Chapitre 2
Sur le parking bondé, un trimobile hors d'âge se frayait un chemin entre les rangées de glisseurs chromés à grands coups de klaxon et d'invectives colorées.
— Mel, je peux savoir ce qu'on vient faire ici ? demanda Harlock d'un ton soupçonneux.
— Le campus est en accès libre, répondit Hardner sans pour autant interrompre son concerto pour klaxon enroué.
— Oui, et... ?
— Tu n'as pas envie de voir leur simu ?
Hardner effectua une marche arrière brutale pour s'engouffrer dans une place qu'un coupé cabriolet sport venait de libérer, tout en ignorant royalement les gestes furibonds du conducteur qui convoitait la place en sens inverse.
— C'est le dernier modèle, continua Mel. Une merveille. La navigation y est reproduite fidèlement quel que soit le type d'appareil, tout ce qu'il faut pour l'entraînement des élèves.
Harlock retint la remarque qui lui était venue spontanément (« sauf que si je veux monter dedans il faudrait déjà que je sois un élève ») et lança un regard inquisiteur au contrebandier. Hardner arborait son expression la plus neutre.
Mauvais signe.
L'adolescent jeta un coup d'œil à la ronde. De l'autre côté du parking, au bout d'une allée bordée de colonnes sculptées, se dressait l'École Militaire d'Itandir. Le bâtiment anguleux, gris et austère, tentait de se rendre plus attrayant à l'aide de pavillons colorés, de banderoles et de toute une série de holo-affiches de recrutement animées, mais de l'avis d'Harlock il ne parvenait pas à camoufler son apparence de prison lugubre.
— Allons-y, fit Hardner en s'engageant sur l'allée.
Harlock haussa les épaules avant d'emboîter le pas à l'adulte. Quelles étaient les intentions de Mel, exactement ? Si, lors de leur dernier séjour sur Terre, Hardner avait réussi par Dieu savait quel moyen à le faire admettre à l'Académie Astronavale Terrienne, Harlock doutait que le contrebandier dispose des leviers nécessaires pour le faire entrer dans une école llumienne.
— Je te préviens, ici ils sont moins laxistes qu'à l'Acastro, lâcha Hardner. Si tu fais des conneries tu vas comprendre ce que « discipline militaire » veut dire.
Harlock leva un sourcil. Eh bien si, il semblait que Mel soit confiant pour lui obtenir une place dans cette foutue école. Un défi ? Très bien.
— Je n'ai pas l'âge, précisa-t-il néanmoins.
— Faut savoir ce que tu veux, microbe, ricana Hardner. Un coup on doit te traiter comme un adulte, un coup tu t'inquiètes d'être trop jeune pour côtoyer des cadets de vingt-deux à vingt-cinq ans... Tu as quel âge, au fait ?
Harlock réfléchit quelques secondes. Okay, il avait passé la majeure partie de son existence dans des milieux où la gravité était légèrement inférieure à celle de la Terre, ce qui lui conférait quelques centimètres en plus que la moyenne (il avait même déjà dépassé en taille certains adultes, à vrai dire). Et, vestige d'un méchant coup de baïonnette laser, la cicatrice qui barrait sa joue gauche lui donnait davantage que son âge réel. Toutefois, malgré tous ses efforts pour se vieillir au maximum, ça allait se voir. Il avait d'ailleurs déjà eu des ennuis à cause de ça à l'Académie.
Mel posa une main sur son épaule. Le geste aurait pu passer pour de la compassion si l'éclat moqueur des yeux de l'adulte ne l'avait démenti.
— Si tu as peur on peut encore faire demi-tour, hein...
— J'ai pas peur.
Harlock serra les mâchoires. Un défi. Okay. Ça lui plaisait.
L'adolescent fixa Mel dans les yeux.
— J'ai vingt-deux ans, répondit-il effrontément.
Hardner secoua la tête.
— Ça ne passera jamais, microbe. Je vais plutôt essayer de te donner entre dix-huit et vingt ans, ça te va ?
Ça allait.
C'était faux également, bien sûr.
Mel devait s'en douter.
—————
L'intérieur de l'École Militaire était à l'image de son extérieur : froid et impersonnel. Adossé à un mur à proximité de l'entrée, Harlock observait d'un œil critique les groupes de cadets qui traversaient le hall, tout en s'efforçant d'ignorer les murmures et les regards réprobateurs. Sa présence détonnait dans le paysage, c'était clair. D'une part parce que tout le monde était vêtu d'un uniforme impeccable, et d'autre part parce qu'une écrasante majorité des cadets étaient Illumidas. Dans ce secteur de la galaxie, l'implantation humaine s'était progressivement réduite tandis que l'influence llumienne s'étendait. L'École Militaire d'Itandir relevait de cette politique d'expansion : depuis la bataille des Colonies et le retrait des Forces Terriennes de la zone, elle formait l'essentiel des officiers servant dans les flottes llumiennes du quadrant.
