Chapitre 33
— Les consignes sont claires, Paul ! Quand une alarme à incendie sonne, on doit quitter le bâtiment !
Leila est contrariée et agite ses mains fines devant moi pour m'indiquer la sortie qu'elle souhaite rejoindre, tandis que j'essaie de la retenir par le poignet. Je suis de plus en plus inquiet et le lui explique en articulant nettement :
— Je ne sais pas où est Fleur ! Je ne pars pas sans elle !
D'un pas assuré, le CPE a récupéré un document dans son bureau et a disparu aussi vite. Je pressens qu'il se trame quelque chose et je dois découvrir ce dont il s'agit. Je vérifie qu'aucun signe de feu n'apparaît dans les parages ni qu'une odeur de fumée ne se fait sentir à proximité.
Puis, un peu apaisé, je quitte la cage d'escalier pour retourner dans le couloir où nous avons abandonné ma petite amie. Benjamin et Leila qui ne souhaitent me laisser seul dans cette galère sont contraints de me suivre. Pourtant, même sans eux, je n'aurais pas fait machine arrière, j'aurais foncé chercher Fleur.
Le lycée s'est vidé et mis à part nos pas qui résonnent sur le carrelage crème, le silence règne depuis que l'alarme s'est arrêtée. En passant près d'un interrupteur, Benjamin envoie un coup-de-poing sur le bouton pour allumer. Dans un premier temps, la lumière blanche m'aveugle, mais je parviens tout de même à retrouver la salle de cours où les deux adolescentes s'étaient cachées. Nous nous précipitons vers l'intérieur, appelant désespérément la jeune fille blonde invisible.
— Elle n'est pas là ! C'est vide, bordel ! s'énerve Leila.
Cette dernière n'arrive plus à garder son calme et commence à sangloter. Son visage semble terrorisé par ce qui se trame autour de nous, par l'alarme qui s'est déclenchée tout à l'heure et par ce fichu Devil.
Je suis désemparé de ne pas trouver celle que j'affectionne dans la pièce et le silence qui règne dans l'établissement me fait de plus en plus peur. Benjamin me tire de mes songes et lance :
— Elle a dû sortir et nous allons faire pareil !
Il prend Leila dans ses bras pour la rassurer au moment où je réfléchis à ce que je dois faire. Nous sommes tous les trois en état de panique. Nous gérons de manière différente l'angoisse de cette putain de soirée. Leila pleure, Benjamin la console et tente de rester calme pendant que je fais les cent pas d'un bout à l'autre de la salle vide.
— On s'en va Paul ! me supplie Leila entre deux sanglots.
En m'agitant dans tous les sens, je fais tourner mes méninges et me souviens soudain du message de Devil que j'interprète aussitôt.
— Ils sont à « la morgue » ! dis-je en empoignant le loquet de la porte pour sortir.
— De quoi tu parles, bordel ?
Les yeux bridés de Benjamin me dévisagent, sceptiques. Il ne saisit pas un mot de ce que je raconte et j'avoue que je ne me comprends pas tout à fait moi-même.
— C'est dans le vieux labo, « la morgue » que tout va se passer ! Minuit a sonné quand le proviseur a déclenché l'alarme ! On doit s'y rendre, mais c'est probablement déjà trop tard !
Je tente de m'expliquer le plus succinctement possible, car nous ne devons pas perdre davantage de temps. Je trouve logique d'aller vérifier la pièce mentionnée sur les cartes d'invitation.
— Je ne vais nulle part ! pleurniche Leila en reniflant.
— Paul, je crois que tu es en train de péter les plombs ! Leila a raison, on sort et c'est tout !
Benjamin m'indique d'un coup de menton le couloir pour m'inciter à quitter les lieux en attendant les secours. Ce serait forcément plus rationnel de partir rejoindre les autres. Mais je suis persuadé qu'il se trame quelque chose ailleurs et que l'alarme n'était qu'un moyen de faire diversion.
— Je vais au sous-sol, avec ou sans vous !
— Putain, Paul !
