8. Euphorie




8. Un ami ou deux.




Encore mordus par l'embarras, les deux adolescents suivent Conrad d'un pas peu sûr. Ils n'osent même pas se regarder, pas plus qu'ils n'osent croiser les yeux du maître des lieux. Si la situation semble étonnamment amuser son meilleur ami – qui est pour sûr au courant du béguin d'Isabelle –, il prend néanmoins la peine de s'arrêter sur le pas de la porte, derrière laquelle la fête continue de battre son plein.

Isabelle se stoppe également dans son dos, Alexandre en fait de même derrière eux.

Conrad ne se retourne pas entièrement, il n'y a que sa tête qui pivote de moitié. Isabelle a une vue partielle sur son profil, son œil brillant d'une brève crainte.

— Ça va aller ?

Et encore une fois, quelque chose se serre dans le cœur de la jeune fille. Le fait que Conrad décide de prendre en compte ses barrières, ça a quelque chose de fragile et de chaleureux en même temps. Est-ce qu'Isabelle ne sentira aucune gêne en retournant dans l'enfer qu'elle a souhaité éviter de tout le long ? Alexandre ne dit rien, discrètement, il baisse les yeux vers sa voisine, mais ne voit que sa nuque.

Au-delà de toutes ces péripéties, Isabelle tente un sourire. Il est petit ce sourire, mais il veut dire beaucoup.

— Ouais, t'inquiètes. On y va.

Elle aurait aussi voulu y glisser un « J'suis désolée pour tout à l'heure », mais ça ne veut pas franchir la barrière de ses lèvres, c'est bloqué au fond, ça s'ancre au loin.

Conrad lui rend son sourire, avec la même retenue et la même appréhension. Puis il ouvre la porte, la musique éclate, les lumières orange d'un Halloween pour grands viennent et parasitent les pensées. Dans l'immensité d'une demeure qu'elle pensait bien connaître, Isabelle sait qu'elle se retrouvera bien vite à nager dans le vide. Il y a pas mal de pièces au rez-de-chaussée, clairement pas moins à l'étage. Et si elle se fait distraire ne serait-ce que deux secondes, elle perdra les deux autres. Ils avancent en une même impulsion, Conrad en tête de file, comme contrôlant une mer qui se sépare en deux.

Donc, bien vite, Isabelle se retrouve les pieds sur les premières marches de l'escalier, la peau passant sous les néons fluorescents. Le morceau change, c'est le moment de transition, et bizarrement, Isabelle ne s'empresse pas tant que ça à monter. Même, son corps ralentit, elle tourne sur elle-même. Un peu en hauteur sans pour autant avoir atteint l'étage, elle cligne des paupières. Ses yeux tombent sur la foule plus bas, et les néons se refroidissent, l'orange devient plus pâle et plonge dans une ambiance violette. Still Don't Know My Name paraît altérer l'atmosphère. Tout ralentit.

— T'attends quoi ?

Et devant elle, trois marches plus bas, Alexandre l'observe, dérouté par son arrêt. Isabelle penche la tête sur le côté, parce que cette soirée est un fiasco. C'est tellement un fiasco qu'elle aurait presque voulu que d'autres choses se cassent la figure. Avec toute la foule en mouvement derrière lui, Lex a l'air d'être une sorte d'entité mystique, hors de tout.

— Isabelle ? l'appelle-t-il en fronçant les sourcils.

— Parfois j'ai juste envie de tout envoyer valser.

— Pourquoi ?

Comme si tout passait au ralenti, le moment se dilate dans l'espace. Elle descend de deux marches, se tient une seconde face à lui.

Et l'un comme l'autre sait très bien que qu'il va se passer.

— Je crois que c'est ce que tu ferais, toi.

La musique se brouille comme un passage sous l'eau, lorsque Isabelle l'embrasse.

La main de la jeune fille glisse dans sa nuque, effleure le collier de dentelle, celle d'Alexandre se retient sur la rambarde de l'escalier. Le bruit se désaccorde dans l'air, les basses résonnent en eux. Boum, boum, boum, comme un battement de cœur singulier. Ça ne dure pas longtemps, et en même temps, ça semble se prolonger sur une éternité. Leurs lèvres finissent par mouvoir de concert quand leurs yeux se ferment, à croire que personne ne les regarde. Alors que c'est faux, pendant une seconde, le monde a arrêté de tourner pour eux.

Et lorsqu'elle cherche un morceau d'oxygène, c'est la bouche d'Alexandre qui replonge sur la sienne. Comme si pendant une simple dilatation de temps, il ne voulait plus la laisser partir.

La foule les acclame, ou les hue, on ne sait pas. Ce que l'on sait, c'est que cette même foule, demain, aura oublié ce qu'eux deux n'oublieront pas. Le huis clos de toutes les sensations, entre l'avant et le présent.

Isabelle s'éloigne de lui, ne le regarde qu'un instant. Dans ses yeux, on ne peut savoir si elle regrette ou pas ce moment. Car si les mots d'Isabelle ont toujours été de ceux qu'on ne réfléchit pas, il semblerait que ce soir, certains gestes tentent de faire de même. Ne pas réfléchir. Ne pas se poser ce genre de questions.

Conrad a vu, mais n'a rien dit. Parce que c'était un instant altéré, qu'on ne compte pas forcément dans le rapport d'une existence, et qu'ils seront les seuls à pouvoir décider d'en reparler, ou de l'enfouir au loin.