Les rares humains qui suivaient le cursus appartenaient tous à d'anciennes familles de colons et, pour la plupart, espéraient conserver leurs privilèges par ce biais. Une gageure lorsque l'on connaissait le mépris légendaire que les Illumidas réservaient aux soldats des autres armées.
Harlock se redressa, mal à l'aise. La réputation d'excellence de l'École n'était plus à prouver, mais il se demandait soudain s'il allait vraiment être à sa place dans cet endroit. Que lui en coûterait-il de prendre sur lui et d'admettre à Hardner que ce défi-ci était peut-être un trop gros morceau pour lui ? Hélas, Mel avait disparu dans le dédale de bureaux qui jouxtaient le hall, lui laissant pour seul mot d'ordre « ne bouge pas d'ici ».
— Eh toi, l'humain ! Tu t'es perdu ?
Un groupe de cadets avait stoppé devant lui. Tous Illumidas, ils arboraient des airs goguenards.
— C'est un pouilleux des quartiers Nord, cracha un deuxième. On ne fait pas l'aumône ici, casse-toi !
Harlock se plongea dans la contemplation de ses baskets. Un peu de patience...
Mel ne devrait pas tarder. Probablement y avait-il une leçon à tirer de tout ça (Hardner voulait-il lui signifier qu'il aurait mieux fait de ne pas se faire exclure de l'Acastro ?), mais pour l'instant Harlock ne voyait pas trop quels étaient les desseins d'Hardner. « Ne fais pas tout foirer », avait-il dit. La bonne blague.
— Muet ? insista le premier. Si tu veux suivre les cours ici, va falloir avoir un peu plus de répondant, hein...
Et merde. Mel lui en voudrait, c'était sûr. Mais bon, à quoi d'autre le contrebandier s'attendait-il en l'abandonnant dans ce hall ?
— Je sais me défendre, déclara Harlock du ton le plus glacial qu'il puisse prendre.
— Voyez-vous ça...
L'Illumidas vacilla en arrière lorsque le poing d'Harlock le cueillit sous le menton. Combats de rues, règle n° 1 : si ton adversaire a l'avantage de la taille, arrange-toi pour qu'il ne le conserve pas longtemps. Ce fut chose faite avec un coup de coude dans le plexus et un fauchage vicieux des tibias.
— Tree'tchn ! jura l'Illumidas quand il retrouva son souffle.
Le cadet se releva en se massa la mâchoire et se jeta rageusement sur Harlock. Les deux combattants roulèrent au sol.
— Non, arrêtez !
Harlock ne se préoccupa pas de cette injonction, pas plus qu'il ne se soucia de l'attroupement naissant et de sporadiques cris d'encouragement (qui ne lui étaient d'ailleurs pas destinés). Il s'appliqua plutôt à tordre le bras de son adversaire, tandis que l'autre tentait de se dégager à grands coups de coudes et de genoux.
— Mais putain ! Je ne peux pas te laisser seul sans que tu ne foutes le bordel ?
Cette voix par contre était plus ennuyeuse. Mel... Harlock hésita. Le court laps de temps pendant lequel l'adolescent desserra sa prise permit à l'Illumidas de se libérer d'un revers, puis de lui retourner un uppercut qui l'envoya valser aux pieds d'Hardner.
— Cadets ! Garde-à-vous ! hurla quelqu'un.
Les spectateurs se figèrent dans l'instant, tout en essayant de s'écarter de l'adversaire d'Harlock. Lequel tenta d'adopter une posture digne, quelque peu gâchée par le filet de sang qui coulait de sa lèvre et le coquard qui noircissait son œil.
— Amiral, c'était une provocation...
— Silence !
L'amiral était un Illumidas aux traits taillés à la serpe, dont les cheveux noir de jais commençaient à blanchir. Son maintien rigide et son visage sévère trahissaient son aptitude à se faire obéir au doigt et à l'œil.
— Dans mon bureau, cadet. Tout de suite.
Le jeune Illumidas déglutit visiblement mais ne se risqua pas à répondre. Harlock ne put retenir un sourire victorieux : ça lui apprendrait, à ce connard. Vu le rictus de colère froide qui tordait la bouche de l'amiral, Harlock n'aurait pas aimé être à la place du cadet.
La poigne d'Hardner sur son épaule le fit revenir à la réalité.
— N'espère pas te défiler comme ça, souffla Mel à son oreille.
