Chapitre 1


— Voyous ! Revenez !

Il pleuvait. Le soleil perçait rarement sur l'astroport d'Itandir. Un brouillard humide se répandait petit à petit sur la ville, s'infiltrait dans chaque ruelle, engloutissait les bâtiments. Se jouant des pavés glissants d'humidité, deux fines silhouettes encapuchonnées slalomaient entre de rares passants indifférents. Une quinzaine de mètres plus loin, un homme d'âge mûr vêtu d'une blouse blanche s'époumonait en vain devant la devanture d'un magasin de fournitures médicales.

— Si je vous attrape, vous allez prendre la correction de votre vie !

L'homme fit quelques pas dans la direction des fuyards, puis renonça. De ce côté de la ville, la frontière entre les quartiers Nord et Sud était floue. Il existait tout de même une limite tacite qu'il était imprudent de traverser, surtout dans ce sens. Inutile de risquer une agression désagréable pour une poignée de boîtes glissées dans une poche. L'assurance rembourserait.

La brume avala les deux voleurs. L'instant d'après, le silence était retombé dans la rue.

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Rapport de plainte n° 999-6, bureau de police annexe, bloc V.

Enregistrement automatique effectué par M. Doornik (D.K., mat. 88-5CA42), pharmacien, domicilié bloc Y-9 (quartier Sud).

Motif : vol de médicaments type solucine. Montant : 158,5 crédits.

Contrevenants non identifiés.

Suite à donner : néant.

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— Je suis rentré !

Harlock referma la porte de la boutique avec précaution. Officiellement, le local était déclaré au ministère du commerce en tant que « kiosque à journaux ». Moins de deux semaines avaient toutefois suffi pour transformer le magasin en ce qu'il était réellement : un bric-à-brac bordélique, qui semblait vouloir concurrencer les plus prestigieuses chaînes de distribution de la ville en exposant une impressionnante diversité de produits. On devait certainement trouver des magazines sous les montagnes de caisses empilées, mais Harlock doutait qu'une seule holo-revue ait jamais été vendue en ces lieux depuis leur ouverture. Non, le chiffre d'affaires se réalisait ailleurs... avec des ventes à la limite de la légalité, Harlock en était certain : Mel Hardner, qui avait acquis le local pour une bouchée de pain avant même d'avoir atterri sur cette planète, avait fait de la contrebande sa source principale de revenus. Et il se débrouillait plutôt pas mal, il fallait le reconnaître. Harlock se demandait toujours par quels moyens et auprès de quels fournisseurs Mel parvenait à s'approvisionner aussi vite.

Le contrebandier s'extirpa d'une pile branlante de cartons qui, si l'on en croyait leurs étiquettes, contenaient du lait en poudre. C'était un homme de taille moyenne aux tempes grisonnantes, les traits marqués par toute une vie passée dans l'espace. Pour les jeunes yeux d'Harlock, il s'agissait d'un vieil homme lent, timoré, d'une prudence excessive, ennuyeux... Tout ce que l'adolescent détestait. Cela ne l'empêchait cependant pas d'admirer son aîné : il possédait un vaisseau. Et le caractère qu'il fallait pour se faire respecter. À coups de gifles bien senties, en général.

— Tu as vu l'heure, microbe ? l'apostropha Hardner d'un ton rogue. Qu'est-ce que t'as encore foutu ?

Harlock se renfrogna. D'accord, il n'avait pas atteint sa carrure d'adulte (il espérait bien encore gagner quelques centimètres d'ici un à deux ans), mais il avait dépassé le statut de « microbe » depuis plusieurs années déjà. Il savait se débrouiller seul, bordel ! Il n'avait pas besoin d'une nounou en permanence sur son dos ! Malheureusement, Hardner s'obstinait toujours envers et contre tout à le traiter comme un enfant.

Pour l'heure, le contrebandier fixait un espace vide à côté d'Harlock d'un regard suspicieux comme s'il s'était attendu à y trouver quelque chose. Quelqu'un, en l'occurrence.

— Tu étais avec Morgane, c'est ça ?

Harlock haussa les épaules sans répondre.

— Je t'ai déjà interdit de traîner avec elle, ajouta Hardner. Il va falloir que je te le répète combien de fois ?

— Oh, ça va... répliqua Harlock avec désinvolture. Bob la connaît, après tout. Paraît même qu'il l'a hébergée une paire d'années, tu sais ?

L'adolescent se raidit lorsque le contrebandier le saisit fermement par le bras.

— Je me fiche que le vieux poulpe ait recueilli d'autres voyous avant toi et qu'il les ait laissés mal tourner, gronda-t-il. C'est toi que j'ai dans les pattes, c'est toi que je surveille. Je t'interdis de traîner avec elle. C'est clair ?

— Mff.

— Et je t'interdis d'aller « marauder » dans le quartier Sud. Tu vas finir par te faire ramasser par la police et je n'ai pas envie de devoir encore aller te chercher au poste.

Harlock ne chercha pas à nier. C'était inutile. Mel était toujours très bien informé sur ses allées et venues. Trop bien, même.

— Vide tes poches, reprit Hardner.

Quoi ?

— Vide tes poches, microbe. Je ne le répéterai pas une troisième fois.

Alors là, hors de question. Harlock recula d'un pas. Sans quitter Hardner des yeux, il calcula ses chances d'atteindre la porte de la boutique avant l'adulte pour échapper à une inspection de poches en règle : elles étaient faibles. Très faibles. Mel possédait de bons réflexes.