Isabelle finit par se détourner pour concerter silencieusement son ami. Et cette fois, Conrad voit quelque chose qui s'emballe dans les pupilles de la jeune fille, pas aussi posé, pas aussi calme que la mer habituelle de son regard. Et Conrad lui fait signe de le rejoindre, ils disparaissent dans le couloir du premier étage.

Alexandre est étourdi, mais quand il reprend ses esprits, le morceau se termine et le monde se remet à aller bien trop vite. C'est la fin de la dilatation, et en mordant sa lèvre, il les rejoint.

Ils se retrouvent dans le grenier du résident, où il n'y a personne et où le bruit s'étouffe sous les planches de bois poussiéreuses. Alexandre tente de se rapprocher d'Isabelle, pour sûrement lui parler même s'il n'a aucune idée de quoi dire. Et qu'Isabelle n'a aucune idée de quoi répondre.

« Pourquoi tu m'as embrassé ? »

« Pourquoi tu as répondu ? »

Conrad ouvre la trappe qui mène jusqu'au toit. La fraicheur de dehors s'infiltre sous leurs vêtements, les faisant comprendre qu'ils étaient loin d'avoir froid dans cette fourmilière de gens.

— Et là, tu trouves pas la situation bizarre ?

Grimpant la petite échelle à la suite de Conrad, Isabelle se tourne de moitié vers Alexandre. Son air est indéchiffrable.

— Elle l'a toujours été en même temps.

Est-ce un reproche ? Isabelle fait réellement un reproche à Alexandre alors qu'elle est celle qui l'a embrassé sans prévenir ?

Alexandre serre les poings, puis le temps s'accélère. Ils se dressent tous les trois sur le toit, debout sur les tuiles et l'équilibre branlant.

Pas de trace d'Archibald.

Aucune.

Nada.

Isabelle va juste se jeter du haut de l'étage, Alexandre la tire en arrière par sa capuche « Reste-là imbécile ».

Conrad ne comprend rien à la situation.

— Ça m'étonnerait qu'il ait pu sauter de cette hauteur... fait-il en se penchant dans le vide.

Isabelle le rappelle pour lui dire de s'éloigner, il a encore un léger coup dans le nez, il pourrait facilement basculer.

— Il a réussi à venir jusqu'ici par lui-même, rétorque Alexandre. A ce stade je suis sûr qu'il sait voler !

L'adolescente inspire profondément, se pinçant l'arête du nez. Elle lève le regard, observe l'horizon.

Elle parvient à voir tout le quartier sous ses yeux, toutes les lumières.

Elle entend tous les rires, ceux des enfants, ceux des adultes. Les gens qui chantent, le ciel étoilé. L'automne qui s'éparpille aux lueurs des lanternes, l'aspect festif de la ville toute entière.

Les groupes de garnements qui sonnent aux portes, et encore des cris, et encore des rires. Elle voit tant de choses depuis ce toit. Parce que c'est Halloween est que les rues ne sont pas noires, c'est comme le jour dans le soir, la lumière dans le noir.

Elle observe le squelette qui fait des acrobaties, la princesse qui tourne sur elle-même, les sept nains qui rencontrent Gargamel pour la première fois.

Les flammes luisent sous ses paupières, se fragmentent dans sa pupille.

Et c'est là qu'elle comprend. Les choses ont toujours été à leur place. Isabelle est la seule à tenter de les faire bouger, alors qu'il ne faut pas.

Ce soir, c'est Halloween. Son choix a été de ne pas sortir, et si les choses s'étaient passées comme prévues, elle n'aurait rien regretté.

Mais pourquoi entrainer les autres dans ses sottises ?

— On peut aller vérifier dans la cave ? propose Conrad en faisant un pas vers la trappe. Je vous jure, cet endroit c'est une autre dimension, on y retrouve des trucs qu'on pensait avoir perdus en Australie !

Alexandre hoche la tête en le suivant, mais Isabelle ne bouge pas. Elle reste là, elle regarde devant elle. Elle pense au temps qu'elle prend aux gens, de peur de perdre trop du sien. Elle est bien égoïste Isabelle.

— Isa tu viens ?

Conrad l'appelle. Et Conrad, il devrait plutôt être en colère, contre elle. Mais Conrad est trop gentil, trop bon, trop généreux. Comme Alexandre l'a dit plus tôt, Conrad pourrait tout foutre en l'air pour elle.

— Je suis désolée...

Les deux garçons se retournent, leurs yeux se plissent lorsqu'ils tentent d'analyser le murmure d'Isabelle.

— Je suis désolée de vous avoir entrainés là-dedans, vous vouliez juste vous éclater à cette fête.

Et pas elle. C'est ça l'élément déclencheur, quand Isabelle a eu l'idée idiote de garder un chat qu'elle a fini par égarer. Un chat qui la fait tourner en bourrique et qui est peut-être bien loin d'ici. Tout ça alors que les heures s'enchainent, que Halloween prend de l'ampleur, et qu'Alexandre se trimballe un costume de vampire qu'il n'a même pas eu l'occasion de mettre à l'honneur. Tout ça juste pour l'aider, alors qu'il n'a aucune raison de le faire. Isabelle s'est mise toute seule dans cette mouise et elle arrive à y plonger deux des seules personnes qu'elle ne déteste pas.

La tête basse, vaincue, Isabelle se rapproche d'Alexandre et lui tire la manche.

A quoi bon ?

— Tu peux me ramener chez moi ?

Archibald n'est pas là, Isabelle fera face aux conséquences. Seule.

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