Oh. Zut.
Hardner le traîna à la suite des deux Illumidas jusqu'à un bureau spacieux d'apparence aussi austère que le bâtiment. Dans un silence pesant, l'amiral s'installa dans son fauteuil, ses doigts battant sèchement la cadence sur l'accoudoir, pendant que le cadet s'immobilisait face à lui, muet, au garde-à-vous et les yeux fixes. Harlock jugea prudent de l'imiter. Enfin... uniquement pour la partie « rester muet », s'entend.
L'adolescent croisa les bras et détailla ouvertement la pièce tout en ignorant le pli réprobateur sur le front d'Hardner. Sur les murs, la décoration était inexistante à l'exception d'un seul cadre suspendu derrière le bureau. À l'intérieur était exposée, comme le trophée de guerre qu'elle était très certainement, une bannière élimée qu'Harlock reconnut sans trop de peine. La bataille des Colonies avait été la défaite la plus sévère de l'Union Terrienne dans le secteur. Les événements remontaient à moins de cinq ans et étaient encore bien vivaces parmi les humains établis dans le coin qui ne cessaient de les ressasser. En général, pour ce qu'Harlock avait pu en voir, le souvenir avait un goût amer.
La voix sévère de l'amiral interrompit le cours de ses pensées.
— Lorsque j'ai accepté le commandement de cette école, commença l'Illumidas en posant soigneusement ses mots, je me suis donné pour objectif de former l'élite des officiers de l'Empire. Les cadets à qui j'octroie leur diplôme possèdent les meilleures qualités. Ils font preuve de lucidité, de responsabilité et surtout, j'insiste sur ce dernier point, de maturité. En aucun cas ils ne se battent comme des chiffonniers pour des questions de... De quoi s'agissait-il, au fait ?
L'amiral leva un sourcil interrogatif. Harlock ne broncha pas. Ça ne le concernait pas, après tout. Le cadet llumien lui lança un regard mauvais.
— J'ai été agressé sans aucune raison, amiral, répondit-il.
— Ne me prenez pas pour un imbécile, cadet.
L'amiral se leva et, avec une lenteur calculée, il se rapprocha d'Harlock et le toisa sans complaisance.
— Votre version, jeune homme.
Harlock pinça les lèvres. Ça ne le concernait pas, merde ! Dans son dos, Mel le rappela à l'ordre d'une bourrade.
— Il m'a insulté, grogna l'adolescent. J'me suis défendu.
Aucun muscle ne bougea sur le visage de l'amiral, mais Harlock aurait juré apercevoir une lueur furtive d'amusement au fond de ses yeux.
— Si vous visez la considération et le respect, je ne saurais trop vous conseiller d'opter pour une gestion plus élégante des affronts faits à votre honneur, jeune homme. Personnellement, j'ai une préférence pour les duels au sabre... en dehors des heures de service, évidemment.
Harlock cilla, perplexe. Il y avait là un sous-entendu qu'il ne parvenait pas à saisir. L'amiral balaya toutefois cette dernière remarque d'un geste comme si elle n'avait aucune importance.
— Quoi qu'il en soit, reprit-il, le tarif habituel pour ce genre de spectacle est de cinq jours d'arrêt. ... La sanction est applicable dès maintenant, continua-t-il à l'intention du cadet. Rompez, et allez vous présenter au quartier de détention.
Le jeune Illumidas salua raidement avant de quitter le bureau. L'amiral se retourna ensuite vers Harlock.
— Quant à vous... Le général Hardner m'avait averti de votre caractère un peu... difficile.
Harlock ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux. Le général Hardner ? Où Mel avait-il gagné ses galons ? Bob et lui évoquaient de temps à autre à demi mot leur passé militaire, mais cela sonnait davantage comme du mercenariat plus ou moins légal que comme du service dans une armée régulière. Surtout avec un grade aussi élevé.
— ... mais, paraîtrait-il, vous disposez d'un potentiel... intéressant.
L'amiral le fixa comme le ferait un entomologiste face à un spécimen rare d'insecte. Harlock eut soudain la désagréable impression d'être épinglé quelque part dans la collection personnelle « d'élèves prometteurs » de l'amiral. Il n'aimait pas du tout cela.
— Qu'en pensez-vous ? continua l'amiral du même ton calculateur.
L'adolescent se raidit. Non, il n'aimait pas du tout.
— À quel sujet ? siffla-t-il.
— Il paraîtrait que vous disposez d'un potentiel intéressant, répéta l'Illumidas. Pensez-vous que cela suffise ?
S'agissait-il d'un test ? Un examen d'entrée ? Une question piège ?