Brisant le silence tendu qui s'était installé, les clochettes de l'entrée tintinnabulèrent soudain avec fracas.

— Salut la compagnie ! s'exclama une jeune femme échevelée lorsqu'elle pénétra hors d'haleine dans le magasin. ... J'ai de la marchandise à écouler, ajouta-t-elle avec un sourire innocent. Vous payez en cash ?

Hardner ne dit rien, mais l'expression de ses yeux était éloquente. La fille ne se démonta pas et le gratifia d'une mimique narquoise, dévoilant une rangée de dents blanches aux canines un peu trop pointues.

— Si tu manques de liquidités je peux te faire une avance, Hard', continua-t-elle. Mais il faut qu'on s'accorde sur ta commission dès maintenant.

Elle était néo-humaine. On en voyait rarement en dehors des Colonies Radioactives. Certains tentaient de s'installer aux abords des astroports les plus fréquentés et quelques ghettos barricadés voyaient parfois le jour çà et là, mais en général les néo-humains évitaient tout contact avec les autres espèces galactiques. La plupart possédaient des caractéristiques physiologiques dangereuses, notamment pour les humains... en particulier une radioactivité galopante.

Morgane ne s'était pas étendue sur le sujet mais ses cheveux rouge vif et sa peau verdâtre devenaient légèrement phosphorescents dans la pénombre. Harlock ne savait pas vraiment ce qu'il fallait en conclure. Il avait néanmoins fait attention à ne jamais rester trop prêt de la néo-humaine trop longtemps, et à ne surtout pas la toucher.

Hardner ne prit pas cette peine et poussa Morgane d'une bourrade vers l'arrière de la boutique.

— J'ai toutes les liquidités qu'il faut, ne t'inquiète pas pour moi, grogna-t-il. Mais n'espère pas que j'accepte ta came avec le sourire.

Le contrebandier pointa Harlock du doigt.

— Ne l'entraîne pas dans tes magouilles, compris ? J'essaie de lui donner des perspectives viables, moi ! Je n'accepterai pas qu'il devienne un délinquant analphabète comme tous ceux qui moisissent dans cette foutue ville !

— Tu peux me corriger le dernier exercice que tu m'as donné, intervint Harlock, vaguement vexé par le qualificatif « analphabète ». J'l'ai fait.

— Plus tard, rétorqua Hardner. Dehors.

La porte claqua au nez de l'adolescent avant qu'il n'ait le temps de répondre.

— Si tu ne veux pas que je vire délinquant, il faudrait déjà que tu ne me jettes pas à la rue quand j'essaie de faire des efforts, vieux hibou, maugréa-t-il.

Il tourna les talons avec une moue dédaigneuse. Que Mel ne s'attende pas à ce qu'il reste devant le magasin comme un bon petit obéissant et repenti ! Harlock tendit l'oreille : des éclats de voix parvenaient jusqu'à la rue depuis l'intérieur de la boutique, trop étouffées toutefois pour qu'il puisse distinguer la nature de la dispute. Qui était en rapport avec lui, à n'en pas douter. Ou avec l'objet de cette expédition dans le quartier Sud.

Harlock plongea les mains dans ses poches et en ressortit son maigre butin. Des boîtes de comprimés. Sept. Le reste (plus ou moins la même quantité) se trouvait dans le blouson de Morgane. Harlock secoua la tête de dépit. La néo-humaine avait-elle vraiment pensé réussir à vendre sa prise à Hardner ? L'adolescent pinça les lèvres. Ah, bah. Tant pis, qu'elle se débrouille.

Il connaissait une meilleure adresse.

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À l'inverse des quartiers Sud, structurés en blocs hiérarchisés en dehors des axes d'approche de l'astroport, les habitations des quartiers Nord avaient proliféré au pied des pistes, encerclaient l'astroport et s'étalaient de façon tentaculaire jusqu'aux contreforts rocheux qui jouxtaient la ville, à une quinzaine de kilomètres de là. Rampant sous les tubes de transport sécurisés qui reliaient l'astroport aux beaux quartiers, le bidonville étendait son emprise telle une fourmilière anarchique. En son sein grouillait un échantillon hétéroclite de la diversité galactique : mécas déchus mendiant (ou volant) leurs pièces de rechange, vétérans alcooliques hantant les bars glauques, mercenaires en quête d'employeurs, trafiquants, contrebandiers, et même quelques gens honnêtes.

Gangs et bandes armées se partageaient les blocs et faisaient régner un semblant d'ordre. En général, cela se résumait à « la loi du plus fort prévaut ».

La police d'Itandir avait depuis longtemps renoncé à contrôler la zone.

                                                   —————

Il était près de midi. Harlock entra d'un pas décidé dans ce qu'un panonceau discret appelait le « Metal Bloody Saloon ». Les piliers de bar habituels étaient à leur place et un client égaré – et inconscient – déjeunait sur une table du fond. Le barman, un Octodian, s'occupait de la plonge. Ses nombreux bras exécutaient un ballet compliqué pour nettoyer, sécher et ranger les verres comme seuls les Octodians en avaient le secret.

— Retourne chez ta mère, morveux ! lança un des hommes accoudés au comptoir.

L'Octodian le rabroua d'une de ses mains encore libres.

— Suffit, asséna-t-il. Je le connais.

L'homme n'insista pas et battit en retraite avec son verre.