Je n'ai aucune conviction dans ce que j'avance, mais un truc me souffle que je dois me rendre dans cette salle coûte que coûte. Quoi que veuillent faire mes amis, j'irai dans le vieux laboratoire.
En quittant la classe vide, je bouscule Benji qui me bloque la sortie.
— Je vous rejoins dehors...
Benjamin se décale devant moi pour tenter de m'empêcher de franchir le seuil.
— On ne se sépare pas ! C'est toi qui l'as dit !
Benjamin est beaucoup plus petit que moi et surtout plus frêle. D'un simple coup de bras, je le projette dans la porte qui tape contre le mur.
— Mais tu veux foutre quoi au sous-sol, putain ? crie Leila qui ne se maîtrise plus.
— À moins que tu ne sois Devil et que tu sois en train de monter un subterfuge pour nous y entraîner.
Benjamin se remet face à moi pour m'affronter de plus belle. Ses lèvres tremblent quand il parle. Il commence à me faire perdre patience et je me finis par hurler :
— JE NE SUIS PAS DEVIL ! Bordel, réfléchissez ! Si j'avais été Devil, je me serais débarrassé de vous, il y a longtemps et comment est-ce que j'aurais pu convaincre le CPE de sonner l'alarme alors que je ne vous ai pas quittés de la nuit ! Benjamin, que tu le veuilles ou non, je vais aller à « la morgue » !
Un grand fracas stoppe net notre dispute. Nous marquons tous les trois un temps d'arrêt pour chercher à comprendre d'où vient ce bruit, il me semble que cela provient du sous-sol. Sans hésiter davantage, je cours aussitôt en direction du vieux laboratoire, suivi de Benjamin et Leila. Nous descendons quatre par quatre les marches de l'escalier principal. Dans ma précipitation, je pense à Fleur et prie intérieurement pour qu'il ne lui soit rien arrivé. Je suis à la fois paniqué et saisi d'une force incontrôlable.
La porte épaisse de la morgue ne me résiste pas quand je me propulse contre elle violemment. La lumière est toujours hors service et je cherche mon portable pour enclencher ma torche pendant que Leila maintient l'éclairage du couloir allumé en bloquant le passage. Je distingue rapidement deux corps allongés près du plan de travail. Je lui ordonne aussitôt d'appeler le secours.
Benjamin, plus agile que moi, dirige le faisceau blanc de son téléphone par terre où gisent deux des adolescentes qui avaient reçu une invitation.
— Nous sommes dans le sous-sol du lycée... Oui... Non ? explique Leila. Paul, ils me demandent si elles respirent !
Je suis pétrifié par ces deux êtres allongés, mon cœur bat à cent à l'heure. Je n'ai pas envie de savoir qui c'est et encore moins de toucher des cadavres. C'est plus fort que moi, la peur du trépas me tétanise. Je suis bouleversé, cela me ramène à mon histoire personnelle. Ma mère qui, un soir d'été, s'est fait sauter la tête dans notre propre jardin. Je revois les dégâts que cela a causés, l'odeur de la mort, l'herbe couchée et l'empreinte de son corps, les traces de sang et de cervelle dans le champ, les mouches vertes et voraces qui virevoltent. Et le choc. Mon cœur qui se brise, mon âme qui se perd, le chagrin qui m'assaille, m'étouffe, me détruit. Je ne suis plus rien, si ce n'est une loque incapable de penser et d'agir.
Pendant ce temps, Benjamin se jette à terre, vérifie leurs pouls et finit par hurler en direction de Leila :
— Elles sont vivantes !
Ma nausée de ce matin me reprend de plus belle. Je sens que je vais vomir. J'ai à peine le temps de m'appuyer contre un des tabourets que tout mon corps expulse une giclée gluante et répugnante.
— Oh, Paul, c'est pas le moment de faire ta chochotte ! m'engueule Benjamin.
Je suis pourtant dans l'incapacité de lui répondre. Ma tête se met à tourner. Je titube. Je n'entends plus rien. Je ne vois plus rien... Je perds connaissance.