Harlock haussa les épaules. Au diable ces adultes trop compliqués !
— Bien sûr, répondit-il. Je me suis classé dans les dix premiers à l'Acastro... du moins, avant de me faire virer, précisa-t-il en entendant Hardner se racler la gorge. Je ne vois pas pourquoi je ne réussirai pas à faire pareil ici.
— Vous faire virer ? s'amusa l'amiral.
— Me classer dans les dix premiers, corrigea Harlock. Les cours de navigation sont les mêmes partout, non ?
— Pas tout à fait, non... Mais je fais confiance au général Hardner, qui affirme que vous disposez des capacités intellectuelles nécessaires pour vous adapter.
La tournure de phrase était beaucoup trop alambiquée pour plaire à Harlock. Cela sonnait comme un reproche déguisé en compliment. Il avait l'habitude, Mel lui en jetait sans cesse à la figure. Le plus compliqué consistait à trouver où se cachait le reproche.
Entre-temps, l'amiral s'était rassis à son bureau.
— En raison de votre âge et de votre passif, vous êtes admis par dérogation spéciale, annonça l'Illumidas. La période probatoire est de trois mois et court jusqu'aux examens intermédiaires. Si vos résultats sont satisfaisants, vous serez intégré de façon définitive.
L'Illumidas alluma sa console.
— À condition que vous ne vous soyez pas fait virer avant, évidemment, termina-t-il.
Harlock enfonça les mains au plus profond de ses poches pour que l'amiral ne le voie pas serrer les poings. Il lui aurait bien dit ses quatre vérités tout de suite, mais il n'était pas idiot au point de ne pas se douter que cela lui vaudrait très probablement un aller simple vers la sortie. Mel risquait de ne pas apprécier.
Et puis il devait bien avouer qu'il était curieux de tester leur dernier modèle de simu.
— Alors... énonçait l'amiral en même temps qu'il pianotait sur l'écran tactile de sa console. Inscription par dérogation spéciale... Nom : Harlock... Prénom : Franz...
— Seulement Harlock, coupa celui-ci.
— ... Transfert depuis l'Académie Astronavale, Terre...
— Seulement Harlock, insista l'adolescent en détachant chaque syllabe.
L'amiral haussa un sourcil et consulta brièvement Hardner du regard. Harlock ne parvint pas à déchiffrer la teneur de l'échange muet, mais l'Illumidas parut s'en satisfaire.
— C'est noté, céda-t-il.
Une imprimante cracha une feuille plastifiée. L'amiral la tendit à Harlock après l'avoir relue une dernière fois.
— Vous pouvez retirer votre uniforme et votre paquetage auprès de l'officier de permanence. Il vous montrera également les dortoirs. Après cela...
L'Illumidas agita une deuxième feuille tandis que le coin de sa bouche se soulevait légèrement.
— ... vous vous rendrez aux quartiers de détention. Cinq jours d'arrêt.
— Mais je...
— Cinq jours, coupa l'amiral. Pour vous être battu dans l'enceinte de l'école. C'est la règle. Je ne fais pas dans le favoritisme, jeune homme.
Harlock hésita avant de saisir la feuille. Il avait l'impression très nette d'être en train de se faire piéger. S'il cédait maintenant, cela le placerait-il en position de faiblesse ? Pire, s'il ne cédait pas, cela l'empêcherait-il de poursuivre ses rêves ?
Il visait les étoiles. Cela avait toujours été ainsi, aussi loin qu'il s'en souvienne. Il avait rapidement compris que le chemin pour y parvenir serait semé d'embûches : les étoiles étaient réservées aux adultes...
Le silence s'éternisa. Mel le rappela à l'ordre d'une tape derrière la tête. Les étoiles étaient belles mais trompeuses ; elles broyaient ceux qui s'approchaient d'elles sans connaître leurs dangers.
— Ce sera tout, conclut l'amiral. Vous pouvez sortir.
La connaissance n'était pas innée. Il en avait besoin. Maîtrise les règles pour mieux les contourner à l'avenir.
Il en avait besoin. Pour les étoiles. Pour son indépendance. Sans un mot, l'adolescent attrapa les deux feuilles plastifiées. Son admission, sa punition. La punition était une défaite.
Mais un pas de plus vers sa liberté.
Il sortit sans baisser le regard.
—————
Mel Hardner lâcha un soupir de soulagement sitôt Harlock hors du bureau. Il avait craint jusqu'à la dernière seconde que ce sale gosse ne fasse capoter son idée géniale. Peut-être avait-il enfin fini par comprendre qu'il fallait qu'il arrête de faire n'importe quoi s'il voulait avoir une chance de décrocher un brevet de pilote.
