Chapitre 11
À la sortie du lycée, je ne suis pas pressé de rentrer, je n'ai pas envie de croiser mon vieux qui va encore une fois me prendre la tête à cause de cette foutue bagarre. Je préfère m'occuper de cette histoire de Devil qui me tarabuste, alors en descendant du bus, je m'arrête chez mon voisin.
Dans une tenue décontractée, le père de Benjamin, qui m'a toujours fasciné par sa profession, m'ouvre la porte. Il est gynécologue et je me suis souvent demandé comment il avait pu en arriver à exercer un tel métier : regarder et tripoter des vagins toute la journée sans pouvoir en profiter relève de l'exploit. Tandis qu'il me serre chaleureusement la main pour me saluer, je ne peux qu'esquisser un rictus en pensant à ses doigts si expérimentés. Il m'indique la chambre de mon ami, mais avant de m'y rendre, je l'interroge pour savoir s'il va mieux.
— Pas spécialement ! me répond Monsieur Plantier en haussant les épaules.
Plutôt grand et robuste, ses yeux verts m'apparaissent soudain inquiets et dépourvus. Dans l'entrée de la maison, le père de famille semble dépité. Pour éviter son regard chargé d'embarras, je me concentre sur l'immense toile peinte façon street-art, accrochée derrière lui et représentant un panda, animal fétiche en Chine, pays de mes origines maternelles. Le tableau me rappelle ma mère et son adoration pour les bêtes, notamment les chats. Je suis déconnecté, perdu dans mes songes et je n'écoute plus le médecin.
Finalement, je décide de me défiler et l'informe que je ne vais pas rester.
— Je n'ai pas envie d'attraper sa gastro !
— Tu ne risques pas d'être contaminé... murmure l'homme en se grattant les cheveux. Il n'est pas malade physiquement parlant !
Mon interlocuteur essaie de me faire passer un message, mais submergé par l'émotion, ses prunelles brillent et demeurent silencieuses. Il m'intrigue donc je me hasarde à le questionner davantage :
— C'est-à-dire ?
— Paul, est-ce que Benjamin t'a déjà raconté son arrivée en France ?
— Jamais...
Planté devant moi, je le détaille et m'interroge sur son attitude confuse et ses réponses approximatives. Je réfléchis et cherche à quel moment j'aurais discuté d'adoption avec Benji, mais rien ne vient. Bien évidemment, tout le monde sait ! Je déconne beaucoup avec lui sur l'Asie. Mon grand-père est chinois ! Mais il ne s'est jamais confié sur son passé et ne parle que très rarement de son entourage et de son arrivée en France. Je ne suis pas au courant de grand-chose sur le sujet bien que je connaisse Benji depuis toujours, notre relation se résume à nos échanges de blagues et nos soirées de beuveries. Il est vrai que par-dessus le marché, je ne me suis pas soucié de grand-chose ces derniers temps, si ce n'est de mes frères, mes problèmes personnels et mon chagrin.
Le docteur Plantier semble de plus en plus affligé. Il soupire et se penche vers moi pour chuchoter en posant affectueusement sa main sur mon épaule :
— Il est dans sa chambre, je pense qu'il a réellement besoin d'un ami en ce moment !
— D'accord !
Son insistance finit par me convaincre, je m'avance dans le couloir de la grande maison neuve. La décoration est plutôt high-tech et ultra moderne. Il n'y a pas d'interrupteur pour les lumières, elles s'allument sur mon passage et s'éteignent derrière moi. L'ensemble est quelque peu froid et blanc, très épuré avec peu de meubles. Je n'aime pas vraiment ce côté aseptisé, dénué de personnalité. Je préfère ma baraque ancienne, pleine de bazar, où chacun laisse traîner ses affaires, au moins elle est chaleureuse et je m'y sens bien.
La porte de la chambre est fermée, je cogne trois coups assez forts.
— Le niak, ouvre ! C'est moi !
— Entre !
Je découvre Benjamin assis à son bureau près de la grande fenêtre, vêtu d'un caleçon large et d'un vieux T-shirt taché par du coca. Il est connecté sur Snapchat, grâce au dernier iPad que ses parents lui ont offert pour son anniversaire, et se goinfre de chips en sirotant sa boisson. Sa chambre est dans le même jus que le reste de la maison, les cloisons sont blanches avec pour unique ornement un poster représentant l'un des plus beaux spots de surf au monde, en Australie. Il n'y a pas de rideaux, seulement un volet roulant, pas d'armoire d'antiquaire ou de commode, mais un immense placard mural vitré. Si j'enlevais les quelques accessoires personnels de mon ami, elle serait aussi triste et banale qu'une chambre d'hôtel.
Je me jette sur son lit fait au carré, alors qu'il tourne sur lui-même dans son fauteuil de bureau pour me faire face, maussade. Il a une sale tête, ses cheveux ébène et lisses, pas coiffés, contrastent avec son teint très pâle et son visage aux traits fins. Je vois dans ses yeux bridés d'habitude vifs qu'il n'a pas l'air bien, d'ailleurs, il ne s'est même pas lavé.
— Je t'ai porté les cours pour que tu ne prennes pas de retard !
— Je te crois, shabi ! me répond-il désespérément en pointant son majeur.
— C'est vrai !
Je lui mens en souriant pour tenter de détendre un peu l'atmosphère et apporter un peu de chaleur dans la pièce.
— Tous les réseaux parlent de ta bagarre avec le boxeur, alors t'as pas vraiment dû trop écouter les profs ce matin !