— Qu'est-ce que tu viens foutre ici, gamin ? ajouta le barman à l'intention d'Harlock.

L'adolescent serra les mâchoires, bien décidé à ignorer les sobriquets dont il avait été gratifié. Il lui en coûtait davantage de faire abstraction du « morveux » que du « gamin » paternaliste du barman, mais ce n'était pas le moment de faire un scandale.

— Shark est là ? demanda-t-il.

Le barman grommela une phrase indistincte tout en lui adressant un regard réprobateur.

— Tu vas te faire engueuler par Mel, lâcha-t-il finalement.

— Ça ne le regarde pas. ... Il est là, ou pas ?

L'Octodian soupira. Harlock avait eu maintes fois l'occasion de constater qu'il était beaucoup moins conciliant qu'Hardner lorsque l'adolescent dépassait des frontières à ne pas franchir (et beaucoup plus brutal aussi). Heureusement, les limites du barman étaient également beaucoup plus larges que celles de Mel.

— Il est en haut, céda-t-il.

Harlock le remercia d'un demi-sourire et grimpa quatre à quatre les marches vers le premier étage. Le gorille qui gardait le palier réagit avec quelques secondes de retard, trop tard pour empêcher Harlock de pousser la porte du petit salon privé qui surplombait le bar. Shark était... Oups. Peut-être aurait-il dû frapper.

— Putain de bordel de merde ! jura l'homme en attrapant son pantalon.

Les deux filles qui l'enlaçaient la seconde d'avant poussèrent de petits couinements. L'une d'elles se couvrit d'un drap. L'autre traversa la pièce entièrement nue et ramassa une robe minuscule abandonnée sur une chaise.

Plus gêné qu'il ne voulait l'admettre, Harlock croisa les bras pour se donner une contenance. Bon, vu les circonstances, il pouvait a priori se passer des politesses d'usage et entrer directement dans le vif du sujet.

— J'ai de la solucine, annonça-t-il.

Shark fronça les sourcils mais fit néanmoins signe aux filles de sortir.

— Tu commences sérieusement à me casser les couilles, petit génie.

Shark dirigeait un des réseaux de contrebande les plus importants de la ville, de la planète et du quadrant tout entier (même si la part de vantardise là-dedans ne devait pas être négligeable). Son activité s'était diversifiée dans des domaines parfois diamétralement opposés, mais il tenait les multiples ramifications de son organisation d'une main de fer, et ses nombreuses tractations avec à peu près tout le monde lui avaient apporté notoriété et respect. Le fait qu'il mesurait presque deux mètres dix et savait plier un tube d'acier à mains nues devait jouer, aussi.

Harlock le fixa droit dans les yeux. L'avantage, c'était qu'à la différence de Mel, Shark ne l'embêtait pas avec d'inutiles questions d'éthique.

— J'avais cru comprendre que vous aviez des difficultés à vous en procurer, rétorqua-t-il tout en posant les boîtes de comprimés sur la table la plus proche.

Shark joignit ses doigts en pyramide sous son menton et se fendit d'un rictus mauvais.

— Mon garçon, quand j'ai besoin de « me procurer » quelque chose, ce n'est pas pour jouer à la dînette. Qu'est-ce que tu veux que je foute de... – l'homme balaya l'air devant lui de la main – ... sept malheureuses boîtes ?

— Regarder le nom du fournisseur, obtenir la date de livraison du prochain cargo de la même compagnie qui déchargera ici, pirater son ordinateur de bord et récupérer discrètement sa cargaison. C'est dans vos cordes, non ?

Harlock resta impassible tandis que le regard gris acier de Shark le transperçait. La manœuvre qu'il venait de décrire était dans les cordes de Shark : c'était même ainsi que le contrebandier procédait. L'adolescent le savait parce que Morgane le lui avait dit (la néo-humaine avait de toute évidence déjà plusieurs opérations identiques à son actif).

L'étape la plus délicate concernait le piratage du cargo : si l'ordinateur principal du vaisseau attrapait un virus, même mineur, les échanges de données par le réseau étaient bloquées automatiquement et l'appareil parqué dans une des zones de quarantaine de l'astroport. Il s'agissait d'une mesure de sécurité normale, bien connue des trafiquants. De par leur fonction, les zones de quarantaine étaient en effet isolées, et donc se « visitaient » plus aisément. Le problème bien sûr, c'était que le terminal utilisé pour injecter le virus était en retour fatalement compromis... et que pour qui vivait dans l'illégalité, les terminaux « propres » capables de se connecter au réseau de navigation galactique sans déclencher les alarmes étaient rares et précieux. Shark n'allait pas en gaspiller un s'il estimait que le jeu n'en valait pas la chandelle.

Après un examen implacable, l'homme se renversa en arrière sur sa chaise.

— C'est dans mes cordes, petit génie. Tu as raison.

Le contrebandier désigna les boîtes.

— J't'en donne dix crédits.

— Eh ! Faut que je vous lise le prix sur l'étiquette ? protesta Harlock. Il y en a pour dix fois plus, au moins !

— Tu ne me feras pas croire que tu as acheté ça, mon garçon. Trente.

— Cinquante.

— Trente-cinq, et c'est mon dernier prix, trancha le contrebandier en posant une liasse de billets devant lui.