— Bon sang, j'ai bien cru qu'il allait tout plaquer quand tu lui as annoncé ses cinq jours, Zeda. Ce petit monstre est la pire tête de mule que j'ai jamais vue.
L'amiral Zeda se permit un sourire franc, que Mel lui rendit de bon cœur. Les deux hommes avaient partagé des heures sombres. Leurs parcours avaient divergé, mais la confiance et le respect mutuel demeuraient.
— J'ai l'impression que ce sera dur de lui arracher un « à vos ordres amiral », acquiesça l'Illumidas. Je me trompe ?
— C'est la crise de l'adolescence. Ça lui passera... j'espère.
— La crise de l'adolescence... Il est quand même un peu jeune, non ?
Hardner balaya l'objection de la main.
— Je suis sûr qu'on peut trouver des précédents.
— C'est évident. Il y en a toujours en temps de guerre, Mel... Les recruteurs sont moins regardants.
— Mouais... Nous ne sommes plus en guerre, Zeda.
L'Illumidas lui renvoya un regard voilé de tristesse.
— Cesse de te mentir, vieux pirate, tu sais très bien que ce n'est pas le cas. Nous sommes dans une accalmie. Uniquement une accalmie.
Zeda se voûta imperceptiblement. L'amiral avait traversé bien des campagnes, Mel en était conscient. Le poids des morts qu'il avait laissés derrière lui pesait sur ses épaules chaque jour un peu plus. C'était leur lot à tous, pensa Hardner, eux qui se retrouvaient plus souvent qu'à leur tour en première ligne.
Fort d'une expérience solide, l'Illumidas reprit toutefois vite un masque impénétrable. L'administration llumienne tolérait mal les faiblesses.
— Quoi qu'il en soit, Mel, ton protégé a été admis bien qu'il soit deux ans plus jeune que l'âge minimal. C'est le moins que je puisse faire pour toi... en souvenir du bon vieux temps.
— Vingt ans ? calcula Hardner. Il ne les a pas, Zeda.
— Non. Mais les dix-huit ans que tu m'as vendus ne passeront jamais auprès du Conseil Impérial Militaire. Et je ne pense pas qu'il les ait non plus.
Hardner écarquilla les yeux.
— Le Conseil Impérial... Attends, tu vas faire un rapport ?
— Évidemment. S'il a le potentiel que tu lui prêtes, sa carrière devrait être suivie de près.
Le contrebandier secoua la tête. La perspective ne lui plaisait que modérément. Le Conseil Impérial Militaire llumien était... eh bien, comme son nom l'indiquait, constitué de militaires llumiens. Ces gens-là étaient dépourvus de tout humour. S'ils se penchaient sur la situation d'Harlock, ils allaient fatalement s'intéresser à lui... et à ses affaires, à la limite de la légalité.
Hardner fit claquer sa langue contre son palais. Allons, le gosse valait bien ça.
— Il veut un vaisseau, Zeda. S'il obtient sa licence, ce sera un bon début. Mais je suis prêt à parier qu'il ne servira jamais dans votre armée. C'est un humain, je te rappelle.
Zeda étira les lèvres. Son sourire pincé était beaucoup plus calculateur, cette fois-ci.
— Oui, j'ai vu... On le suivra de près, Mel, répéta l'Illumidas d'une voix doucereuse. Et c'est d'autant plus vrai s'il décide de passer à l'ennemi.
—————
À travers la vitre du bureau, Harlock aperçut l'amiral échanger une poignée de main avec Hardner. Quand ces deux-là s'étaient-ils connus ? La bataille des Colonies ? Les campagnes sanglantes qui l'avaient précédée ? L'adolescent observa attentivement le contrebandier lorsqu'il le rejoignit. Avec sa mine fatiguée, ses cheveux en bataille et son allure débraillée, Mel n'avait décidément rien d'un général.
— Quelque chose t'embête, constata l'adulte.
— Tu étais général dans quelle armée, Mel ? demanda Harlock innocemment.
Si les yeux d'Hardner avaient lancé des flammes qui ne soient pas métaphoriques, il ne serait plus resté de l'adolescent qu'un petit tas de cendres.
— Écoute microbe, je ne te pose pas de questions sur ton passé et tu n'en poses pas sur le mien, d'accord ?
— Mrf. – Harlock fronça les sourcils – Apparemment ça n'inclut pas de ne pas donner mon prénom à n'importe qui, grommela-t-il.
Hardner eut un geste agacé.
— Tu es pénible avec ça, microbe. C'est le nom qui est marqué sur la gourmette que tu portes, merde ! Tu t'attends à quoi, que les gens se contentent de « Harlock-tout-court » ?
