6. Inconnus avec une histoire
6. Tu te souviens du vasistas ?
21 :30,
Ça va bientôt faire trois heures qu'Archibald est porté disparu.
Mais maintenant, la seule chose qui occupe l'esprit d'Isabelle, c'est de savoir comment se sortir de là.
Assise dans ce canapé du salon, un verre de punch dans la main – dont elle n'a pas siroté la moindre goutte –, serrée entre bien trop de gens et attaquée par bien trop de bruit, voilà ce dans quoi elle vient de mettre les pieds.
Conrad est deux mètres devant, la balle de ping-pong qu'il tente de faire tenir en équilibre sur le bout de son nez. Il est quoi, une otarie ?
L'épaule d'une de ses camarades de classe lui écrase presque la poitrine, Isabelle grimace de douleur en la regardant, elle est pratiquement affalée sur elle et Isabelle ne sait plus où se mettre. Les gens ici sont à peine lucides, ils trébuchent et s'affalent sur tout ce qui se présente. S'il y a une chose pire que d'être entouré d'inconnus bourrés, c'est d'être sobre, pas très sociable et entouré d'inconnus bourrés.
— Bois ! Bois ! Bois ! Bois !
Isabelle se détourne du décor, ses yeux tombent sur Conrad qui vide un gobelet entier d'elle ne sait quel mélange de substances. La personne qui a inventé le bière-pong n'avait pas de notions très élaborées de l'intoxication hydrique. Elle espère au moins que son ami a pensé à aller aux toilettes de temps en temps.
Elle a besoin d'air, les effluves d'alcool, de tabac, et même de transpiration lui donnent le tournis. Cependant, à peine parvient-elle à se défaire de l'enclume déguisée en diablesse qu'elle a sur elle, que Conrad se poste sous ses yeux, titubant légèrement. La table de ping-pong attend, au milieu de la pièce. Les verres lui font de l'œil, mais pas question qu'elle s'en approche.
— C'est qui qui va prendre la relève ? C'est qui c'est qui ?
Les autres hurlent en cœur.
— C'est Isabelle !
Jamais Isabelle n'a autant détesté entendre son nom. Elle a l'impression que maintenant, tout le monde sait qui elle est. Et elle n'avait pas besoin de ça. Peut-être que quelque part dans les recoins de cette immense demeure, Alexandre aussi, a entendu son nom. Elle n'a pas réussi à le retrouver depuis leur arrivée ici. C'est un mélange aigre-doux, elle l'a fui en premier, mais comme toujours, c'est Alexandre qui s'est volatilisé.
Les flashs sont aveuglants, Isabelle plisse les yeux. Elle se fait tirer jusqu'à la table de jeu et son corps ne semble même pas assez résistant pour contrer la poigne des gens. Tout ce qui lui reste, ce sont ses mots.
Et ses mots, ils ne plaisent pas. Ils ne sont pas là pour être jolis. Isabelle n'est pas Conrad, ils sont différents. Très différents. Peut-être même que ce soir, ils sont trop différents.
— Je veux pas !
Sa tête tourne, entre la fatigue, l'embarras et la peur. Cette semaine a beau avoir été catastrophique, la somme des jours passés ne s'approche en rien du dégoût qu'Isabelle ressent envers cette soirée. Elle se casse la figure depuis le moment où Archie s'est barré, elle ne s'est pas arrangée quand elle n'a pas pu le trouver. Pauvre Mamie Cerise, pauvre chat, pauvre Conrad qui finit par se prendre tout dans la tronche.
Conrad justement, se fige sous le ton tranchant d'Isabelle. Ses yeux s'écarquillent quand elle envoie valser sa main, le visage rouge de l'adolescente n'est clairement pas dû à l'alcool, mais bien à la colère. Cette colère, on ne sait pas à qui elle est destinée. Tout le monde, tout le monde qui le prend un minimum en considération plutôt, sait qu'Isabelle n'aime pas les fêtes. Alors même si elle se sent mal de ne pas faire d'efforts, savoir que personne n'a assez de compréhension pour respecter ses limites, ça lui fait mal. Elle n'a pas l'habitude d'avoir mal, et elle ne réagit pas toujours comme il faut. Parfois, ça ricoche sur les murs et sur les seules personnes qu'elle ne veut pas perdre.
Elle ne veut pas perdre Conrad, mais ce soir, elle ne peut pas supporter plus.
— Isa... Isabelle, qu'est-ce que t'as ?
— Je voulais pas venir à ta fichue fête ! J'ai jamais voulu venir à tes soirées ! Je les supporte pas !
Elle est en colère contre Conrad, contre elle-même, contre Archibald qui est sûrement encore en train de se péter le bide quelque part.
Et contre Alexandre.
Mais ça, ça ne date pas de maintenant. Son amertume envers Alexandre, elle est plus ancienne.
Conrad recule, l'agitation a faibli. La musique est toujours aussi forte mais les cris qui l'accompagnent se sont tus. Le monde veut s'éparpiller, ne veut pas regarder un carnage prendre place dans leur cocon de sureté. De la sureté ? C'est une illusion, c'est se soigner un soir et retomber malade le lendemain. C'est ça, pour elle, les choses sont éphémères et Isabelle est si maladroite qu'elle finit toujours par les briser.
Se rendant compte de tout ça, de ce qu'elle a dit, Isabelle plaque sa main à sa bouche. Son regard s'ouvre en grand, et c'est si foudroyant que devant elle, elle ne parvient même pas à voir l'expression de Conrad. C'est une silhouette qui est immobile, entourée de beaucoup d'autres silhouettes qui elles, bougent jusqu'à la fin de la nuit.
