend en haut.

Shark devait recruter ses sbires sur casting, songea Harlock. Celui-là était parfait dans le rôle. Aussi large que haut, les traits épais, la mâchoire proéminente, il correspondait avec un tel degré de précision à l'idée que l'on pouvait se faire du mot « brute » que cela en devenait presque risible... excepté lorsque l'on était la victime désignée, évidemment.

Harlock se raidit. Il ne craignait pas Shark, se répéta-t-il, et son gorille décérébré ne l'impressionnait pas. Presque pas.

— Maintenant, insista l'homme.

L'adolescent tenta le bluff. Il n'avait rien à vendre à Shark (il avait estimé que le chapardage n'était plus compatible avec son statut de cadet... et puis entre les cours, les devoirs, les retenues et Ray, il n'avait plus beaucoup de temps pour ça, à vrai dire), et il n'était pas idiot au point de croire qu'il pourrait sortir gagnant d'un « deal » avec le contrebandier sans rien avoir de concret à lui proposer. C'était déjà un exploit de s'en sortir lorsque l'on apportait quelque chose, alors...

— Si je refuse ?
— Shark a dit « par tous les moyens », répondit le sbire sans sourciller.

Sa main reposait sur la crosse de son arme. Merde. C'était pas bon, ça, pas bon du tout... Que lui voulait Shark ? se demanda-t-il. Une armée de traîne-misère lui fournissait toute la came dont il avait besoin pour ses trafics ! Puis il comprit : ce n'était pas « Shark le receleur » qui s'intéressait à lui.

Le Phényx.

Le contrebandier gérait un réseau plus étendu, Harlock le savait. Jusqu'où s'étendait-il, c'était une autre histoire, mais l'existence d'un volet « spatial » impliquait de posséder tout le matériel associé. Des vaisseaux, donc. Et les vaisseaux en état de marche étaient une denrée rare pour les civils, sur Itandir comme ailleurs.

— Laisse-le tranquille.

Bob intervenait rarement dans les affaires de ses clients (Harlock inclus, d'ailleurs : il s'était déjà fait chahuter sans que le barman ne lève le petit doigt pour lui). Mais lorsque l'adolescent croisa le regard de l'Octodian, il vit que tous deux nourrissaient les mêmes craintes. Le Phényx.

— Sortez, les jeunes, ajouta Bob d'un ton sec. Tout de suite.

Ray écarquilla les yeux. Emeraldas était déjà debout.

— On s'en va, lâcha-t-elle.

Elle ne semblait pas effrayée, ni même surprise, nota Harlock. Et elle le scruta avec une intensité qui ne lui disait rien qui vaille. L'adolescent se renfrogna. Encore des reproches à venir, c'était certain. Pire, encore des questions, probablement.

Tous trois se retrouvèrent dehors, Ray poussé d'autorité par Emeraldas, et Harlock parce qu'il n'avait pas vraiment d'autre choix.

— Eh, mais j'avais pas fini mon super cocktail ! protesta Ray.

Emeraldas lâcha un soupir exaspéré.

— Redescends sur terre, crétin ! Tu n'es plus dans ton jeu de tir en réalité virtuelle, ici !

Passablement agacée, la jeune fille secoua sa longue crinière rousse, puis elle reporta son attention sur Harlock.

— Et toi, le gremlins, peut-être que ça t'amuse de collectionner les mauvaises fréquentations, mais tu n'as pas l'impression de foncer droit dans le mur ?

Harlock releva le menton d'un air bravache.

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, grogna-t-il.

Emeraldas renifla avec dédain.

— Bien sûr... Ce type est venu te chercher et ce n'était pas par hasard, ajouta-t-elle d'un ton glacial. Et ça, ça veut dire que tu bosses pour Shark.

Harlock haussa les épaules.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Cette fille le croisait pour la première fois un peu plus tôt dans la soirée et elle voulait déjà lui faire la leçon ? Pour qui se prenait-elle ? Et d'ailleurs, elle semblait connaître Shark elle aussi, non ?