Harlock grogna une réponse inaudible. Oui, c'était ce qu'il attendait. « Les gens » allaient devoir s'y habituer. Il souffla de frustration. Pourquoi tout était-il toujours si compliqué ?
L'adolescent reporta son attention sur les deux feuilles plastifiées de l'amiral.
— C'est où, l'officier de permanence ? se plaignit-il. Est-ce qu'il faut que je devine comment est agencée cette école ?
— Ah ! Tu veux que je te chaperonne, microbe ? se moqua Hardner.
— Non, ça va.
Pff.
— N'oublie pas tes cinq jours d'arrêt, continua le contrebandier sur le même ton. ... Et essaie de ne pas en reprendre une couche après ça, hein ?
Harlock haussa les épaules.
— Il n'y aura pas de problèmes si personne ne me provoque, siffla-t-il entre ses dents.
— Oui, c'est bien ce qui me fait peur, soupira Hardner.
—————
Une fois seul, Harlock prit le temps de se repérer dans l'immense bâtiment de l'École Militaire. Et puis il n'était pas franchement pressé de se retrouver en détention, à vrai dire.
Le grand hall d'entrée était vide. Où les cadets avaient-ils disparu, peu importait (en cours, probablement), mais au moins avait-il le champ libre pour détailler tranquillement les lieux. L'adolescent s'avança avec confiance au centre du hall. À son extrémité, un double escalier montait vers les étages. Les salles de classes devaient se trouver là-haut, déduisit-il. Peut-être le simu y était-il aussi installé, il y avait la place, non ? Harlock fit la moue. ... À moins qu'il n'ait été placé dans un bâtiment annexe. Et les dortoirs, tiens, où les avaient-ils mis ?
— Je peux vous renseigner ?
Ah, merde. Un cerbère. L'Illumidas qui l'avait interpellé était presque aussi large que haut. Pas dans le sens « gros et pataud », mais plutôt « méchante montagne de muscles ». Le fait qu'il arbore une moustache fournie et des favoris bouclés ridicules n'atténuait pas l'impression de force brute qu'il dégageait par sa seule présence.
Harlock étudia les différentes possibilités qui s'offraient à lui. La fuite était l'option la plus évidente (l'adolescent courait vite et ne doutait pas de distancer facilement son adversaire), mais impliquait de quitter l'école pour être couronnée de succès. L'attaque frontale se révélait plus problématique (un coup dans l'entrejambe suffirait-il à mettre à terre ce type ? Si oui, et après ?), d'autant que la menace de jours d'arrêt supplémentaires planait toujours sournoisement.
— Les visites sont interdites, s'impatienta l'Illumidas.
Il s'agissait peut-être du gardien. Les écoles avaient-elles besoin d'un concierge ? Harlock tiqua. Ou alors c'était l'officier de permanence. L'adolescent se rappelait que l'Acastro possédait un poste du même genre.
— Je cherche l'officier de permanence, répondit-il. ... Monsieur, ajouta-t-il après réflexion.
Se forçant à faire preuve de bonne volonté, l'adolescent tendit les feuilles de l'amiral.
— Je viens d'être admis. Il faut que je récupère un uniforme auprès de l'officier de permanence. Et un lit.
L'Illumidas lui arracha les documents d'un geste sec. Sa moustache s'agita curieusement tandis qu'il lisait.
— Une inscription et une détention en même temps ? Mais d'où tu sors, toi ?
Pour garantir la poursuite de son cursus scolaire, Harlock décida de s'abstenir désormais de répondre à de telles questions. Il avait un challenge à relever, après tout, et la première étape consistait déjà à rester dans cette foutue école. Il ignorait combien de temps il pourrait tenir cette résolution, mais pour l'instant il était très certainement préférable de se réciter la table de multiplication par treize.
— Tout a l'air en règle, j'y crois pas ! continuait l'Illumidas du même ton éberlué. Je... – Il cligna des yeux plusieurs fois – ... C'est moi l'officier de permanence aujourd'hui, se reprit-il. Major Ibriss. Je vais m'occuper de toi.
Harlock se raidit lorsque le major le saisit par le bras, et fit appel à toute sa volonté pour ne pas écouter son instinct qui lui criait de griffer et mordre. Treize fois dix-sept... songea-t-il. L'autre fit mine de ne rien remarquer et l'entraîna vers un guichet de l'autre côté du hall. Une femme d'âge mûr – une humaine – les y accueillit avec un sourire resplendissant.
— Qu'est-ce que tu nous as déniché, Yon ? s'exclama-t-elle.
Elle portait un uniforme de l'armée llumienne, tout comme le major, mais les grades sur ses épaules ne disaient rien à Harlock. Elle n'appartenait pas à la caste navigante, en tout cas : il aurait reconnu les parements.