Harlock hésita une fraction de seconde. En réalité, il n'était pas intéressé par les quelques crédits qu'il allait empocher grâce à un vol à l'étalage sans envergure. Non, le plus important à ses yeux, c'était justement l'opération que Shark allait monter après cela... Une opération à laquelle l'adolescent aurait beaucoup aimé participer. Ne serait-ce que pour gagner en légitimité auprès des vieux briscards.

Le dilemme se résumait donc de la façon suivante : s'il acceptait l'argent sans broncher, alors il cautionnait de fait la place qui lui était attribuée pour l'instant – à savoir, tout en bas de l'échelle. S'il ergotait sur le prix pour grappiller cinq ou dix crédits supplémentaires, il montrait à Shark qu'il ne se résignait pas à un rôle de sous-fifre insignifiant.

— Tu te décides ou c'est la porte, petit.

Et, bien sûr, s'il se rebellait il risquait aussi de se faire éjecter manu militari.

Harlock empocha la somme avec un grognement. Toujours ça de pris, mais bon...

— Ha ! Tu ne trouveras pas mieux ailleurs, petit génie ! se moqua Shark.

L'adolescent se raidit. Se soumettre ? Ça, jamais ! Les tarifs de Shark étaient étudiés pour que ses fournisseurs en retirent tout juste de quoi vivre. Juste assez. Et surtout, trop peu pour pouvoir la jouer solo. Ainsi fonctionnaient les affaires dans le « milieu ».

Harlock n'avait pas la moindre intention de s'y plier.

— Qu'est-ce que vous en savez ? rétorqua-t-il crânement.

— Le capitaine Melvin Hardner est un homme pétri de principes, susurra Shark. Mais je ne t'apprends rien puisque tu habites chez lui...

La phrase resta en suspens. Elle sonnait comme une menace. C'en était d'ailleurs probablement une. Shark avait dû cataloguer Mel Hardner comme un concurrent potentiel à peine sa boutique ouverte sur Itandir.

Un léger sourire au coin des lèvres, Shark fixait Harlock sans bouger. L'homme attendait une réaction de sa part. Une réaction à propos d'Hardner, à n'en pas douter. Ou une réaction à propos de son vaisseau. Depuis son arrivée, le Phényx éveillait les convoitises, Harlock en était bien conscient. Le Phényx et ses moteurs warp, le Phényx et ses soutes spacieuses, le Phényx et son dispositif de furtivité...

Malgré lui, Harlock détourna le regard. L'accès au Phényx était verrouillé par des codes cryptés. Des codes qu'il connaissait. Il y avait là une carte à jouer, l'adolescent le pressentait. En était-il capable ?

— Vous ne m'apprenez rien, non... répéta-t-il dans un souffle.

En avait-il seulement envie ? Hardner était strict avec lui mais il ne l'avait jamais abandonné, et pourtant Dieu seul savait combien les occasions avaient été nombreuses. Au contraire, le capitaine du Phényx s'obstinait à vouloir donner à l'adolescent « une bonne éducation ». « Ça te servira plus tard », radotait-il. Harlock n'en avait pas mesuré les bénéfices jusqu'à présent, mais Mel ne cessait également de lui asséner qu'il était trop impatient.

En face, le sourire de Shark s'élargit. Harlock se sentit soudain ferré tel un gros poisson. La sensation était désagréable. Oppressante. Et un peu honteuse, il fallait bien l'avouer. Shark applaudirait si Harlock lui livrait le Phényx sur un plateau. Peut-être l'adolescent aurait-il même droit à la reconnaissance qu'il brûlait d'obtenir. Devait-il pour autant sacrifier ce qui, au fil des années, était devenu son foyer ?

Harlock secoua la tête pour en chasser cette idée trop tentante. Non. Pas comme ça.

— La prochaine fois je réclamerai davantage, cracha-t-il.

Shark lâcha un petit rire. Moqueur ou dépité, impossible de le dire.

— Tu as la chance de posséder d'autres moyens pour gagner beaucoup d'argent, petit. Je peux t'assurer que je ne serai pas un ingrat.

Harlock serra le poing. Peut-être. Mais pas comme ça. Le Phényx appartenait à Mel. Il lui permettait de voler. Il ne lui enlèverait pas.

Shark le gratifia d'un clin d'œil entendu. Son regard d'acier le poursuivit tandis que l'adolescent battait en retraite dans le couloir.

— Réfléchis-y, petit génie... Réfléchis-y.

                                                   —————

Lorsqu'Harlock redescendit, le barman lui adressa un haussement de sourcils interrogatif.

— Tout s'est bien passé, gamin ? Je te sers un verre ?

— C'est bon, Bob... lui reprocha l'adolescent. Ça va...

L'Octodian se nommait en réalité Bobsdqildjavlb. Tout le monde l'appelait Bob.

— Personne ne dit « ça va » en sortant d'un entretien avec Shark, reprit Bob. Tu t'es fait plumer de combien ?

Le Metal Bloody Saloon lui appartenait. Le rez-de-chaussée, tout du moins.

— J'me suis pas fait plumer.

Harlock allait ajouter « et cette grosse brute ne me fait pas peur », lorsqu'il s'aperçut de l'expression bizarre de l'Octodian. Pour autant qu'il s'en souvienne, le barman avait toujours plus ou moins pris sa défense. Ses mimiques étaient difficiles à déchiffrer pour qui n'avait pas l'habitude de côtoyer des extra-humains pleins de bras, mais Harlock avait appris à reconnaître leurs subtilités.

Un avertissement.

Reçu cinq sur cinq.