— T'es complètement inconscient, continua Emeraldas sans prendre la peine de répondre à sa question. Tu...

Emeraldas se figea soudain, laissant sa phrase en suspens. La jeune fille rousse fixait un point dans le dos d'Harlock.

— Et alors, petit génie, tu croyais pouvoir te faire la malle en douce ?

Pas vraiment, non. Shark avait des yeux partout.

Harlock se retourna lentement. Le contrebandier, poings sur les hanches et sourire goguenard aux lèvres, était flanqué de deux gorilles aux mines patibulaires. Derrière eux, le Metal Bloody Saloon résonnait d'éclats de voix peu engageants. Harlock eut une pensée fugitive pour Bob (qui était en train de « s'expliquer » a priori). L'Octodian ne craignait pas grand monde au corps-à-corps, évidemment, mais quand même...

La précarité de sa propre situation l'empêcha néanmoins de s'inquiéter plus avant pour le barman.

— Je t'ai tendu une belle perche l'autre fois, petit génie, reprenait Shark. Tu ne l'as pas saisie. Maintenant, ma patience a des limites.

Le Phényx. C'était bien ça. Shark voulait les codes pour en prendre le contrôle « en douceur ». Harlock ne put se retenir de lancer un regard vers le Metal. Sûr que Shark avait posé la même question à Bob.

Le contrebandier comprit tout de suite à quoi l'adolescent pensait. Son sourire se transforma en un rictus amer.

— L'Octodian est aussi têtu que toi, cracha-t-il avec un mépris palpable. Et je ne parle même pas d'Hardner.

Shark avança d'un pas tandis que son visage se vidait de toute expression.

— ... mais je me suis dit que j'avais plus de chances de te convaincre avec les moyens... adéquats, termina-t-il.

En clair, il envisageait de le passer à tabac pour le faire parler, décrypta Harlock. L'adolescent serra les poings. Et Shark estimait que ce serait plus facile avec lui qu'avec Bob ? Eh bien il se trompait !

— Je ne trahis pas mes amis, siffla l'adolescent.
— L'idéalisme de la jeunesse, petit génie, rétorqua Shark avec calme. Je t'assure que tu vas changer d'avis.

Il y eut un mouvement de cheveux roux à la gauche d'Harlock.

— Ce n'est pas de l'idéalisme, intervint brusquement Emeraldas. Ça s'appelle de la loyauté. Une notion qui t'est inconnue, à l'évidence...

Cette fille... songea Harlock. Dire que quelques minutes auparavant, elle lui reprochait de chercher les ennuis. Faites ce que je dis, pas ce que je fais, mmh ? Alors que l'adolescent se tournait pour lui signifier qu'il s'agissait de ses ennuis et qu'il se débrouillerait très bien tout seul, merci, il remarqua soudain qu'Emeraldas n'avait pas les mains vides.

Et que Shark, bien que visiblement surpris de sa présence, ne semblait pas étonné d'un tel comportement.

— Qu'est-ce que tu fous avec lui, princesse ? lança le contrebandier d'un ton qui se voulait mondain, mais qu'Harlock trouva tout de même un peu tendu.

C'était une arme de belle facture, que l'adolescent lorgna avec une pointe de jalousie. Elle ne tremblait pas entre les mains de la jeune fille. Harlock se demanda s'il aurait été capable d'en faire autant.

Le silence s'étira. Shark ne bougea pas. Les gardes du corps paraissaient prêts à bondir, mais aucun des deux ne semblait décidé à prendre l'initiative sans un ordre direct de leur chef.

— On s'en va, répéta Emeraldas.

Elle recula à pas comptés. Rien dans sa gestuelle ou son regard ne donnait à penser qu'elle se préoccupait de Ray ou d'Harlock. Les deux garçons ne s'y trompèrent cependant pas : il fallait suivre le mouvement. Lentement. Sans geste brusque. Et sans relâcher son attention.

Ils ne quittèrent pas Shark et ses sbires des yeux avant d'avoir tourné au coin de la rue.

Puis, sans se concerter, ils se mirent à courir.

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