Chapitre 26
Ce soir, tous mes espoirs d'en apprendre davantage sur Alice et Apollon ont été réduits à néant. La discussion avec eux a tourné court lorsque les parents des jumeaux ont débarqué, interrompant toute confidence.
En rentrant chez moi, dépité de ne rien savoir de plus, je trouve mon vieux assis dans son immense bureau en train de faire les comptes de son exploitation. Un vinyle tourne sur la platine posée sur la commode ancienne de mes aïeux, tandis que mon père fredonne une chanson de The Doors dont j'ai oublié le titre. Derrière lui, la cheminée est allumée, une belle bûche de chêne crépite et une flamme danse dans le foyer ouvert.
Je m'assois dans le rocking-chair en attendant qu'il prête attention à moi. Ce n'est pas toujours facile de communiquer avec ses proches, je trouve même beaucoup plus difficile d'avouer ce que l'on ressent à ceux que l'on aime en les regardant droit dans les yeux qu'à un inconnu. J'imagine qu'il serait pourtant plus raisonnable de lui parler du complot. Il est en mesure de m'écouter, me rassurer et me donner quelques bons conseils pour résoudre au mieux cette histoire. Il a ses défauts, certes, mais il n'est pas mauvais ni violent, seulement égoïste et enfermé dans sa propre douleur.
Je me demande par où je dois commencer. Peut-être devrais-je juste lui dire « aide-moi ! » ? J'ai le cœur déchiré et je n'y arrive plus. Je voudrais savoir si lui aussi, entend vraiment maman la nuit et ce qu'il en pense. S'il considère que la rejoindre serait la solution pour être en paix et ne plus ressentir cette douleur qui ronge ses entrailles. J'ai juré de ne jamais commettre l'irréparable. Je l'ai promis haut et fort à mes frères, un mois après le suicide. Je ne veux pas qu'ils souffrent davantage, je rêve qu'ils se remettent doucement, qu'ils oublient cette tragédie, qu'ils vivent et profitent de chaque moment.
En face de moi, mon père ne s'est toujours pas rendu compte que je suis dans la pièce. Dans le cendrier en porcelaine chinoise, une cigarette roulée se consume alors que l'écran de son ordinateur illumine son visage tourmenté. Il est probablement acculé de dettes qu'il essaie de gérer au mieux pour protéger la famille. Il a mauvaise mine, les traits tirés, la peau brûlée par le travail en extérieur et traîne la même chemise à carreaux qu'hier et avant-hier. J'aperçois malgré sa blondeur quelques cheveux blancs dans sa raie au milieu. Il a l'allure d'un clochard, mais lui se qualifierait de rockeur ou de grunge.
— Papa ?
Celui-ci lève enfin la tête vers moi en aspirant une latte sur le reste de sa clope.
— Ouais ? fait-il en recrachant la fumée. Qu'est-ce que tu vas dire à ton CPE pour les matches ?
— Oh, rien !
Ses yeux s'attardent sur les plaies de mon visage et son air se renfrogne.
— Si t'es venu mendier un mot d'excuse, je te préviens, je ne lui ferai pas de baratin ! Tu te démerdes ! J'en ai plein le cul de tes bagarres !
Il écrase sa cigarette, s'appuie sur le dossier de son fauteuil, dont le cuir est complètement cuit, puis s'étire en baillant la bouche ouverte. Enfin, il noue ses cheveux longs en une queue-de-cheval.
— Je vais me débrouiller ! Comme d'habitude ! le coupé-je en me levant pour le fuir...
Je me dégonfle, je ne réussis pas à lui sortir un mot de ce que je pensais. Ses reproches sur ma figure tuméfiée me stoppent mon élan, comme toujours, le regard de mon père me déstabilise. J'ai le sentiment que je ne serai jamais suffisamment bien pour lui, qu'il attend de moi que je sois parfait. Je préfère oublier l'idée de m'ouvrir à lui et trouver une issue tout seul.
La première chose que je fais, le lendemain matin en arrivant au lycée, est de me rendre au bureau du CPE pour lui transmettre ma dispense de sport. Je vais avoir droit à sa traditionnelle leçon de morale sur la violence et je décide de m'en débarrasser le plus vite possible.