L'adolescent jeta un coup d'œil furtif vers le haut. La porte du petit salon de l'étage était fermée, mais cela ne signifiait rien. Shark disposait à coup sûr de quantités de senseurs fiables pour s'informer de ce qui se passait dans le bar. À commencer par cette caméra de surveillance, par exemple.

Harlock reporta son attention sur le barman. Okay, Shark le surveillait, et alors ? Était-ce une raison pour quitter le Metal la queue entre les jambes ? L'adolescent sortit un billet de sa poche.

— Ma tournée, lâcha-t-il.

Les clients affichèrent de larges sourires et se rapprochèrent du bar. Les plis aux coins des yeux de Bob dénotaient une légère contrariété (probablement l'Octodian aurait-il préféré qu'Harlock déguerpisse), toutefois le barman ne broncha pas.

— Qu'est-ce que tu prends, gamin ?

— Brandy d'Andromède.

— Monsieur a des goûts de luxe, mmh ?

— J'ai de quoi payer, rétorqua l'adolescent. Et ne m'appelle pas gamin, Bob.

Le barman esquissa ce qui s'apparentait le plus chez lui à un haussement d'épaules. Il prit le temps de servir tous les clients qui se pressaient au comptoir, puis posa finalement devant Harlock un verre rempli d'un liquide ambré.

— Ce que je veux dire, gamin, c'est qu'il ne vaut mieux pas autant le montrer.

— J'ai gagné cet argent, je le dépense, grogna Harlock. Et je prends une boisson d'homme. Faut que je leur montre ce que je vaux, pas vrai ?

Bob croisa deux bras et renifla avec dédain.

— Il faut surtout que tu apprennes à être moins excessif dans tes réactions, gamin. Tu ne feras pas de vieux os si tu continues comme ça.

— Et puis quoi ? Tu veux que je me fonde dans la masse comme un mouton ? Nope, très peu pour moi.

Le barman le fixa d'un air désolé.

— Tout ce que tu risques si tu continues à faire la tête brûlée à ton âge, c'est d'être broyé par le système, gamin. D'ici quelques années, tu auras gagné en expérience et tu comprendras que j'ai raison.

— Je veux mon propre vaisseau, marmonna Harlock entre ses dents. Les planètes sont tellement ennuyeuses...

— Oh, l'histoire spatiale compte beaucoup de jeunes aventuriers qui rêvaient de naviguer, philosopha Bob. Morts, pour la plupart.

Harlock se concentra sur son verre. Il était arrivé sur Itandir avec une seule idée en tête : repartir. Mais les opportunités de monter à bord d'un vaisseau spatial « légalement » ne couraient pas les rues. Aucun des commandants qu'il avait réussis à approcher n'avait accepté de l'embarquer. Trop jeune, disaient-ils. Pff.

— J'serai meilleur qu'eux, répliqua-t-il d'un ton péremptoire.

Il regarda froidement les hommes attablés. Trop jeune, hein ? Harlock vida son verre d'une traite et sourit amèrement lorsque les ricanements moqueurs se muèrent en murmures déçus. Eh bien, ils s'attendaient à ce qu'il ne supporte pas un simple verre d'alcool ?

Il salua Bob d'un clignement d'yeux en partant.

                                                   —————

Dès lors que l'on s'attardait sur sa provenance, le brandy d'Andromède révélait une appellation trompeuse. Le breuvage n'était en effet pas produit sur Andromède, dont les seules exportations étaient des pièces mécas, mais sur une petite planète perdue de l'amas des Pléiades. La légende voulait qu'Andromède soit le nom de la femme du premier exploitant à commercialiser la boisson. La recette était depuis gardée jalousement par quelques familles natives des Pléiades, ce qui classait le brandy d'Andromède parmi les boissons alcoolisées les plus chères des bars galactiques... et parmi les plus fortes également.

Harlock attendit d'avoir changé de bloc pour s'arrêter dans une ruelle déserte et y vomir le contenu de son estomac. Beuh. Ce truc retournait littéralement les tripes. L'adolescent avait la gorge en feu et l'impression persistante que le sol ondulait. Avec de l'habitude, il serait sûrement capable de supporter plusieurs verres d'affilée, mais ici et maintenant il fallait se rendre à l'évidence : ce n'était pas pour tout de suite.

L'adolescent respira profondément, le dos contre un mur, jusqu'à ce que les immeubles voisins cessent de tourner autour de lui. Merde, merde, merde. Harlock serra les poings, se força à reprendre sa marche, fit quelques pas les jambes tremblantes et retint de justesse un nouveau haut-le-cœur. Merde. Il devait retourner à la boutique d'Hardner : Mel lui avait donné un exercice, il l'avait fait, et il tenait à ce qu'il soit corrigé. Hors de question qu'il ait travaillé pour rien.

Il décida cependant de prendre le temps de retrouver son équilibre. S'il arrivait en titubant au magasin, ce ne serait pas du goût d'Hardner.

Autant s'épargner un énième sermon.

                                                 —————

Une petite heure suffit pour qu'Harlock se sente plus vaillant. Quand il trouva la force de s'extraire du container rempli de gravats derrière lequel il s'était recroquevillé, sa bouche était toujours pâteuse et sa salive gardait un arrière-goût âcre (sans parler de la migraine qui pointait). Mais bon, au moins il tenait désormais debout sans vaciller.