C'est l'odeur pestilentielle du vieux laboratoire qui me réveille. Les senteurs de putréfaction qui sortent de la bouche d'égout située à proximité de mon visage se sont dispersées partout. Je souffle un grand coup et j'ouvre les yeux. Mon crâne me fait mal. En tombant, il a tapé contre le carrelage sale et collant. Le recoin de la pièce où je me suis égaré est toujours aussi obscur. Je distingue Leila qui s'agite dans le couloir éclairé. Je suis rassuré de la voir vivante. Je retrouve peu à peu mes esprits et mes sens. Mon ouïe réapparaît instantanément, accompagnée d'un mal de tête insupportable.
— Ils sont là ! hurle Leila. Par ici !
Elle indique aux pompiers, avec de grands gestes, la salle où nous sommes. Les sauveteurs entrent en courant. Ils portent leurs uniformes noirs ainsi que leurs casques brillants et traînent derrière eux tout le matériel nécessaire pour préserver les vies.
Je racle ma gorge qui me brûle, puis je déglutis. J'ai ce goût de vomi dans la bouche qui me rappelle subitement mon malaise. Je suis bien éveillé à présent, un pompier est penché au-dessus de ma tête. Je marmonne que ça va et cherche à m'accrocher au radiateur en métal pendu au mur pour m'aider à me mettre debout. L'homme en uniforme me tapote sur la joue et me tend une main tandis que je me préoccupe de ce qu'il se passe à proximité. Des pompiers sont à quatre pattes auprès des deux corps des lycéennes. Ils parlent dans leur charabia médical et entrechoquent leurs instruments pour réanimer les adolescentes. Benjamin est immobile, appuyé contre le tableau noir, et se ronge les ongles en observant la scène. Je m'approche de lui doucement quand il lève la tête.
Un spot éclaire désormais parfaitement la pièce. Je l'aperçois pleinement pour la première fois. Le squelette Hector a été renversé, il est allongé en parallèle des corps inertes de Clémence et Maëlle. Je ne me sens vraiment pas bien, j'ai la sensation que tout se déroule au ralenti autour de moi et j'imagine que les deux lycéennes sont peut-être mortes. Une forte angoisse me saisit à nouveau et je me tourne vers mon ami pour l'interroger. Il me devance, pose un bras sur mon épaule pour me rassurer et lâche en devinant ma question...
— Elles vont s'en sortir !
Je réalise que Fleur n'est pas ici et j'ai plus envie que tout de la retrouver et vérifier qu'elle se porte bien, alors je bafouille, toujours barbouillé :
— Donc... on peut partir... maintenant...
Je n'ai qu'une idée en tête, déserter cette salle lugubre. Je ne peux plus rien faire pour les deux adolescentes, elles sont entre de bonnes mains. J'ai besoin de prendre l'air. Après avoir rapidement répondu aux interrogations des pompiers, nous pouvons enfin nous diriger vers l'extérieur. Timidement, Leila s'avance vers nous et tous les trois ensemble, nous quittons le bâtiment en silence. La soirée est terminée pour nous.
Dehors, le cœur battant, je balaie du regard la cour, largement éclairée par les grands projecteurs, à la recherche de Fleur. Comme toutes les personnes présentes, le CPE droit sur le bitume, bloqué par les secours qui contrôlent la sûreté des lieux, ne connaît pas encore l'identité des lycéennes retrouvées dans le sous-sol.
Dans la foule d'ados, je reconnais enfin Fleur qui se précipite vers nous et m'interroge la mine angoissée :
— Il s'est passé quoi à l'intérieur ?
— Je ne sais pas...
Je suis sonné. Je ne saisis rien de ce qui se produit autour de nous. Je suis devenu spectateur de ce qui se déroule sous mes yeux. L'anxiété retombe et je suis fatigué. J'ai besoin de me poser, m'asseoir pour reprendre mes esprits. Je m'adosse contre le grillage élevé, à proximité du portail de sortie quand des gyrophares bleus m'aveuglent. Deux camions de gendarmes arrivent en renfort sur les lieux.
