9. Perché Jackson




9. Chat-perché




Conrad s'éclipse un instant dans la cuisine, il y a du raffut. Isabelle l'aurait juste entendu lui dire d'attendre quelques secondes, le temps qu'il calme ce qui ressemblait à un règlement de compte. Alors les deux voisins sont seuls au milieu de la foule. Isabelle ne la trouve plus forcément oppressante, mais c'est surtout parce que quelque chose d'autre la tracasse sur le moment.

Elle tourne la tête, sous les néons. La chaleur de la pièce fait qu'Alexandre a déboutonné le haut de son chemisier. Il en va de soi que quelques regards se tournent et se posent sur lui, alors qu'il est immobile dans le séjour, avec une ado en hoodie noir juste à côté. Le contraste vestimentaire est flagrant.

—      Tu vas revenir après ?

Alexandre pivote, plantant ses yeux dans les siens. Il prend quelques secondes à assimiler les paroles de sa voisine, et rapidement ses pupilles s'agitent. Alexandre, il a l'air totalement perdu, sur tellement de choses en aussi peu de temps.

—      Je pense, avoue-t-il d'une voix faible.

Puis il secoue la tête, comme si la question ne se posait même pas.

—      Non, je veux dire oui, je vais revenir.

C'était le programme initial non ? Le blondinet rejoint la fête de Conrad pour s'amuser et Isabelle reste chez elle parce qu'elle n'en a pas envie.

Doit-on maintenant laisser de côté le réel malaise qui flotte entre eux deux sur le moment ?

Ils essayent, de faire comme si de rien n'était. Mais c'est maladroit des deux côtés maintenant. Le corps d'Alexandre lui donne des signaux contradictoires. Il a envie de prendre ses jambes à son cou et déguerpir, et en même temps, il ne parvient pas à bouger d'ici. 

—      On va attendre Conrad dehors ?

—      Ouais, s'empresse de répondre Isabelle.

C'est suffocant.

Leurs deux silhouettes passent entre les gens, qui les ont oubliés, déjà. Les gens, eux, ne voient que deux lycéens qui vont juste quitter une fête amusante. C'est vrai que pour beaucoup, quitter une fête avant qu'il ne soit minuit c'est un peu ringard. Et certains arrêtent Alexandre dans la foulée, « Alex, on t'a à peine vu t'étais en train de courir dans tous les sens, tu vas où ? », et contrit, Alexandre leur répond : « Je reviens ».

Pourtant, peut-être que c'est pire quand ils sont à l'extérieur, car le bruit ne les détourne plus de leur silence. Leur silence à eux, alors qu'ils se tiennent l'un à côté de l'autre sur une terrasse faussement vide.

Il y a des gens ici, mais à moitié-mort pour la plupart. Isabelle en fronce le nez un instant. Rentrer chez soi avant minuit est considéré comme risible, mais finir la tête dans les chiottes où le cul entre deux canapés à la même heure, c'est glorieux.

Alexandre ne sait pas où se mettre, le pauvre, il est littéralement en train de revoir passer tous ses choix de vie depuis le début de cette soirée. Pour l'un comme pour l'autre, ce n'est pas de tout repos. Isabelle est trop prise dans ses pensées envers Archibald pour avoir le quart des incertitudes du blondinet.

—      Pourquoi tu m'as embrassé ?

C'est sorti comme ça. Alexandre a dit ça comme ça.

Il voit les doigts d'Isabelle se crisper sur la rambarde.

—      Pourquoi tu as répondu ?

C'est lâche de rétorquer de la sorte. Mais Isabelle, elle ne sait pas quoi dire d'autre.

Alexandre mord sa lèvre et regarde ailleurs, puis se penche un peu plus vers l'avant. Du coin de l'œil, la jeune fille peut voir ses cheveux, plus désordonnés, plus en bataille, qui s'agitent autour de son visage.

—      Tes potes disaient que t'étais en train de courir partout, tente-t­-elle.