Tandis que tous les élèves ont déjà rejoint leur salle de cours, je suis Alice dans le long couloir central aux murs crépis. À peine quelques mètres nous séparent et j'ai envie de l'appeler, mais au vu des disputes qu'elle enchaîne avec son mec, je ne le fais pas. J'ai bien compris le message hier. Apollon est jaloux et je refuse de m'attirer ses foudres. Lorsqu'elle tourne dans l'encoignure des sanitaires, je ne peux m'empêcher de jeter un œil dans le local.
À ma grande surprise, je découvre la lycéenne bouche à bouche avec une jeune fille blonde que je reconnais parfaitement : Clémence. Je me retrouve complètement stupide devant la porte qui finit de se refermer sur ce débordement d'affection. Les soupçons d'Apollon sont donc fondés. S'il apprend ce qui se trame dans son dos, le capitaine de l'équipe va vraiment voir rouge et je plains les deux adolescentes.
J'ai à peine repris la direction du bureau du CPE que Clémence m'interpelle dans le couloir m'invitant à les rejoindre d'un signe de la main. Je me tourne vers les filles pour leur dire que je ne veux rien savoir. Mais mon ancienne sex-friend insiste :
— Paul, s'il te plaît, écoute !
En même temps, Alice passe sa tête dans l'entrebâillement de la porte en agitant son téléphone, je comprends aussitôt son geste. Je fais donc demi-tour pour m'enfermer avec mes deux amies dans les toilettes des meufs. Il y a quelques jours, j'aurai été heureux d'être entouré de Clémence et d'Alice, peu importe l'endroit. Mes pensées auraient de suite mal tourné et tout mon corps se serait rapidement embrasé. Mais là, je suis totalement affolé par ma présence au milieu du couple secret.
Mes yeux passent de l'une à l'autre et soudain tout s'explique. Je me souviens de Clem dans la morgue, poussant exagérément ses petits cris de plaisir et mes suspicions sur sa simulation. Quelle mytho ! Elle se servait de moi pour masquer sa relation naissante avec sa copine et être dégagée de tout soupçon. Je suis vraiment trop con, je n'ai rien vu de leur manège. J'ai même pensé que Clémence pouvait être amoureuse de moi alors qu'elle cherchait simplement à s'afficher à mes côtés pour protéger Alice. Je reconnais qu'elle a été maligne sur ce coup et je me sens trahi. Elle m'a utilisé et je trouve cela réellement dégueulasse de sa part.
En admirant son reflet dans le miroir des sanitaires, elle rompt rapidement le silence :
— Alice a reçu une invitation !
— C'est bon, j'ai compris ! la coupé-je, sur un ton glacial.
— Non, mais t'es en train de me faire une crise de jalousie ou quoi ?
Clémence ne saisira donc jamais rien. Je ne suis pas le moins du monde possessif et je n'ai plus aucun désir pour elle. J'ai bel et bien terminé ce chapitre de ma vie. Au cas où elle ne l'aurait pas remarqué, j'ai changé ! Je ne suis plus le même, je ne résonne plus de la même manière.
— Je m'en fous de toi ! Je veux simplement voir la carte et savoir qui est au courant !
— Nous deux, me répond Alice, un brin embarrassée. Et Apollon !
— Je m'en doutais ! Montre !
— Apollon a lui aussi reçu une invitation ! m'avoue soudainement Alice. Elle semble davantage préoccupée que son mec apprenne son infidélité que par les conséquences de la carte.
En ce qui concerne cette histoire d'Halloween, je suis ravi de découvrir cet éclaircissement. En ajoutant Alice et Apollon, cela me fait onze lycéens ! Je ne suis plus très loin du compte. Avant de m'échapper des toilettes, je demande une précision :
— Est-ce que Fleur est au courant que son frère détient cette carte ?
— Absolument, me confirme Alice.
La gentille Fleur me cache beaucoup de choses, et se garde bien de partager ses informations, comme la plupart des personnes mêlées au complot. Au lycée, tout se sait à vitesse grand V et chacun protège précieusement ses secrets pour ne pas se faire remarquer. Je suis voué à faire cavalier seul. Dans tous les cas, il semblerait que nous soyons proches du dénouement.
Lorsque je pose ma main sur la poignée de la porte, Alice me retient et me demande sur un ton suppliant :
— Paul, s'il te plaît, surtout ne dis rien à Apollon !
— Je ne suis pas une balance, mais si j'ai un conseil à vous donner...
— On sait ce que l'on a à faire ! me coupe Clémence en me frôlant le torse pour sortir des sanitaires avant moi.
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