Le CPE, toujours l'air préoccupé, se précipite pour accueillir la brigade composée de cinq ou six officiers et leur lance, essoufflé :
— Bonsoir messieurs, je suis le responsable de l'établissement et c'est moi qui vous ai prévenus.
Le plus grand de la troupe semble vouloir prendre la direction des opérations. Un képi ainsi que ses épaulettes me laissent soupçonner qu'il s'agit du plus gradé, il demande sur un ton autoritaire :
— Très bien. Où sont les victimes ?
— Au sous-sol.
Les officiers font un tour rapide dans la cour pendant que Monsieur Sidoine, la bouche pincée, indique avec son index tremblant la porte d'entrée du lycée. Le gendarme n'y prête pas attention et continue son interrogatoire :
— Vous m'avez déclaré au téléphone avoir reçu un message sur votre portable ?
Le visage décomposé, le CPE tire sur le nœud de sa cravate pour la desserrer et tenter de se donner une contenance, puis il sort son smartphone de sa poche avant de le tendre à l'homme musclé :
— Oui, tenez ! Regardez...
— C'est anonyme ? demande l'officier en plissant les sourcils.
— Il disait qu'un incendie se propageait dans le sous-sol, je n'ai pas hésité à sonner l'alarme et à évacuer le lycée. J'étais loin de me douter de ce qui se déroulait dans l'ancien laboratoire !
— Vous avez fait ce qu'il fallait...
Le CPE paraît rassuré par l'accolade du gendarme. Il s'essuie le front et ses yeux anxieux ne quittent pas la porte d'entrée du bâtiment d'où les pompiers sortent enfin les deux civières pour les charger dans les camions. Monsieur Sidoine enfonce ses mains dans les poches, estomaqué par la situation et semble ne pas savoir quoi faire durant les longues minutes d'attente. Il tombe des nues en découvrant Clémence, sa belle-fille, sur l'un des brancards et se précipite vers elle pour vérifier son état. Il ne quitte pas la civière et l'accompagne jusqu'à l'ambulance.
Quelques instants plus tard, les sirènes assourdissantes se déclenchent et disparaissent sous les regards stupéfaits des élèves, laissant Monsieur Sidoine seul et totalement abasourdi sur le trottoir.
— Personne ne part. Nous devons vous interroger rapidement et relever vos noms, crie un brigadier.
Fatigué, je soupire et appuie ma tête contre le grillage derrière moi. Les gendarmes se dispersent et s'adressent aux adolescents qui coopèrent avec sincérité. Les visages des lycéens sont éprouvés et marqués par l'anxiété de perdre deux amies pour certains, deux connaissances pour d'autres.
En attendant mon tour, je m'allume une cigarette et regarde le ciel étoilé avec soulagement. Pour ma part, je me sens délivré d'un poids, de l'angoisse des dernières semaines : je ne vais pas mourir et ceux qui me sont chers se portent bien. Fleur, assise à mes côtés, pose sa main sur mon genou, j'enlace aussitôt ses doigts en songeant à l'avenir qui se dessine, enfin serein pour moi.
Après avoir terminé leur discussion avec deux élèves de notre classe, Benjamin et Leila approchent pour prendre place à ma gauche. Le sourire que mon ami retient me rappelle ce que nous venons de vivre et je ne peux pas m'empêcher de lui faire remarquer que nous ne savons toujours pas qui est Devil.
— Justement, si ! me répond-il avec fierté.
Il vérifie que personne ne nous regarde et me tend un papier froissé qu'il avait dans sa poche. Je le saisis en crachant ma fumée.
— Qu'est-ce que c'est ?
— J'ai trouvé ça à côté de Clémence !
Ma cigarette coincée à la commissure des lèvres, je déplie le feuillet :
Je soussignée Clémence PANOT, élève de Terminale S, déclare être pleinement consentante pour conclure le pacte ci-dessous.
Je soussignée Maëlle Martin, élève de Terminale S, déclare être pleinement consentante pour conclure le pacte ci-dessous.
- Selon un plan bien précis, nous mettons en place une stratégie vengeresse à l'encontre des dix lycéens qui nous ont trahies, harcelées, blessées et rendu notre vie insupportable.