Le trajet lui sembla malgré tout plus long que d'habitude. Une fois arrivé à destination, il observa prudemment l'intérieur de la boutique avant de se décider à entrer. Hardner n'était pas en vue. Morgane non plus.

L'adolescent cogna du doigt sur la vitrine sans que cela ne provoque une quelconque réaction, ouvrit en prenant soin de retenir les clochettes de la porte, puis se faufila jusqu'à l'arrière-boutique. Hardner y inventoriait méticuleusement une caisse qui n'était pas là le matin même. Il ne leva pas les yeux lorsqu'Harlock s'approcha.

— Il faut qu'on parle, microbe.

— Mel, si c'est pour me dire que « voler c'est mal », je suis au courant. Rappelle-moi d'où vient cette caisse, déjà ?

Hardner soupira et referma ladite caisse d'un geste sec.

— Il existe différentes façons d'enfreindre la loi, mon garçon, éluda-t-il.

— Sans blague. Et il existe une « bonne » et une « mauvaise » façon d'être recherché par la police ?

— Tu sais très bien ce que je veux dire, microbe.

L'adulte fixa enfin Harlock dans les yeux tout en agitant une des « fameuses » boîtes de comprimés. Qu'il avait récupérée à Morgane, a priori. Avait-il acheté le lot, en fin de compte ?

— Tu peux me dire ce que c'est ?

— Je sais lire, se renfrogna Harlock. ... Solucine, finit-il par répondre sous la pression insistante du regard de Mel.

— Et tu peux m'expliquer à quoi ça sert ?

Harlock haussa les épaules. Il n'était pas si naïf.

— Bien sûr. C'est un des composants utilisés pour la fabrication du dax.

Hardner laissa le silence s'installer quelques secondes.

— Il y a une différence entre voler une caisse de matériel militaire et prendre part à la fabrication d'une des drogues les plus dangereuses du marché, déclara-t-il finalement.

— Ouais, railla Harlock. La deuxième option est plus rentable.

— Je pensais plutôt à des valeurs telles que la morale ou l'éthique, mon garçon.

L'adolescent retint une grimace. Au fond de lui, il savait qu'Hardner avait raison. Les conséquences d'une consommation de dax le touchaient de bien plus prêt que Mel ne pouvait l'imaginer.

Mais il détestait qu'on lui fasse la leçon. Mieux valait changer de sujet.

— J'ai résolu ton problème insoluble, fit-il en exhibant un cristal de données. Tu veux voir ?

Mel leva un sourcil intéressé.

— D'où tu sors ce cristal ?

— La bibliothèque.

— Oh. Et tu as réussi à ne pas te faire virer au bout de dix minutes ?

— Mrf.

En fait, non. Il s'était penché sur l'exercice de mécanique spatiale d'Hardner dans le parc arboré face à la bibliothèque. Il avait bien tenté de s'installer à l'intérieur, mais le vigile l'avait illico presto raccompagné vers la sortie sans même lui donner une chance de s'expliquer. Tout ça parce qu'il avait parlé un peu fort (et frappé quelqu'un, okay). Il avait obtenu le cristal (ainsi qu'un terminal portable pour travailler) après avoir coincé un étudiant malingre dans un cul-de-sac et l'avoir menacé de lui refaire le portrait s'il ne lui ramenait pas ce qu'il voulait.

Mais inutile que Mel le sache.

                                                    —————

Au fond de l'arrière-boutique, Harlock avait déniché d'autres caisses, un monceau d'emballages vides, un pneu anachronique (et effrité), ainsi que des morceaux de mousse polyexpansive. Il s'était ménagé un espace dans ce fatras et s'appliquait à déchirer une étiquette dans le sens de la longueur lorsqu'un écho de clochettes attira son attention.

— Mel ! cria-t-il. De la visite !

L'adolescent grogna. Il n'avait pas besoin qu'un client vienne perturber son planning. Si Hardner ne s'occupait pas de cet importun rapidement, il prendrait la tangente. Problème de mécanique spatiale ou non, il n'avait pas l'intention de passer son après-midi au milieu des caisses. Il pouvait essayer de retrouver Morgane, par exemple.

Harlock tendit l'oreille. Seuls quelques mots inintelligibles parvenaient jusqu'au renfoncement où il était tapi. Malgré sa curiosité, il se garda bien de bouger. Autant qu'Hardner l'oublie. Dommage pour la mécanique spatiale, mais il ne tenait pas à être réquisitionné « pour donner un coup de main ».

L'adolescent changea de position. Il avait des fourmis dans les jambes.

Pff.

Déçu que les événements ne se déroulent pas dans le sens prévu, il donna un coup de poing rageur dans un carton éventré. Il avait travaillé dur sur le problème de Mel (la courbe de navigation n'avait pas été nommé « équation insoluble » pour rien), et pour une fois il avait mis un point d'honneur à le résoudre avant d'aller chercher la solution sur le réseau. Il avait d'ailleurs gardé sa propre version, car il avait trouvé les propositions des forums spécialisés plutôt approximatives. Il attendait des félicitations. Et une récompense.

Merde.

Il remarqua avec un temps de retard les pas qui se rapprochaient de son refuge.

— ... doit toujours être là-derrière, disait Hardner. Il n'a pas pu bouger sans que je ne le voie.

— Je suis impressionné, renchérit une voix qu'Harlock connaissait. Lui qui est toujours monté sur ressorts, tu insinues qu'il est capable de rester calme cinq minutes ?

Harlock roula des yeux. C'était fini les sarcasmes, oui ?