Tandis qu'il tourne l'écran de sa tablette pour me montrer une vidéo de moi en pleine action, une moue amusée s'invite enfin sur ses lèvres.
— À l'heure d'internet, on ne peut même plus chier tranquille sans que tout le lycée soit au courant ! râlé-je en repensant à la véritable raison de ma venue.
— Tu l'as explosé, j'espère, ce connard !
— Ça va !
Je me redresse pour m'asseoir sur le lit et cherche mon téléphone dans ma poche pour entrer dans le vif du sujet. Je l'allume sur la page de l'invitation et le tends à mon ami. Sa réaction ne se fait pas attendre. Il écarquille les yeux en lisant lentement la totalité du texto. Une fois terminé, il remonte sur la partie qui me concerne personnellement tandis que je continue de lui expliquer :
— J'ai reçu ça en début de semaine ! Les blagues les plus courtes sont souvent les meilleures, tu sais !
Je prends un air grave pour lui prouver que j'ai deviné tandis qu'il me répond le plus sérieusement du monde, en me rendant mon téléphone :
— Je suis absolument d'accord avec toi !
— Bon, mis à part Ken et Clémence, tu as envoyé ton truc à qui d'autre que je me marre ?
— Pardon ? se défend-il aussitôt. Je ne suis pas l'auteur de ces messages !
Il secoue la tête négativement et arque les sourcils, il ne semble vraiment pas concerné par ce que je raconte, alors j'insiste pour avoir le fin mot de cette histoire :
— Arrête Benji ! Je te connais !
— Attends, regarde !
Il ne met pas longtemps à trouver « son invitation » sur son téléphone. La forme et la typographie sont absolument similaires à toutes les autres. Aucun doute, elle fait partie de la série. De plus en plus désespéré, je continue d'essayer de lui faire cracher le morceau :
— On peut se marrer tous les deux avec ta méga blague !
— Paul, je te le promets !
Il lève sa main droite et son regard n'est pas fuyant, je me demande une fois de plus si je dois le croire.
— Mouais, approuvé-je dubitatif.
— Sur la tête de mes parents adoptifs !
Son air sincère m'inquiète, Benji n'est pas un menteur et il ne jurerait pas aussi sérieusement sur les seules personnes qui représentent sa famille. Sauf si en effet, il a viré au psychopathe et qu'il veut tous nous trucider... Je pose mon téléphone à côté de moi et réfléchis à voix haute :
— Admettons ! Tu n'es pas Devil, quelles sont tes théories ?
— C'est-à-dire ?
— Toi, par exemple, pourquoi il t'a choisi ? demandé-je curieux de connaître le fond de ses pensées.
De plus, cela me donne l'occasion de comprendre sa morosité d'aujourd'hui. Je l'ai rarement vu aussi dépité et triste. Il se balance sur le dossier flexible de son fauteuil, d'avant en arrière, tout en fixant l'écran de son portable.
— Paul, tu as lu le protocole ? m'interroge-t-il avec sa voix rocailleuse.
— De quoi tu parles ?
— Le papier qui décrit la soirée, celui que nous avons reçu par SMS et qui accompagne l'invitation.
Allongé sur le lit, je me gratte le menton en examinant le plafond. Cela m'aide à me concentrer sur l'énigme de cette histoire, tandis que Benji tente d'interpréter le règlement de ce satané jeu :
— Nous avons rendez-vous dans la salle la plus pourrie du lycée, celle où deux élèves se sont suicidés il y a quelques années !
— Ouais, je connais cette salle ! Les deux adolescents avaient été retrouvés dans un bain de sang après s'être tranchés les veines...
Je ferme les yeux un instant et repense aussitôt à mes ébats avec Clémence. Je nous revois dans la morgue avec ce salaud de Ken qui nous espionne. Cette histoire me rend dingue.
Benjamin continue de cogiter :
— Nous sommes douze invités à ce rituel, et l'un de nous doit accepter de se sacrifier...
— Je sais lire ! Merci !
Je me redresse d'un bond, je déteste ce mot : suicide. Je deviens électrique tant il me rappelle la lâcheté dont a fait preuve ma mère, son départ, son abandon, notre détresse... Jamais je n'attenterai à mes jours, cela détruit ceux qui restent, ça les brise, les ronge, les tue à petit feu.
— Ce qui est écrit en blanc sur nos invitations, au centre, c'est le motif de notre mort ! m'indique mon pote en pointant du doigt l'écran de son portable.
— Benji, sérieux, redescends sur terre, vieux ! T'as trop fumé !
Il se penche vers moi, en s'appuyant sur ses coudes et me conseille de considérer ce texto avec gravité. Je lève les yeux au ciel et me mords l'intérieur de la joue avant de lui répliquer :
— Donc, si je prends mon exemple, je devrais accepter de me sacrifier, parce que le décès de ma mère me pourrit la vie et toi, car tu n'admets pas ton passé d'adopté ?
— Devil nous connaît ! C'est un sous-entendu ! Cela va beaucoup plus loin qu'on ne l'imagine !
— Explique-moi dans ce cas !
Les yeux dans les yeux, nous nous faisons face lorsque Benjamin déglutit et m'interroge :
— Paul, as-tu déjà pensé que ton existence est parfois difficile et injuste ?
Il s'arrête quelques instants, hésite, avant de terminer sa phrase en chuchotant :
— Tellement inconfortable que tu préférerais oublier...
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