— Conrad...
Et la silhouette s'évapore, comme l'envol d'une entité ou d'un fantôme, dans un film, qui marque sa fin.
Isabelle hurle son nom parmi le vacarme. Plus personne ne l'écoute, ne l'écoutez pas. Isabelle, c'est plaintes et jérémiades, laissez-la se calmer.
Elle sent une main attraper son bras, ni dur ni délicat. Juste un contact appuyé, et encore et encore, entre les corps, la chair et le tic tac d'une horloge, Isabelle se fait entrainer.
Jusqu'à la sortie. Comme une gifle, elle sent la fraicheur brutale de la nuit sur ses joues. Tout tourne, son cœur se comprime entre ses os et elle veut respirer. Un, deux, trois, laisse-moi respirer.
Perdre l'amitié de Conrad, c'est ce qu'il y a de plus effrayant.
Elle sent à peine son corps basculer, dans le jardin de la cour avant, où il y a moins de monde et pas énormément de lumière. Son dos s'appuie contre l'écorce de l'arbre du jardin, et il y a une main sur son front, puis des mots qui se gribouillent dans ses tympans. Loin la musique, la peur de demain, de tout à l'heure, de ce qu'il y a encore de pire à attendre. Ce qui fait peur à Isabelle, c'est qu'elle n'en est encore qu'aux causes, qu'elle n'a pas encore fait face aux conséquences.
— Isabelle ... ?
Bam.
Son cœur tape, une unique fois. Un peu plus fort, comme une percée dans l'air. Bam, reviens-là. Et Isabelle cligne des paupières, sa pupille s'agrandit pour à nouveau capturer les fluctuations du monde. Le visage face à elle, proche, la main sur son front humide, le corps accroupi à ses côtés. Alexandre.
Comme un mirage, comme un songe altéré.
Mais plus elle revient à elle, plus elle voit la mine inquiète de son voisin. Les yeux d'Alexandre qui cherchent les siens dans le néant, sans vraiment savoir comment gérer ce semblant de crise.
— Hey... Hey Isa, te mets pas dans cet état pour ça. C'est fini, c'est fini on est dehors, y'a plus les gens, y'a plus la musique. Tu vas mieux là ? Ça va mieux ?
Un bref ricanement passe entre les lèvres d'Isabelle. Si ça n'avait pas été cet imbécile, Isabelle aurait été encore plus en colère. Dire à quelqu'un incapable de se calmer, qu'il doit se calmer, ça n'arrange absolument pas les choses. Souvent, ça les empire même.
La main d'Alexandre glisse sur son épaule, et le blond cligne une première fois des paupières quand Isabelle y pose la sienne.
— Pourquoi on a arrêté de trainer ensemble ?
Alexandre est pris de court par cette question, et Isabelle revient un peu plus à elle, inspirant longuement. Elle passe ses doigts dans ses cheveux, le vent souffle dans sa nuque moite, le faisant frissonner.
— On a grandi... Je crois.
Sa réponse ne la satisfait pas. Isabelle grogne en penchant la tête sur le côté, passant sa langue entre deux canines. Sachant qu'elle est plutôt sur les nerfs à cause de tout cet enchainement d'imprévus, ce geste a quelque chose de déstabilisant, car son regard est bien sombre.
Il y a des choses qui viennent sans prévenir. D'autres qui partent. Et sans crier gare, les deux enfants inséparables étaient devenus même moins que de simples connaissances. Ils sont devenus des inconnus avec un passé indélébile, une histoire qui a persisté, et personne ne sait vraiment pourquoi tout s'est effilé.
— C'est ça la raison ? le reprend Isabelle. On a grandi ?
— J'en sais rien Isabelle. Un jour je me suis planté devant chez toi et c'était plus comme avant. J'ai vu que t'avais envie de faire quelque chose de ta vie. T'avais des buts, des ambitions. Tu voulais plus perdre ton temps à faire les conneries qu'on fait à notre âge. T'avais de moins en moins d'intérêt pour les gens, tu disais qu'ils partiraient un jour.
— ...
— Je sais que tu penses que c'est moi qui suis parti, mais on est tous les deux partis en même temps, comme si on s'était mis d'accord alors que non.
Isabelle se redresse, ses yeux se plissent. Le discours d'Alexandre est bien différent de ce qu'elle avait en tête. Pour elle, Alexandre avait avancé et pas elle.
— J'avais pas d'intérêt pour les gens ?
Alexandre lève les yeux au ciel.
— A part pour Conrad, et Mamie Cerise je suppose.
— Et toi ?
Le blond fronce le nez, comme si l'air avait soudainement une odeur amère.
— Justement, je voulais pas faire face à ça.
— A ça ?
— Au fait que tu t'étais aussi lassée de moi. Comme tu te lasses des autres.
Il y a un silence, un silence très lourd.
Même la musique n'arrive pas à combler ce vide. Il s'insère pour répondre aux questions, celles du passé. Trop de non-dits qu'on pensait dits, mais qui au final, n'ont jamais été avoués.
— Je pensais que tu le savais, reprend Isabelle d'une voix faible. Mais en fait t'es juste pas très futé.
— De quoi tu parles ?
Elle redresse doucement la tête. Ses yeux se plantent dans les siens, ils brillent un peu. C'est un mélange à la fois moqueur et craintif, entre l'enfant du passé et l'adulte qui veut avancer.
— J'ai le béguin pour toi depuis qu'on a dix ans.
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