L'adolescent prit l'air offusqué de rigueur à l'attention d'Hardner, qui sortait juste de l'ombre des caisses avoisinantes. Mel adopta le ton professoral de « celui à qui on ne la fait pas ».

— Il est calme parce qu'il a un objectif précis en vue, que ça me concerne et que je l'aurais envoyé balader s'il m'avait fait chier. ... Je lui ai promis un petit cours de sabre hier, expliqua Hardner à son auditoire. Pour ce que j'en vois ce n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd.

L'auditoire en question semblait s'amuser beaucoup de la situation.

— T'es infernal, gamin.

— Bob... soupira Harlock. M'appelle pas gamin.

Hardner et Bob s'étaient associés des années auparavant (au moment où Harlock avait été recueilli sur le Phényx, pour être exact), ce n'était donc pas étonnant de croiser le barman ici. L'un écoulait l'alcool de contrebande de l'autre et tout le monde, y compris Harlock, possédait sa chambre au-dessus de la boutique d'Hardner. Mais pourquoi l'Octodian avait-il quitté son bar à cette heure ? Une pause sauvage ? Il était en manque de clients ? Il avait besoin de se ravitailler ?

Harlock s'esquiva juste à temps pour éviter de se faire ébouriffer les cheveux. Plus vraisemblablement, Bob s'était inquiété après l'épisode « brandy d'Andromède » et venait s'assurer que tout allait bien. Quand ils ne lui flanquaient pas des gifles, Hardner et lui adoraient jouer au père de substitution à son encontre. Et encore, les raclées que l'adolescent encaissait étaient certainement incluses dans le package.

— Je suis curieux de voir ce que tu vaux au sabre, gamin, reprit Bob.

— J'aime pas les spectateurs, grommela Harlock. Tu n'as pas un bar à faire tourner ?

Derrière lui, Hardner laissa échapper un reniflement sarcastique.

— Et tu penses que le jour où tu devras te battre en duel, tu pourras dire aux badauds de dégager parce que tu n'aimes pas qu'on te regarde, microbe ?

Mel produisit deux sabres d'exercice de nulle part et en éprouva brièvement la flexibilité.

— Ça n'aura plus d'importance une fois que j'en aurai fini avec les entraînements, déclara Harlock en empoignant l'un des deux sabres. Quand je me battrai en duel, je serai sûr de gagner.

— C'est évident, microbe. Parce que si tu n'es pas sûr de gagner, tu es sûr de mourir.

Quand Hardner était d'humeur à dispenser sa science des armes blanches, il se laissait aller à des considérations pseudo-philosophiques sur la pureté et la noblesse des combats traditionnels, qu'il saupoudrait parfois de sentences sibyllines évoquant les forces de la nature et la sagesse des animaux. Harlock avait trouvé cela ridicule la première fois (rien ne valait une bonne arme à laser, pensait-il). Il avait ricané pendant cinq secondes environ, le temps de se retrouver plaqué contre un mur, désarmé, le froid d'une lame pressé contre sa gorge.

Il ne s'était plus jamais risqué à sous-estimer Hardner après ça.

Le contrebandier esquissait des arabesques nonchalantes avec la pointe de son sabre.

— Quand tu veux, microbe.

Harlock savait que la désinvolture de Mel n'était qu'apparente, et qu'une attaque directe serait facilement contrée. Il savait aussi qu'Hardner le titillait pour le pousser à la faute. Une tactique dont l'efficacité n'était plus à démontrer étant donné sa propension à réagir au quart de tour dès qu'il se sentait provoqué.

Mais bon, tant pis. Il avait horreur des préliminaires, de toute façon. Il attaqua. Un coup d'estoc suivi d'un enchaînement élémentaire, attaque... parade... attaque... Hardner réagit comme il l'espérait, anticipant ses coups apparemment sans effort. Harlock renchérit sur une suite de mouvements d'école, tels que Mel le lui avait appris. Hardner bougea à peine, et un léger sourire dédaigneux se dessina sur ses lèvres... Maintenant.

Harlock feinta.

Entre deux calculs de courbes de navigation, il avait trouvé des vids intéressantes dans la base de données de la bibliothèque et il était curieux de connaître l'opinion d'Hardner à leur sujet. Une combinaison en particulier avait retenu son attention. Il avait consciencieusement répété le geste avant de venir, et il s'était employé à provoquer une situation qui lui permette de la placer.

Un éclat d'incrédulité traversa le regard d'Hardner tandis que le garçon effectuait un moulinet du poignet avant de changer son arme de main, en un seul arc de cercle fluide.

— Joli coup, gamin ! applaudit Bob dans son dos.

Ce n'était cependant pas suffisant pour déstabiliser durablement son adversaire. Tout au plus avait-il réussi à l'énerver.

Harlock contra les attaques suivantes plus par instinct qu'avec une réelle technique.

— Ta garde, gamin ! criait Bob. Ne baisse pas ta garde !

Oui ben c'était plus facile à dire qu'à faire, hein...

L'adolescent essaya sans succès de reprendre l'initiative. Hardner était beaucoup trop rapide. L'échange fut conclut par un coup sec sur le poignet d'Harlock, qui lâcha son arme sous la douleur. La leçon était terminée. Harlock n'eut droit qu'à un « écoute ce que dit Bob » comme seul commentaire. Mel ramassa ses sabres et revint à ses inventaires sans ajouter un mot de plus.