—      J'étais en train de courir partout. Pour retrouver ton sale matou.

Isabelle pouffe un instant, de manière presque étouffée, les pommettes plus saillantes alors que ses yeux verts se plissent. Elle imagine Alexandre se précipiter d'une pièce à l'autre en sifflant des « Bâtard de chat ! ». Elle imagine Alexandre comme celui d'avant, il y a quelques années, jamais en place. Courir, il a fait ça toute sa vie. Courir, c'est sa spécialité. C'est aussi pour ça qu'Isabelle, qui ne savait que s'assoir et attendre, a fini par le perdre sur le chemin.

Alexandre avant, sous le vasistas, dans la cour, dans le salon de Mamie Cerise. C'est fatigant, parce que c'est vrai qu'il courait beaucoup.





Un bruissement.

Isabelle sort de ses pensées, battant des cils. Alexandre n'a rien entendu on dirait.

Dans le jardin de la résidence, à moitié mordu par la pénombre, elle entend les feuilles de l'acacia jaune. Ce genre de feuilles est normalement trop petit pour faire du bruit naturellement, surtout à cette distance.

Et sur le moment, le vent n'est pas assez fort.

Alexandre comprend que l'attention d'Isabelle vient à nouveau d'être capturé par quelque chose, il porte son regard dans le lointain à son tour. Ses sourcils se froncent.

—      Y'a les gosses qui viennent, ils pensent sûrement qu'on va leur donner des bonbons.

Les yeux d'Isabelle se baissent, l'arbre à demi-camouflé par l'obscurité laisse place aux cris des bambins plus bas. Sur le bitume de la route jonchée de feuilles mortes. Ocre, rouge, jaune, leurs pas ensorcelés laissent une trainée de rires dans leur sillage.

Sorcières, magiciens, enfants d'un monde imaginaire, nains et lutins, quelqu'un s'est même déguisé en papa noël. C'est justement papa noël qui se poste devant l'acacia, levant son petit menton boudiné dans le ciel. Son doigt se tend.

Le cœur d'Isabelle est déjà en train de battre la chamade, et Alexandre glapit en la voyant enjamber la rambarde avant même que le cri du garnement ne se fasse entendre :

—      Y'a un chat coincé dans l'arbre !

Tous les enfants viennent s'agglutiner dans le jardin de Conrad, et ça fait déjà du raffut.

Quand il comprend, certes avec un certain train de retard, Alexandre abandonne juste sa cape sur le côté avant de s'élancer à son tour. Il grogne en recevant sa propre tignasse dans le visage. Isabelle avait raison, il aurait dû les attacher.

Et donc plus loin devant, la jeune fille freine son élan, les mains s'abattant sur le tronc humide, elle plisse les yeux et regarde vers le haut. Alors que les enfants forment un cercle un peu paniqué autour d'elle, les fêtards finissent eux aussi par rappliquer. Dans leur état -pitoyable pour pas mal-, ils ne comprennent pas pourquoi les sept nains se sont dupliqués dans la cour avant. « Ce sont les trolls ! Ils viennent nous chercher ! » s'égosille Manuel entortillé dans le hamac.

Mais Isabelle ne les écoute pas, elle n'entend même pas son nom dans la bouche d'Alexandre. Les gens deviennent une vingtaine, puis plus, mais pas encore une trentaine. Elle scanne le feuillage étouffant, les branches qui remuent sous le ciel sombre, quelques éclats de lumières qui traversent la voie lactée.

Et deux yeux jaunes apparaissent, s'écartant du chaos, puis des griffes fermement agrippées à une branche.

—      Archibald !

—      MIAOU !

—      J'arrive mon chat !

Sous les yeux de tous, Isabelle baisse sa capuche et remonte ses manches. Sous les yeux de tous, elle s'accroche aux branches les plus basses avant de se hisser d'un premier mètre. Et juste ça, donne l'impression qu'elle part sauver le monde. Conrad déboule dans le jardin, quelqu'un a dû l'avoir prévenu de ce qui était en train de se passer. Et ses yeux s'écarquillent. Il rejoint Alexandre qui ne sait pas quoi faire, arrivé au moment où sa voisine était hors de portée.