- Sous le pseudonyme de Devil, nous agirons anonymement pour terroriser les dix afin de retourner la situation et ne plus être leurs victimes.
- Rien ne nous arrêtera et nous partagerons les secrets de chacun des dix afin de leur faire vivre un enfer.
- Nous nous engageons à nous protéger l'une l'autre, à ne jamais nous tromper, à ne jamais dévoiler notre alliance jusqu'à l'issue de ce plan, programmée le 31 octobre, jour de notre mort.
Clémence & Maëlle
Je relis plusieurs fois les prénoms : Maëlle et Clémence. Je n'en reviens pas, c'est donc elles qui ont monté toute cette mascarade pour nous effrayer et nous attaquer sur nos faiblesses. Après avoir balancé les secrets de chacun, elles ont admiré la situation qui a dégénéré au fil des semaines pour chacun d'entre nous, puis elles ont tenté de mettre fin à leurs jours, très certainement avec un cocktail de drogues acheté auprès de Ken. Peut-être espéraient-elles que l'un d'entre nous les suivrait dans la tombe ?
Je projette devant moi mon mégot et passe mes doigts sur l'écriture rouge en constatant horrifié :
— C'est un pacte qu'elles ont signé avec leur sang !
— C'était facile pour elles d'avoir les informations. Maëlle se servait dans les dossiers de sa mère au cabinet médical, et Clémence, directement chez son beau-père le CPE ! déclare Benjamin en me prenant le papier chiffonné.
Il le relit en plissant ses yeux de manière à élucider cette énigme tandis que Leila, penchée sur son épaule, commente :
— Peut-être même que les deux adultes ont lâché des confidences chez eux...
Elle n'a peut-être pas tort : les secrets professionnels n'ont probablement pas été respectés. Leila se souvient des moqueries qu'elle lançait sur Maëlle quand nous étions enfants et comme chacun de nous, elle culpabilise :
— On n'a jamais arrêté de la surnommer « Babine »...
— Mais, Clémence ? Je ne comprends pas ! la coupe Benjamin.
Fleur lève les yeux vers moi et nous devinons en même temps les raisons de Clem. Je l'attire aussitôt contre moi et explique :
— D'abord, elle se venge de moi parce que... j'ai quand même profité d'elle.
J'ai d'ailleurs vraiment honte du comportement que j'ai pu avoir avec les autres filles auparavant.
— Elle se venge d'Alice dont elle est amoureuse et qui ne se résout pas à quitter Apollon... ajouté-je alors que Fleur appuie sa tête contre mon omoplate.
— Donc si on résume : pour Benji, Gabriel, Maxence, Romane, Fleur, Paul et moi, c'est Maëlle qui nous rend le mal qu'on lui a fait depuis des années, récapitule Leila en nous dévisageant.
— T'oublies Ken... indique ma copine.
Elle est toujours appuyée contre moi alors je passe mon bras autour d'elle.
— Il a été le pire avec Maëlle... reconnaît Leila. Il se moquait d'elle régulièrement.
Elle arque les sourcils et joue avec un minuscule caillou tandis que je me souviens de la violence de Ken, avec chacun d'entre nous, mais particulièrement avec les lycéennes et Maëlle.
Au final, bien que je trouve leur plan cruel et totalement insensé, je ressens beaucoup de compassion pour cette dernière. Personne n'a vraiment gommé de sa mémoire la petite fille qu'elle était et nous persistons à la gratifier des mêmes surnoms, elle porte ainsi sur ses épaules le poids de son imperfection. À aucun moment, nous l'avons aidée à se sentir bien dans sa peau. Elle a enduré les pires insultes au sujet de sa malformation et des souffrances physiques insupportables pour accéder à ce qu'elle est aujourd'hui et rentrer dans un moule de normalité.
— Alice, Apollon et encore Paul : c'est de la part de Clem... conclut Benji.
J'ai en revanche beaucoup de mal à accepter que Maëlle s'acoquine avec Clémence qui est tombée bien bas. Elle a agi par pure méchanceté et sadisme. Je lui en veux et avec du recul, je regrette vraiment d'avoir été lié à elle, même en tant que simple sex-friend.