Harlock eut une moue de dépit. Il s'apprêtait à réclamer un débriefing plus poussé quand le barman l'arrêta d'une main.

— C'était une combinaison très... esthétique, déclara l'Octodian, mais elle ne te sert à rien si tu n'es pas capable de te protéger toi-même.

— Je... Quoi ?

— Ne baisse pas ta garde, gamin, répéta Bob. Attaquer, c'est bien. Mais tu négliges complètement ta défense.

— C'est pas vrai ! protesta Harlock. T'as bien vu que Mel ne m'a touché qu'une seule fois !

Bob le toisa de toute sa carrure.

— Une seule fois suffit, gamin. Tu pares les coups en dépit du bon sens. Économise tes mouvements au lieu de t'épuiser à gesticuler avec des jongleries tape-à-l'œil.

Harlock serra les poings. Le silence méprisant d'Hardner passait encore – à la rigueur. Mais entendre Bob qualifier de « jonglerie » un mouvement de sabre mentionné dans ce que l'index de la bibliothèque lui avait vendu comme « le meilleur traité d'escrime » et qu'il avait patiemment décortiqué pour l'assimiler...

Sa voix vibrait de colère contenue lorsqu'il répondit.

— Au moins je ne me satisfais pas de petits trafics minables, moi ! Si tu veux continuer à faire la tournée des planètes dans la poubelle volante de Mel, vas-y ! Moi, j'obtiendrai mieux !

Il étouffait. Il avait besoin d'espace.

Il sortit de l'arrière-boutique presque en courant.

                                                   —————

L'air vaguement amusé, le barman croisa deux bras, posa deux mains sur ses hanches et en cala une autre sous son menton.

— Je crois que je l'ai vexé.

Mel Hardner répondit d'un grognement inaudible. Le barman eut un léger sourire. Ouaip. Le gamin était vexé, mais il n'était pas le seul, mmh ?

— C'était intéressant comme mouvement de sabre, non ? insista-t-il. Tu t'y attendais ?

Hardner se renfrogna un peu plus, grogna encore, puis agita une main agacée devant lui. Pour ce que le barman avait compris du déroulé du combat, Mel avait été proche de le perdre. Il s'en était fallu d'un cheveu pour que l'attaque d'Harlock soit un succès.

De toute évidence, le contrebandier avait du mal à s'en remettre.

— Il a dû trouver ça quelque part sur le réseau, répondit finalement Mel à contrecœur. Tout l'échange qui précédait était destiné à le placer... et je n'ai rien vu venir.

— Pourquoi tu ne lui dis pas qu'il a du talent ?

— Parce qu'il le sait déjà.

Hardner soupira.

— Il n'a pas vraiment de technique, sauf quand il se donne la peine de calquer une combinaison-type d'un bouquin. Mais il me donne du fil à retordre, ajouta-t-il. Et il apprend vite.

Le contrebandier secoua la tête avant de se diriger vers un bureau presque entièrement enseveli sous une montagne de fournitures diverses, de farfouiller dans un tiroir et d'en sortir une bouteille d'alcool.

— En tout cas ce sale gosse a raison sur un point, continua-t-il en se servant un verre. Il mérite mieux que de moisir avec moi dans ma poubelle volante... Ou avec toi dans ton taudis mal famé, d'ailleurs.

Le barman lâcha un petit rire, accepta le verre que Mel lui tendait, trinqua et but une large gorgée de gnôle frelatée. L'alcool ne faisait aucun effet aux Octodians, mais Bob avait appris à s'adapter aux coutumes.

— Jamais je ne laisserai cette calamité ambulante mettre son nez dans les affaires du Metal, répondit-il. ... Il veut un vaisseau, de toute façon.

— Je sais.

Hardner avala sa boisson cul-sec, puis soupesa la bouteille d'un air songeur et la termina directement au goulot.

— J'ai des contacts sur Itandir et j'ai bien une solution pour lui, conclut le contrebandier. Mais ça risque de ne pas lui plaire...

                                                   —————

Harlock se défoula sur une carcasse de glisseur abandonnée qui n'avait rien demandé à personne. La portière côté conducteur était déjà bien attaquée par la rouille, et quelques coups de pieds rageurs suffirent à la détacher de l'ensemble. L'adolescent s'acharna sur la malheureuse portière jusqu'à ce que sa vision devienne floue. Enfin, essoufflé, il s'essuya furtivement les yeux. La rue était déserte. Personne ne surprendrait ce moment de faiblesse.

Un grondement lui fit lever la tête : au-dessus de lui, un vaisseau spatial s'arrachait à l'atmosphère de toute la puissance de ses moteurs. Il ne s'agissait pas d'un transport de passagers aux trajectoires programmées et toutes identiques. Ce n'était pas non plus un caboteur qui ne s'éloignerait pas des limites du système planétaire, ni un vaisseau marchand au design utilitaire et sans âme. Non, le vaisseau racé, à l'apparence agressive, était conçu pour le combat. Il s'aventurerait dans les régions les plus dangereuses de la galaxie, libre de toute entrave.

Harlock suivit la trajectoire du vaisseau du regard. Il ne voulait pas vivre sur cette planète, ni sur n'importe quelle autre. D'ici, on ne pouvait pas voir les étoiles.

L'astronef troua la couche nuageuse et, le temps d'un battement de cœur, le soleil brilla à travers l'espace ainsi dégagé.

Mais peut-être n'était-ce qu'une illusion.


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