— Un nouveau, répondit le major. Il lui faut un trousseau, tu peux lui trouver ça ?
La femme se pencha par-dessus le comptoir du guichet et détailla Harlock sans complaisance.
— Tu as plutôt la taille crevette, toi, dis donc... Je ne suis pas sûre de pouvoir tout te fournir.
Elle disparut dans son antre avant qu'Harlock ne puisse protester, et revint bientôt avec une pile de vêtements soigneusement pliés.
— Voilà, déclara-t-elle. Une paire de rangers, un pantalon de travail, deux chemises, la tenue de sport et les tee-shirts. Il n'y a pas le compte parce que je ne possède pas beaucoup d'exemplaires en petit gabarit, mais je vais faire une commande. Ça devrait arriver d'ici trois à quatre jours.
Elle adressa à l'adolescent une mimique d'excuse.
— Il faudra vous passer d'uniforme de cérémonie jusque-là, termina-t-elle.
— Ça ne posera pas de problème, intervint le major. Il a reçu des jours d'arrêt.
— Quoi, déjà ?
L'Illumidas haussa les épaules. Harlock s'employa à multiplier treize par trente-neuf. La femme n'insista pas.
— Faut signer la prise en charge, dit-elle en posant le paquetage sur le comptoir.
Le major hocha la tête et poussa d'une bourrade Harlock vers le guichet.
— Signe-moi ça, et ensuite tu as deux minutes pour t'habiller, ordonna-t-il. Tu as des vestiaires là-derrière.
Le délai était trop court pour qu'Harlock ait le temps de multiplier treize par quoi que ce soit. Il était d'ailleurs toujours en train de se battre contre les lacets de ses rangers lorsque le major le sortit manu militari du vestiaire.
— Terminé ! Va falloir apprendre à ne pas traînasser, cadet !
Il allait surtout falloir plus que des multiplications par treize pour continuer à faire profil bas, nota Harlock, qui se demanda si cette démonstration d'autorité imbécile était un échantillon de la « discipline militaire » qu'avait évoquée Hardner. Le simu avait intérêt à valoir le coup.
Les dortoirs se situaient dans une aile adjacente au bâtiment principal. L'adolescent boitilla derrière le major dans un dédale de couloirs en essayant 1) de ne pas perdre ses rangers et 2) de ne pas se prendre les pieds dans les lacets dénoués. De la discipline militaire, pfeuh ! pesta-t-il entre ses dents. Ça n'avait aucun intérêt et il détestait ça.
— Ton caisson. Pose tes affaires.
Le major lui désignait un placard métallique d'à peine un mètre de haut et d'une cinquantaine de centimètres de large. Harlock jeta le tas de vêtements à l'intérieur. Hé, il ne fallait pas un cadenas, sur ce truc ?
— Et comment... commença-t-il.
— Non, trancha le major. Plus tard.
L'Illumidas agita les feuilles plastifiées.
— T'es en détention mon gars, rappelle-toi.
Ah oui. Zut.
Harlock s'attendait vaguement à des cachots et, euh... eh bien, c'était le cas. Le bâtiment « de détention » était semi-enterré derrière l'aile des dortoirs (et visiblement juste devant une piste d'athlétisme), avec des soupiraux crasseux en guise de fenêtres. Il ne manquait que la paille dans les cellules et des instruments de torture médiévaux sur les murs pour parfaire le tableau.
Tandis que le major discutait formalités administratives avec un collègue (un sergent de la flotte, d'après les galons), l'adolescent se dit que bon, cinq jours là-dedans ce n'était pas la mort non plus, et au moins personne ne viendrait l'emmerder avec de la discipline militaire dans l'intervalle. Malheureusement, il s'avéra que les « jours d'arrêt » de l'École Militaire d'Itandir ne fonctionnaient pas ainsi.
— Il reste deux heures trente de corvées, annonça le major d'une voix beaucoup trop enjouée. Allez hop ! Suis-moi ! Tu vas faire du rangement d'archives, ça t'apprendra la rigueur !
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« Les Archives » de l'École Militaire ressemblaient davantage à un hangar bordélique qu'à l'idée qu'Harlock se faisait d'une salle d'archives dans une école. Le local, immense et à l'écart du bloc de bâtiments « salles de classes – dortoirs – cachots », était empli de rangées de caisses de toutes tailles, empilées du sol au plafond. Il n'y avait pas que des cristaux de données là-dedans, c'était évident. Harlock tenta de déchiffrer les étiquettes discrètement. Il pensa « contrebande ». Il y avait peut-être des affaires à réaliser par ici. Comment pouvait-on sortir une caisse de la pièce sans être vu ?