Leurs intentions étaient complètement folles, sordides ! J'identifie maintenant comment elles ont pu se rapprocher l'une de l'autre. C'est probablement en septembre, lorsque le prof d'anglais a défini les groupes pour les exposés. Elles ont été les premières sur le planning, je me souviens encore du thème qu'elles avaient choisi : la monarchie anglaise. Elles ont été amenées à travailler ensemble régulièrement et j'imagine la nature de leurs échanges.
Je me jure de ne plus jamais m'approcher de près ou de loin de chacune des deux adolescentes et je serai désormais plus attentif à mon comportement ainsi qu'aux répercussions que cela peut avoir sur mes compagnons. Je suis bien conscient de ma responsabilité dans cette affaire gravissime où les deux filles ont envisagé d'en intenter à leurs jours.
Je regarde Benjamin manipuler la lettre et lui demande :
— Qui a vu cette lettre à part nous ?
— Personne... me répond-il.
Il secoue la tête négativement en réfléchissant, puis jette un coup d'œil en même temps que moi vers les gendarmes. Je songe à l'avenir, à ce qu'il va se passer et aux conséquences du pacte s'il tombait entre les mains de la justice, puis je lance à mes trois amis :
— Je propose que l'on conserve cette lettre secrète pour le moment. C'est la seule preuve que nous avons et qui lorsque Clémence et Maëlle se rétabliront pourra nous disculper de harcèlement.
— Paul, tu gardes le papier, mais chacun de nous le prend en photo... me conseille Leila.
— Bonne idée ! approuvent les deux autres.
Ainsi quoiqu'il se passe, nous nous protégerons tous les quatre.
— J'espère quand même que Maëlle et Clémence vont se remettre de tout ça, lance Leïla en soupirant.
Nous validons tous en même temps et je leur souhaite d'être aidées et entourées, que leurs plaies psychologiques soient pansées. La route sera probablement longue, personne ne sortira indemne de cette histoire. Malgré tout, les étoiles brillent au-dessus de nos têtes comme pour nous annoncer des jours meilleurs.
Quand les gendarmes s'approchent pour nous interroger, Benjamin me tend le pacte que je range précieusement au fond de ma poche. Je sais que je ne dirai rien aux flics, uniquement le strict minimum. Je leur parlerai de la soirée, de mon errance dans les sous-sols à la recherche de ma cavalière pendant que l'alarme sonnait, et de la découverte des deux corps inanimés. Rien de plus. Devil et les secrets de chacun doivent être enterrés. Nous avons tous assez souffert, nous devons tourner la page, mettre définitivement cette histoire de côté pour nous reconstruire individuellement. Ce ne sera certainement pas aisé, car de nombreuses interrogations demeurent, notamment quant à la version que relateront Maëlle et Clémence lorsqu'elles seront questionnées et en mesure d'évoquer ce qu'elles ont vécu.
L'aspect positif est que j'ai pu exprimer à mes amis proches ce qui me ronge et ce que je ressens, je n'avais jamais réussi à le faire depuis la mort de ma mère. Ces derniers ont fait de même et nous nous sommes soudés pour en ressortir plus forts. Si les cartes n'avaient pas dévoilé nos secrets, peut-être serions-nous passés à côté les uns des autres, et peut-être aurions-nous craqué pour finir bien bas, avec des plaies irréparables.
Dorénavant, je souhaite oublier ce que j'ai vécu, aller de l'avant, m'investir dans ma relation avec Fleur et construire quelque chose. C'est elle que je veux, j'en suis désormais certain.
Je me lève pour affronter l'avenir, endosser ma part de responsabilités. Je prends une dégaine assurée et regarde les adultes droit dans les yeux. Je n'ai plus peur, je ne suis plus triste. Au fond de moi, j'aurai certes toujours une plaie béante qui parfois saignera, mais j'ai foi en moi, en mes amis.
La main de Fleur dans la mienne, j'ai confiance en la vie.
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