Le pelage orangé du matou est visible, mais il est haut, bien haut. Et si sous la montée d'adrénaline Isabelle ne semble pas s'en être rendue compte, au bout d'un moment, elle s'arrête de grimper pour reprendre son souffle.

En-dessous, il y a les encouragements énergiques des gens, des portables sont même sortis pour filmer l'action. L'arbre est haut, le vent se lève enfin -malheureusement-. Demain matin, Isabelle Sgard ne sera plus madame personne.

A bonne distance, elle baisse les yeux. Ces derniers s'exorbitent, elle se paralyse.

Éberluées, les deux voix, celle de Conrad et d'Alexandre tonnent en même temps :

—      Espèce d'imbécile ! T'as le vertige !

—      Ah... oui... balbutie la concernée.

J'avais oublié.

Quelle idée de se trouver là, maintenant. Mais elle est trop haut pour redescendre, Archibald est sur la branche supérieure. Le petit bout de femme entend son miaulement rauque, entre la peur et l'agacement. Archibald, c'est un sale gosse et un vieux papy aigri en même temps.

Tout à coup tremblante, Isabelle devine que la couleur déserte son visage. Mains sur l'écorce, jambes qui flageolent, « Isabelle redescends ! ». Ha. Ha. Ils sont marrants ces deux-là.

Elle prend une grande inspiration, se redresse comme elle peut. C'est la fin du monde, quand on a dix-sept ans tout ressemble à la fin du monde. Mais pendant quelques secondes, Isabelle sera courageuse. Elle a la réponse au bout des doigts, qu'elle tend fébrilement vers la branche du dessus, là où la touffe orangée est hérissée jusqu'au ciel.

—      Archibald Edwin Jupiter ! tonne-t-elle. Viens tout de suite ici !

—      MIAOU !

—      M'insulte pas !

Humain idiot, encore une fois.

Isabelle se paralyse, quand Archibald se redresse. Pendant un instant, elle a presque pensé avoir vu l'animal rouler des yeux.

Et Archibald lui saute subitement dessus.

—      Isa ! panique Alexandre.

—      On court ! poursuit Conrad.

L'adolescente s'emmêle dans ses exclamations, le chat se raccrochant à son pull, il lui fait perdre l'équilibre.

Le corps d'Isabelle bascule au-dessus des branches, elle ferme les yeux très fort en serrant le matou contre son corps. Le vent siffle dans ses oreilles en même temps que viennent des cris, beaucoup de cris, ceux de la foule qui regarde ses ailes brûler.

BAM !

Un écho, puis les souffles autour. Le bruit de l'impact résonne encore dans ses oreilles, mais elle pensait que ça aurait été plus douloureux.

Isabelle remue les bras, les jambes. Honnêtement, c'est un peu comme une mauvaise chute à vélo, ça fait un peu mal aux fesses et au dos. Mais rien de terrible non plus.

Elle finit par ouvrir les yeux, qui plongent dans le ciel. Les deux pupilles en amande d'Archibald sont face à elle. Un ronronnement lui parvient.

Humain héros.

Chat hypocrite.

—      Bon sang... souffle une voix tout près de son oreille.

Isabelle sursaute, elle tente de se redresser mais une main lui saisit le poignet. Son dos la lance un peu, pressé contre un torse. Quand elle tourne la tête, elle se rend compte que quelqu'un a amorti sa chute. Deux personnes même. Mais l'une plus que l'autre.

Conrad est un peu plus sur le côté, ayant reçu les jambes de sa meilleure amie alors qu'Alexandre s'est ramassé le reste du colis. Tous les trois sont à terre, dans un emmêlement bien rigolo.

—      T'es un cauchemar Isabelle... siffle Conrad.

—      RIP à mon pancréas, marmonne Alexandre.

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