Le major le planta là après l'avoir confié aux bons soins du responsable du lieu (un Illumidas voûté aux cheveux blancs et clairsemés, à la voix chevrotante et à la démarche claudicante). Le vieillard lui désigna un tas de caisses, lui donna une liste de numéros (les emplacements de rangement dans les allées, déduisit Harlock), et le laissa se débrouiller. Perplexe, Harlock attendit une ou deux minutes et constata que non, personne ne contrôlait ce qu'il faisait. Il aurait très bien pu attendre sans bouger que quelqu'un vienne le récupérer pour le ramener aux cachots (ou ouvrir une caisse et se servir ni vu ni connu), mais il avait à disposition un chariot élévateur.
L'adolescent passa en conséquence les dix minutes suivantes à tester les capacités de l'engin (et à ranger des caisses, donc), puis il décida de corser un peu les choses en augmentant la vitesse. On pouvait faire des dérapages sympas dans les allées avec ce petit bolide, c'était rigolo.
— Bon sang ! Attention !
D'un coup de volant, Harlock évita de justesse un deuxième chariot qui déboulait d'une allée perpendiculaire. La manœuvre le fit hélas percuter une pile de caisses, qui s'effondrèrent avec fracas.
— Hey ! Regarde un peu où tu vas, espèce de...
Harlock s'interrompit. L'autre conducteur était le cadet llumien contre lequel il venait de se battre. Et qui le fusilla de l'œil qui n'avait pas enflé.
— Toi décidément, tu me portes la poisse, siffla l'Illumidas.
Harlock serra les mâchoires. Si le cadet souhaitait reprendre leur « explication », il allait trouver à qui parler ! Mais l'Illumidas n'avait de toute évidence pas la tête à ça. Il descendit de son véhicule, contempla les dégâts d'un air abattu, se massa les tempes et laissa échapper une grimace de douleur lorsqu'il toucha un récent hématome.
— Comme si j'avais besoin de ça maintenant...
Puis il reporta son attention sur Harlock.
— Qu'est-ce que tu fous dans cet uniforme ? lui lança-t-il avec morgue.
— J'ai été admis, se défendit Harlock.
— Et qu'est-ce que tu fous ici à m'emmerder ?
L'adolescent haussa les épaules.
— J'ai pris cinq jours.
L'autre le considéra avec un intérêt renouvelé.
— Le vieux Zeda est un connard psycho-rigide mais au moins il fait preuve d'équité, commenta-t-il.
Sa voix avait perdu ses accents agressifs. Bien sûr, on n'était pas encore sur un ton amical, mais c'était déjà une amélioration. Harlock choisit de rester sur ses gardes : un accident de chariot élévateur ne suffisait pas pour qu'il accorde sa confiance à son vis-à-vis. Le cadet llumien, lui, avait toutefois opté pour l'ouverture.
— Raiham Shel't, se présenta-t-il. Tu peux m'appeler Ray. Tu n'es pas un peu jeune pour être cadet ?
Harlock hésita, repensa aux paroles de l'amiral, à Hardner, à ses objectifs, et décida finalement qu'il ne pouvait pas considérer tout le temps tout le monde comme son ennemi. Un allié pouvait être utile, non ? Que risquait-il à tenter le coup ?
— Harlock, répondit-il.
Ray ne renchérit pas sur une remarque stupide du genre « Harlock tout court ? ». Un bon point pour lui, et la preuve que quoi que prétende Hardner, les gens s'accommodaient très bien du « tout court ». Quant à la question sur sa jeunesse... eh bien, il allait faire comme si elle n'avait pas été posée, hein ?
Le cadet se rapprocha, posa nonchalamment le coude sur le capot du chariot élévateur d'Harlock, et étudia le monticule de caisses effondrées d'un regard critique.
Puis il lui fit un clin d'œil.
— Okay, énonça-t-il. Je propose qu'on reprenne chacun notre liste, qu'on range les archives qu'on nous a demandé de ranger, qu'on rende compte et qu'on fasse comme si ceci – il désigna le tas sens dessus dessous – était tout à fait normal et absolument pas de notre fait. Deal ?
Harlock leva un sourcil. Les Illumidas traînaient derrière eux une réputation de rigueur maladive, de droiture jusqu' la caricature et de respect absolu du protocole, des lois et de la plus petite formalité administrative. Des types très ennuyeux, en somme.
Apparemment, il ne s'agissait pas d'une généralité.
L'adolescent serra la main tendue du cadet.
— Deal, sourit-il.
Peut-être allait-il se plaire ici, en fin de compte.
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